Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Le miracle de la langue

Alexandre Winogradsky
20 mai 2013
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Jérusalem est une ville faite de mémoire. De mémoire vive, fraîche qui parcourt les rues de ses empreintes multiples, diverses. Tout semble contradictoire ou tout du moins de l’ordre du puzzle ou du logo presqu’invertébré tant il semble que toute chose et toute structure humaine tiendraient du bric-à-brac. Il existe pourtant ici une force, un dynamisme et une créativité qui assemblent et maintiennent les distances entre les lieux et les êtres. Les rêves sont partout présents, comme les anges. La réalité les dépasse de loin, comme un paradoxe qui interroge le sens ou le contre-sens pour ne pas dire le non-sens de ce que chacun vient découvrir ou trouver dans cette ville habitée par l’Esprit.

Il y a cette année un temps long entre la Pâque catholique et celle de l’Église orthodoxe de Jérusalem et des Églises orientales. Du 31 mars à la nuit du 4 au 5 mai 2013, on peut aussi mesurer, au-delà des brisures du temps, une sorte de richesse de la proclamation de la Résurrection.

Il y a différentes formes de résurrection dans ce pays, en l’occurrence dans la société israélienne où j’exerce mon ministère presbytéral. Voici déjà 12 ans, une femme chrétienne, née juive, en Russie, d’un père géorgien et d’une mère d’Europe centrale commença un travail spirituel. Je la voyais souvent en famille et nous parlions surtout en russe. Un jour, arrive une vieille dame, sa grand-mère. On se sourit, on entame une conversation en russe. La langue était un peu différente : l’accent, un vocabulaire particulier. On se regarde et soudain, je lui fais tout une conversation en yiddish. Elle rit, sourit et on finit par rigoler en cette “mame-losh’n – langue de la mère”. La glace était brisée ! Il s’ensuivit un long silence de plusieurs minutes. Il y avait ces trois générations de femmes soviétiques et israéliennes et, du coup, nous étions nous-mêmes, de manière limpide et comme détendus d’affirmer une identité plurielle souvent gardée secrète.

Le yiddish est une très grande langue de la tradition juive. Elle est née sur les bords du Rhin au Xe siècle, s’est répandue à travers Europe centrale et orientale depuis lors au gré des tribulations des communautés juives au milieu de sociétés chrétiennes. Les mots semblent d’abord alémaniques, germaniques. Une grammaire copiée sur le latin et l’allemand, puis les langues slaves ! En tout, on trouve plus de vingt langues et dialectes dans le lexique yiddish, toutes les langues slaves, le turc et le tsigane.

Richesse insoupçonnée

Le yiddish paraît et est souvent perçu comme un jargon, un patois. Rares sont ceux qui perçoivent d’emblée son “essence” : il véhicule le Talmud (la Loi orale) en mots précis faits de citations des Écritures juives en araméen. On croit entendre du vieil-haut-allemand : on parle en fait de l’araméen. On croirait entendre une sorte de bavarois qui se serait déployé en Ukraine. En fait, parler yiddish ramène sur les rives de Babylone et de la tradition orale. C’est pourquoi, les étudiants de séminaires talmudiques (yeshivot) à Jérusalem aiment tant à rencontrer les syriens-orthodoxes. Ils se retrouvent parfois chez le tailleur Sami Barsoum, marguillier de la communauté syrienne-orthodoxe à échanger en araméen dont la prononciation des termes est identique entre juifs et chrétiens pour qui “shlomo rabo” veut dire “grande paix” !

On commence à reconnaître aujourd’hui que l’hébreu moderne est fortement calqué sur le yiddish. Il ne fut pas facile d’accepter cette réalité car la langue était dépréciée. C’est un parler de gens souvent assassinés, apparemment égarés en milieu christianisé. C’est pourtant en cela qu’il prend son sens sur les relations en profondeur, le vécu multi-séculaire des juifs et des Nations à la rencontre du Règne du Dieu Un et des temps messianiques. La tradition orthodoxe de l’hésychiasme s’est développée dans ces régions de l’Est européen en parallèle avec le souffle messianique juif du hassidisme.

Aujourd’hui, la résurgence du yiddish au sein du judaïsme s’explique précisément par la fidélité inconditionnelle à l’héritage de la tradition orale, fidèlement transmise dans cette langue, à toutes les communautés juives… y compris marocaines.

C’est dans ce langage que la confrontation avec le christianisme s’est apparemment raidie alors que les mots employés permettent une rencontre bien plus profonde qu’en hébreu. “Oren, bentshen, mulyen zikh = orare, benedicere, modlić się” expriment aussi une proximité qui peut s’ouvrir sur le dialogue. C’est le chemin ténu du Marana tha (Seigneur, viens !) et Maran atha (le Seigneur vient !) de la Pentecôte Jérusalémite.

 

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