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D’Istanbul à Assise : des derviches tourneurs dans le berceau du franciscanisme

Terrasanta.net
20 avril 2015
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D’Istanbul à Assise : des derviches tourneurs dans le berceau du franciscanisme
Moment de danse derviche à l'université Antonianum de Rome, le 14 Avril.

C’est un groupe pour le moins inhabituel, composé d'une douzaine d'hommes, la moitié de frères franciscains l’autre de derviches tourneurs musulmans, qui quitte maintenant l'Italie pour regagner la Turquie. Deux groupes distincts, unis par une amitié durable rendue possible par la présence à Istanbul de six religieux de la Fraternité franciscaine internationale pour le dialogue œcuménique et interreligieux.


(Gs) – C’est un groupe pour le moins inhabituel, composé d’une douzaine d’hommes, la moitié de frères franciscains l’autre de derviches tourneurs musulmans, qui quitte maintenant l’Italie pour regagner la Turquie. Deux groupes distincts, unis par une amitié durable rendue possible par la présence à Istanbul de six religieux de la Fraternité franciscaine internationale pour le dialogue œcuménique et interreligieux. Des liens qui trouvent racines dans certains aspects communs du message des deux fondateurs – pratiquement contemporains – qui furent à l’origine de ses expériences religieuses: Jalal Din Rumi (également connu sous le nom de Mevlana, 1207-1273) et François d’Assise (1181-1226).

C’est aussi pourquoi, pour les frères d’Istanbul, il semblait naturel d’inviter un groupe de derviches tourneurs, dirigé par le maître Nail Kesova, en Italie, à Assise, la ville natale du franciscain. Le court voyage ne pouvait démarrer que de Rome, où les derviches ont également pris part, le 15 avril à l’audience générale du pape François sur la place Saint-Pierre.

La nuit précédente, c’est un service de prière interreligieux spécialement pour l’événement qui se tint à l’Université pontificale Antonianum. L’événement a été répété, le 17 avril en fin d’après-midi, dans le couvent de la Porziuncula à Assise en l’église Sainte Marie des Anges en conclusion idéale de ce voyage en Italie. Comme l’explique, frère Marcelo Cisneros de la communauté d’Istanbul, la prière a eu lieu dans l’ancien réfectoire du couvent et fut divisée en trois phases distinctes: l’introduction avec quelques chansons interprétées par les musiciens derviches; puis la prière des frères avec des paroles et des chants issus de la tradition franciscaine; enfin la prière dansante des derviches tourneurs, selon le rite de la Sema.

Dans le texte suivant, frère Gwenolé Jeusset – un autre des membres de la communauté franciscaine d’Istanbul – nous aide à mieux comprendre les points de contact entre les institutions du saint d’Assise et le mystique soufi.

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Rumi et Saint-François, deux mystiques hors du commun

Né en 1207 à Khorasan, en Afghanistan, Jalal al-Din Rumi se maria en 1226, l’année où le Pauvre d’Assise s’en retournait à la Maison du Père. Bien que n’appartenant pas à la même génération, les deux hommes furent contemporains pendant près de vingt ans. Voilà ce que j’ai raconté à un groupe français juste débarqué d’Istanbul avec leur guide. Au cours de la visite, le guide Turque « remettait le couvert »: Rumi et François disait-il, se seraient rencontrés. Voilà comment enjoliver une belle histoire. Si nous restons plus fidèles à l’histoire, il est néanmoins possible de leur trouver deux points communs : d’abord, le fait que les deux, à leur manière, aient décidé de partir à la rencontre de l’autre.

Rumi, adolescent,  erra longtemps de son Afghanistan natal jusqu’à l’actuelle Turquie, à travers toute la Perse et se tournant vers la terre du Prophète. Son père, connu pour sa grande culture Coranique, fut finalement été invité par le sultan de Konya, qui lui permit à lui et sa famille, un peu de stabilité dans l’Ancienne Iconium (mentionnée dans les Actes des Apôtres), où vivaient ensemble, juifs, chrétiens et musulmans. L’homme décédait quelques années plus tard: Rumi avait alors seulement 24 ans. Pourtant, c’est à lui qu’on demanda de prendre la place laissée par son père. L’exode spirituel de Rumi – poète, juriste, théologien musulman et mystique soufi – sera fera désormais à partir des amitiés qu’il nouera, au-delà des limites de sa propre foi.

François d’Assise quant à lui est nomade par choix. Il atteint l’Egypte en 1219, année où la famille de Rumi fuyait les hordes mongoles. Il s’en va alors vers ces musulmans dont les Croisés disaient des choses terribles. Reçu à Damiette par le neveu de Saladin, il découvre dans son cœur, nourri par l’Evangile, un nouveau sens à sa mission fait de présence et de respect. Il a dû penser que le témoignage de l’Evangile pouvait et devait être vécu dans les périphéries de l’Église, une idée si chère au premier pape qui porte son nom.

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Prière et amour ont ouvert le frère mineur et le grand poète à l’altérité. Il est étonnant de constater à quel point deux mystiques appartenant à deux mondes rivaux ont pu partager, sans le savoir, des valeurs communes. Je me concentrerai sur trois aspects.

1. Dieu a créé le monde par amour

François chante et danse avec sa fraternité avec la nature et les hommes: « Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil par qui tu nous donnes le jour, la lumière: l est beau, rayonnant d’une grande splendeur, et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole. (…) Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi; qui supportent épreuves et maladies: heureux s’ils conservent la paix car par toi, le Très-Haut, ils seront couronnés ».

 «Sans amour, le monde serait privé de vie », a déclaré Rumi. Comme les planètes sont le symbole de la grandeur de la création, des fous de Dieu se mirent à danser. Son fils organisera la confrérie des disciples et institutionnalisera la sema, le rituel des derviches tourneurs. La robe brune est abandonnée pendant la danse et signifie l’abandon de l’ego ; le vêtement blanc est un appel vers Dieu, un bras tendu vers le  ciel pour implorer sa grâce et l’autre vers le sol parce que le disciple n’est pas un réceptacle, mais un chemin ouvert à la multitude des frères, croyants ou non.

2. La fraternité au-delà des frontières religieuses

Alors qu’il rentrait tard dans la nuit, après une journée en dehors de la ville, Rumi passait près d’un  monastère grec-orthodoxe et fut surpris de ne pas voir de lumière à l’intérieur de l’église. Les voisins lui dirent que les moines, désormais trop pauvres, ne pouvaient plus se permettre d’alimenter en huile les lampes. Inquiet, il s’enquit de leur fournir le combustible nécessaire et visita souvent les monastères d’une manière attentionnée.

François, retourné à Assise, était convaincu par l’Esprit Saint que certains frères devaient partir et aller vivre parmi les musulmans, et ajoute à sa règle : «Les frères qui s’en vont ainsi peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières; ou bien, ne faire ni procès ni disputes, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu, et confesser simplement qu’ils sont chrétiens » (Règle non approuvée article XVI, 5-6).

3. Le passage joyeux vers la mort

Quelques jours avant son retour au Père, François ajoute une plus vers le Cantique de Frère Soleil: « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre soeur la Mort corporelle à qui nul homme vivant ne peut échapper.Malheur à ceux qui meurent en péché mortel; heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire ».

Rumi est décédé le 17 décembre 1273; cet événement est appelé «la nuit de noces ». On disait que les Musulmans de Konya avait perdu leur nouveau Mahomet et qu’ils voulaient l’enterrer seul, mais les juifs et les chrétiens protestèrent parce qu’ils avaient perdu leurs Moïse et Jésus également. Nous ne nous laissons pas entrainer vers un syncrétisme, mais retenons la poésie orientale qui exprime la vénération d’un être hors du commun. Il a laissé ces lignes qui suggèrent que Dieu, dans sa maison, n’a aucune difficulté à faire danser ensemble des êtres de l’au-delà qui ont saisi son mystère: «Quand au jour de ma mort on portera ma bière, Ne pense pas que mon cœur soit resté en ce monde. Ne pleure pas sur moi, ne dis pas : « Malheur, malheur ! » Tu tomberais dans le piège du démon : cela, c’est le malheur (…) À toi, cela paraît un coucher : en réalité, c’est une aurore. La tombe te semble prison ? C’est la libération de l’âme.  Quelle graine semée en terre qui n’ait un jour germé ? Pourquoi douter ? L’homme, lui aussi, c’est une graine enterrée. Quel seau descendit vide sans remonter rempli ?  (…) Garde ici bouche close pour l’ouvrir dans l’ailleurs et que par-delà l’espace sonne ton chant de victoire ».

 Frère Gwenolé Jeusset OFM