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Campanini : « L’Etat Islamique : trop de mystères. Démasquons ennemis et fictions »

Manuela Borraccino
21 mars 2016
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Campanini : « L’Etat Islamique : trop de mystères. Démasquons ennemis et fictions »
Le professeur Massimo Campanini.

La banalisation de l'islamisme ou l'identification entre Islam et le terrorisme, sont des risques que nous ne pouvons pas courir si nous voulons vraiment comprendre d'où provient la violence de l'État islamique et comment y faire face et la vaincre. Massimo Campanini, professeur de Pensée islamique et d’Histoire des Pays Islamiques à l'Université de Trento, en Italie, nous le dit clairement dans une interview accordée à Terrasanta.net


La banalisation de l’islamisme, ou pire encore, l’identification entre Islam et terrorisme, sont des risques que nous ne pouvons pas courir si nous voulons vraiment comprendre d’où provient la violence de l’Etat islamique, ce qu’elle signifie pour le Moyen-Orient et l’Occident, comment y faire face et la vaincre. Massimo Campanini, professeur de Pensée islamique et d’Histoire des Pays Islamiques à l’Université de Trento, en Italie, nous le répète dans une interview accordée à Terrasanta.net après la republication de son ouvrage Islam e politica (Islam et politique). Son essai, très intéressant, analyse comment l’évolution de la pensée politique islamique au cours des quinze derniers siècles semble avoir été plongée dans une crise profonde après l’explosion du terrorisme au XXIe siècle, avec notamment les attentats du 11 septembre, l’émergence de l’Etat islamique en 2014 et les sanglantes attaques de Paris en 2015. Des expressions de violence irrationnelle qui représentent plutôt une distorsion qu’un épilogue de l’islamisme révolutionnaire explique l’auteur. L’auteur va même plus loin, « on pourrait supposer que le djihadisme terroriste préfigure une nouvelle orientation religieuse,  qui tout en prenant l’apparence de l’Islam, s’en détourne en radicalisant les aspects les plus extrêmes ».

Campanini tient tout d’abord à préciser que « la thématique de l’État islamique n’a pas de réelle base dans la pensée politique islamique classique ». La réclamation de ce soit disant « Etat islamique en Irak et au Levant » en Irak et en Syrie, al-Dawla al-Islamiya, par le calife autoproclamé Abu Bakr al-Baghdadi, explique le professeur, « fait référence à une expression que n’existe pas dans la pensée politique islamique classique, elle n’a jamais été formulée comme telle. On peut seulement dire que durant ses 70-80 dernières années, avec l’avènement d’un islam politique et de ses déclinaisons dans les  différents contextes des pays à majorité sunnite ou chiite, l’antique idée du Califat ou Imamat, a été ravivée en tant qu’institution presque sacrée de mise en œuvre de la loi révélée par Dieu (la charia) bien que la forme institutionnelle qu’elle devra assumer demeure inchangée ».

Campanini explique aussi pourquoi le chef présumé de l’Etat islamique, Abu Bakr al-Baghdadi, lui-même se proclamant calife, et son identification du califat à sa formation politique qu’il tente d’imposer en Irak et en Syrie n’a pas de fondement légal ou théorique. « Il ne dispose d’aucune base juridique parce que le Calife idéal doit être Qurayshita (c’est à dire appartenant à la tribu du Prophète Mahomet) mais aussi un ‘alim, c’est à dire un érudit en études religieuses reconnu par les institutions officielles de l’Islam : deux qualités que l’on ne retrouve pas chez Abu Bakr al-Baghdadi. De ce que l’on sait de l’homme, il a passé plusieurs années dans les prisons irakiennes comme disciple du super-terroriste Abu Mus ‘ab al-Zarqawi, leader à son tour de la secte déviante d’Al-Qaïda et qui, en contradiction avec la stratégie d’Al-Qaïda qui entend frapper l’«ennemi lointain» – les Etats-Unis ou d’Israël –a choisi de privilégier l’«ennemi proche», c’est à dire les chiites irakiens (Zarqaoui étant fanatiquement sunnite). Les massacres de chiites en Irak se sont ainsi multipliés au point qu’al-Zarqawi est devenu gênant pour Al-Qaïda même. Al-Zarqawi a été assassiné par les Américains (en 2006 – ndlr), mais (apparemment) avait été «vendu» et «trahi» par le même Al-Qaïda qui entendait se débarrasser d’un danger élément ».

Le Califat enfin « n’a pas de fondement théorique, car il représente un recul important par rapport aux  ouvertures de la pensée politique islamique telle qu’elle a pris forme au cours du XXe siècle dans ses différentes déclinaisons sunnites et chiites, et surtout parce que le Califat idéal représente l’unité parfaite, l’harmonie et la coopération interne de l’umma (la communauté) musulmane, là où l’Etat islamique poursuit le fitna, c’est-à-dire la provocation de désaccord, discorde interne,  déchirement de la communauté musulmane à travers l’opposition manichéenne entre croyants et non-croyants, et la diabolisation de l’autre par l’exclusion des minorités protégées (juifs et chrétiens). Ce que poursuit Al Baghdadi est donc une stratégie marquée par une profonde contradiction : si le Califat doit unifier le monde arabe, pourquoi déclencher des guerres civiles en Syrie, en Libye, au Yémen ? ».

Du reste, concernant les circonstances de sa naissance et son efficacité, les questions demeurent lourdes et loin d’être faciles à répondre. « Daesh – rappelle Campanini – émerge de nulle part à l’été 2014 telle « Minerve armée de la tête de Jupiter », bien formé et avec une stratégie claire à appliquer pour introduire le Califat universel. Qui l’a vraiment organisé et armé? Pourquoi la réponse occidentale à sa menace, immédiatement présentée comme potentiellement néfaste pour le monde entier, a-t-elle été pendant un temps très long incertaine, hésitante, presque apeurée ? Peut-être que l’existence de Daesh était – et est – fonctionnelle à une stratégie hégémonique ? Cui prodest (à qui bénéficie) Daesh ? Il nous vient alors la suspicion que s’il continue d’exister c’est parce qu’il convient à l’Occident : car une fois l’ennemi construit, il pourra nourrir l’islamophobie montante, bien exploitée par certains hommes politiques et alimentée par les médias (et par de nombreux intellectuels) qui identifient de bien mauvaise foi islam et terrorisme. Une fois l’ennemi construit, vous pouvez convaincre l’opinion publique de la nécessité de fermer les frontières, vous pouvez restreindre les libertés civiles avec l’acceptation générale. On peut alors penser que lorsque l’Etat islamique cessera d’être utile à l’Occident, il cessera d’exister: le président russe Vladimir Poutine n’a-t-il pas récemment déclaré que d’un point de vue militaire quatre semaines suffiraient à éradiquer Daesh ? Je pense que pour lutter contre le terrorisme, comme on le dit souvent non sans rhétorique, il faut d’abord prendre conscience des fictions, les démasquer, désarmer l’efficacité politique de nos pays pour éviter d’être manipulé ».

« Une fois que l’on a clarifié – dit encore le professeur – qu’au niveau juridique que l’Etat islamique ne peut pas être déclaré Califat, et que cette allégation est sans fondement pour les musulmans eux-mêmes, nous devons essayer de comprendre ce qu’est vraiment Daesh, et comment éviter de tomber dans le piège de la banalisation. La «banalisation de l’islamisme» est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre si nous voulons lutter contre un phénomène aussi complexe ».

Un phénomène, réitère encore Campanini, qui ne prend pas racine « dans la violence intrinsèque  à l’islam, mais plutôt dans les distorsions des processus de décolonisation du Moyen-Orient, dans les blessures jamais cicatrisées du point de vue arabe de la création de l’Etat d’Israël et de la question palestinienne jamais résolue, dans la pauvreté dans laquelle se trouve la plupart des peuples arabo-islamiques, dans l’histoire de ces dix dernières années faite de régimes dictatoriaux alliés avec l’Occident qui ont supprimé ou empêché la création d’associations et l’émergence de sociétés civiles fortes ».

Pour cela, soutient Campanini, la thèse accréditée par les médias sur la continuité présumée – ainsi que la proximité – entre Al-Qaïda et Daesh, apparaît le résultat d’une analyse superficielle, qui ne tient pas compte de deux faits : d’abord, que l’Etat islamique nait indépendamment d’Al-Qaïda, mais que par-dessus tout, Al-Qaida a une histoire bien traçable et Daesh pas. « Al-Qaïda – dit l’historien – a été créé à la suite de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 avec l’apparition des textes du palestinien Abdallah Azzam, le véritable idéologue inspirateur d’Al-Qaïda, un homme beaucoup plus significatif d’un point de vue théorique qu’Oussama ben Laden enfin jusqu’aux attaques du 11 septembre 2001. Nous pouvons suivre à la fois le développement de la pensée djihadiste est la manipulation de la religion, la distorsion du texte coranique afin de théoriser la lutte armée, c’est un long parcours qui chemine depuis 23 ans. Après quoi, Al-Qaida s’est retrouvé sur une pente déclinante tant au niveau idéologique qu’opérationnel. Nous pouvons reconstruire une évolution sur la base des textes publiés, traduits et analysés, montrant comment Al-Qaïda aujourd’hui, à mon avis, n’existe pratiquement plus, sinon symboliquement, telle une marque. Les formations qui aujourd’hui font référence à Al-Qaïda poursuivent des objectifs subversifs locaux et non internationaux (voir Aqmi, Al-Qaida au Maghreb Islamique, ou Al-Qaida dans la péninsule arabique, notamment au Yémen, ou le Front al-Nusra dans le bourbier syrien). L’Etat islamique au contraire, a une histoire qui émerge à partir de rien, sans avoir suivi un parcours idéologique à l’image d’Al-Qaïda. Et cela soulève des questions troublantes : pourquoi n’y a-t-il pas de généalogie? Pourquoi n’y a-t-il pas de documents sur lesquels  enquêter? Qui se trouve vraiment là derrière ? ».