Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

La libératrice des âmes occupées

Aline Jaccottet
11 octobre 2019
email whatsapp whatsapp facebook twitter version imprimable
La libératrice des âmes occupées
"Cela fait plus de trente ans que j’imagine devenir réfugiée un jour", affirme la psychiatre Samah Jabr, ici dans son bureau de Ramallah. ©Aline Jaccottet

Psychiatre et psychothérapeute renommée bien au-delà de la Cisjordanie, la Palestinienne Samah Jabr aide ses compatriotes à surmonter les traumatismes de l’occupation israélienne en combattant « le désastre de l’impuissance ».


« Connais-toi toi-même ». Samah a treize ans lorsqu’en parcourant les ouvrages de la bibliothèque de son père, elle tombe sur ce titre qui l’interpelle. En découvrant le livre, un monde s’ouvre à elle : celui de la psychologie. Trente ans plus tard, sa passion intacte l’a portée au sommet de son art et aujourd’hui, elle est la directrice de l’unité de santé mentale au Ministère palestinien de la Santé.

Soigner la folie de l’athéisme

Très demandée, la quarantenaire peut compter sur une formation de pointe aux Etats-Unis et en France et sa compréhension profonde de la société palestinienne. « Ici, on doit travailler avec la famille. Elle peut être une aide ou une entrave décisive, et c’est souvent elle qui définit les attributs de la maladie », raconte-t-elle dans un français parfait dans son bureau de Ramallah. Samah Jabr reçoit ainsi des athées, des homosexuels, des personnes souhaitant changer de religion ou des transgenres envoyés par des proches convaincus qu’il y a là une folie à guérir. « La thérapie sert alors à les aider à négocier leur identité et leurs aspirations avec la société afin d’éviter l’ostracisation, voire pire », dit-elle d’une voix réfléchie.

Le requin du divan

Samah Jabr a été surnommée « le requin » par ses collègues stupéfaits par sa boulimie professionnelle. Outre les dizaines de patients qu’elle reçoit dans son cabinet de Jérusalem-Est, elle enseigne à l’université, supervise de jeunes collègues, a écrit un livre de témoignages – « Derrière les fronts » – après trois documentaires, dont un du même nom. C’est qu’il y a du boulot en santé mentale dans les territoires palestiniens. Les psychiatres sont rares – 22 à ce jour – et les besoins énormes, car « le traumatisme de l’occupation israélienne pèse de tout son poids sur les esprits », affirme la psychiatre.

Une urgence qui perdure

Assassinats, dépossessions, humiliations : 52 ans de présence militaire en Cisjordanie ont marqué profondément la société. « La théorie des manuels de psychologie doit être adaptée à notre réalité. Les passages évoquant le stress post-traumatique partent du principe que la menace est passée alors qu’ici, elle perdure », relève-t-elle. Faute de pouvoir maîtriser leur quotidien, ne contrôlant ni le temps, ni l’espace qu’ils habitent, les Palestiniens vivent en état d’urgence permanente. « Cela fait plus de trente ans que j’imagine devenir réfugiée un jour. Je garde toujoursprès de moi des documents qui faciliteraient ma fuite », illustre-t-elle.

Pour la psychiatre palestinienne, les Israéliens aussi sont affectés par l’occupation qu’ils font subir. « Ils vivent dans la peur et se réfugient dans diverses attitudes: déni, projection, évitement, dissonance cognitive», énumère Samah Jabr.

Permettre la dignité

Dans ces circonstances, est-ce possible de faire abstraction du contexte, de soigner sans s’engager politiquement ? A cette question, Samah a une réponse claire : c’est non. « Être psy, ce n’est pas seulement écouter une personne pour lui rendre sa dignité, mais aussi promouvoir les conditions qui permettent cette dignité», affirme-t-elle. Pour affronter le traumatisme qui impose la résignation, cette « capitulation intérieure » destructrice, elle a un remède : la résistance. « La protection contre le traumatisme dépend de la capacité à agir. Pas besoin d’attendre la libération nationale pour libérer les esprits », dit-elle avec force.

Partage et solitude

Pour « canaliser la frustration et empêcher les représailles sur les plus faibles », elle préconise l’entretien d’une pensée critique, la promotion de l’empathie et de la liberté d’expression, le dialoguer entre Palestiniens, la réflexion et le débat pour trouver un sens à cette expérience. Autant de remèdes qu’elle s’auto-administre régulièrement « pour faire survivre mon espace mental dans ce confinement » en parlant, en écrivant, en transmettant, en entretenant l’intimité des amitiés. Et en chérissant sa solitude dès qu’elle se présente à elle. « Approfondir qui je suis me ressource », glisse-t-elle. « Connais-toi toi-même » … .

« Que représente la foi pour vous ? »

Ma vie intérieure m’apporte beaucoup. Quand je suis triste, je lis de la poésie, de la littérature, des textes spirituels : cela m’allège l’âme.

« Est-ce que vous priez ? »

Rarement. Le sens d’un rituel peut être délivré par d’autres actes ; c’est par mon comportement que je prie. Je n’accomplis pas beaucoup de rites. Je jeûne pour le Ramadan, sinon j’aime lire le Coran dans lequel je trouve beaucoup de versets qui ont un sens psychologique. J’aimerais y consacrer un livre à la retraite !

« Quel rôle tientla croyance dans votre pratique professionnelle ? »

Elle est un outil de résilience très important. On me dit parfois : Dieu est un lot de consolation. Et alors ?  Le « positive reframing », soit le fait de faire sens d’une expérience douloureuse en la replaçant dans le cadre d’un but plus grand, c’est ce qu’on fait tous, tout le temps. Quand une mère qui perd son enfant imagine qu’il va au paradis, en tant que psychiatre, peu m’importe si c’est un délire ou une illusion : cela la protège.

Sur le même sujet
Le numéro en cours

La Newsletter

Abonnez-vous à la newsletter hebdomadaire

Cliquez ici