Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Yohanan Elihaï a rejoint son Dieu vivant

Marie-Armelle Beaulieu
7 juillet 2020
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A l’aube du samedi 4 juillet, Yohanan Elihaï, à l’état civil Jean Leroy, petit frère de Jésus, est allé rejoindre le Dieu vivant. Retour sur la vie d'un amoureux des deux langues de son pays d'adoption, l'arabe et l'hébreu.


« Mab, je t’appelle d’abord pour te dire coucou et parce que j’ai une bonne blague. Je suis sur qu’elle va te plaire. » Yohanan Elihaï est parti raconter ses blagues – parfois à deux balles – au paradis. A l’aube du samedi 4 juillet, il a rejoint le Dieu vivant. Ce qui le fait beaucoup rire. Et finalement c’est l’essentiel.
En février, il avait quitté son appartement du sud de Jérusalem pour une maison de retraite. C’est les suites d’un accident cardiaque survenu fin juin qui ont eu raison de son grand cœur.
La messe de ses funérailles, en hébreu, a été célébrée en plein air dans le jardin des sœurs de Sion à Ein Karem. Elle fut présidée par Mgr Pierbattista Pizzaballa entouré de nombreux prêtres de la communauté hébréophone, de membres des Qéhilot, et de quelques amis juifs et musulmans. Il a été inhumé dans le petit cimetière du sanctuaire franciscain de la Visitation.
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Yohanan Elihaï, à l’état civil Jean Leroy. Yohanan est la traduction en hébreu de son prénom français. Elihaï, le nom de famille qu’il s’est choisi, signifie « Mon Dieu est vivant ». Et Yohanan était la vie, la vie à bras le corps, une vie humble et donnée, une vie de travail et de prière, une vie donnée, une vie enfouie qui l’a élevé à notre pinacle. (Il me lit là et rigole même si il avait lui-même une idée précise de ce qu’il avait accompli : aimer.)
Jean Leroy est né le 18 avril 1926 en région parisienne dans une famille chrétienne. Il fait ses études au petit séminaire de Versailles. Cette proximité avec la capitale va être déterminante dans sa vie. Le 25 août 1944, jour de la libération de Paris, il monte dans un train pour se rendre dans la ville libérée. Au hasard de ses déambulations, il passe devant l’ambassade américaine et voit dans une vitrine des photographies de juifs affamés et l’horreur de l’holocauste. La shoah vient de le frapper en plein cœur et avec elle le sort du peuple juif.
Dès lors, Jean n’appartient déjà plus à la France. A 20 ans, en 1946, il choisit d’aller faire son service militaire à Beyrouth au Liban qu’il rejoint en train au départ de l’Egypte via la Palestine mandataire. Tandis qu’il enseigne le français, il commence l’apprentissage de l’arabe et à défaut de trouver à acheter un dictionnaire d’arabe dialectal, il commence à l’écrire !
A Pâques 1947, il vient en pèlerinage à Jérusalem et se débrouille pour passer par un quartier juif où il voit des enfants jouer aux billes en parlant hébreu. Il sait que c’est là qu’il veut être, il sait qu’il veut vivre une communauté de destin avec ses frères juifs. Par ailleurs, la renaissance de la langue hébraïque le fascine.
De retour en France, il entre dans la congrégation des Petits frères de Jésus, après son noviciat il est envoyé en 1949 à Damas pour perfectionner son arabe. Suivant les règles de la congrégation, il doit gagner sa vie et le fait en tournant des assiettes dans un souk de la ville.
Après sa théologie en France, il est ordonné prêtre en 1955. Dans l’intervalle, il a réussi en 1953 à aller passer deux mois dans un kibboutz du Néguev et a fait part à ses supérieurs dès 1949, qu’il veut partir en Israël vivre l’aventure sioniste. En attendant – impatiemment – que ses supérieurs l’envoient là où son cœur le porte, il obtient un indult pour dire la messe en hébreu – qu’il a lui-même traduite – mais suivant le rite syriaque car une dizaine d’années avant Vatican II seul prévalait encore le latin pour le rite romain. (1)
Enfin en 1956, il débarque à Haïfa. En Israël il a déjà des amis chrétiens – d’origine juive – qui comme lui ont voulu vivre une communion de destin avec le peuple juif, le religieux dominicain Bruno Hussar et le frère de Sion, Joseph Stiassny.
Il s’installe à Tel Aviv et trouve un travail de céramiste dans l’atelier de l’artiste Aharon Kahana qui a reçu commande de réaliser le sol de la salle de la mémoire dans le musée de Yad Vashem en construction. Pendant trois mois, Yohanan posera les plaques avec les noms des différents camps de concentration Bergen-Belsen, Dachau, Auschwitz… C’est la shoah qui l’avait touché, c’est la shoah qui le confirme dans sa présence en Eretz Israel.
Il ne quittera plus jamais le pays dont il obtient la nationalité en 1960. C’est aussi à cette époque que petit frère Jean de la Résurrection change de nom.
En 1963, il est envoyé vivre au cœur de la minorité arabe israélienne à Tarshiha, un village non loin de la frontière libanaise et alors majoritairement chrétien. Il y séjourne deux ans. Céramiste le jour, il devient linguiste la nuit. Il profite de ses visites dans le village pour enregistrer les conversations et les récits que ses amis viennent lui faire. Avec ce matériel, il sait qu’il a quelque chose qu’il n’a trouvé ailleurs. Il décide de commencer à le formaliser.
Le premier livre d’arabe palestinien est rédigé en français. Et petit frère Yohanan en envoie une copie à Haïm Blanc, professeur d’arabe à l’université hébraïque de Jérusalem qui, enthousiasmé, lui demande de le rédiger maintenant en hébreu.
Toute sa vie Yohanan ne fera plus que cela, écrire des livres pour que le plus grand nombre puisse apprendre ces deux langues l’arabe et l’hébreu.
Yohanan état plus que jamais petit frère de Jésus quand il travaillait à ses livres. D’abord parce qu’il mettait ses pas dans ceux de Charles de Foucauld lui-même (2), ensuite parce que pour lui une langue était la clé du cœur d’un prochain interlocuteur et parce que ce travail lui a donné l’occasion de rencontrer des quantités de gens et surtout de tisser des liens entre les locuteurs de ces deux langues en Israël, les arabes et les juifs. Lui qui se définissait comme « Israélien à 100% aimant les Palestiniens. Je désire leur bien et le nôtre » se vit récompenser en 2018 du prix Golda Meir pour sa contribution au rapprochement des personnes par l’enseignement de la langue arabe palestinienne parlée. (3)
Yohanan appelait le peuple d’Israël « mon peuple » et il l’aimait avec passion. Un peuple juif pour lequel il est allé plaider auprès du pape Jean-Paul II que l’Église lui demande pardon pour l’horreur de la Shoah (4). Un peuple dont il a voulu que les chrétiens réalisent qu’ils avaient depuis des siècles pris une part de responsabilité déterminante dans sa persécution, une responsabilité qu’il demandait aux chrétiens d’assumer. Un peuple qu’il n’a jamais chercher à convertir mais à qui il a voulu rendre accessible le christianisme dans les catégories de l’hébreu et du judaïsme.
Un peuple dont il voyait l’évolution dans la joie et dans la douleur. Spécialement ces dernières années. Des décisions étaient prises qu’il n’aimait pas, surtout en 2018. Quand il en parlait il cherchait surtout des excuses et parlait de miséricorde. Car lui se départait pas de son rêve d’Israël, un rêve qui dépassait probablement et le peuple et l’Etat juifs.
Dans son homélie Mgr Pizzaballa a demandé à l’assistance de considérer ce rêve comme l’héritage de Yohanan.
« Le rêve est la base de tout espoir, de l’envie de construire, de la vision d’avenir …
Je me demande si nous sommes capables de rêver aujourd’hui ou si nous avons le même dynamisme et la même ambition qui ont caractérisé sa génération.
Voici l’héritage de Yohanan. Peut-être que nous ne pouvons pas nous identifier pleinement avec son rêve, car les temps sont complètement différents. Mais oui, nous pouvons nous engager à continuer à rêver.
Oui Yohanan, continue de nous bousculer pour que nous ne nous asseyions pas et pour que ayons toujours de l’envie, de l’espoir, le désir de changer, de construire avec la même loyauté et l’amour que tu nous as montrés tout au long de ta vie de travail.

Que ta mémoire soit source de bénédiction! יהי זִכרך מקור ברכה»

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1. Il traduira le rite romain et sera autorisé à l’utiliser à partir de 1957.
2. Charles de Foucauld est l’auteur d’un dictionnaire touareg-français
3. En 2008,déjà il avait été fait docteur Honoris Causa de l’Université de Haïfa en philosophie « en reconnaissance de sa personnalité débordante d’amour pour l’homme, pour le peuple juif et la terre d’Israël » et « pour l’œuvre de sa vie comme linguiste exceptionnel ainsi qu’à sa contribution à la coexistence des peuples en Israël ».
4. La rencontre avec le pape Jean-Paul II eu lieu en 1984 et c’est en en 1998 que sortit le texte « “Nous nous souvenons”, une réflexion sur la Shoah » écrit par de la Commission romaine pour les relations avec les Juifs. En 2000, Yohanan put entendre le pape Jean-Paul II, devant le Kotel, demander pardon à Dieu pour les souffrances infligées au peuple juif.