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Le visage le plus familier d’Hébron

Sofia Sainz de Aja
30 septembre 2011
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Le visage le plus familier d’Hébron
4e étape : Imagination et savoir-faire. Imad et Tawfiq sont chacun de part et d’autre du four où une ouverture leur permet de mettre et de sortir le verre fondu. Bien évidemment, ils travaillent les mains nues, sans gants de protection ni rien d’autre, 100 % nature. Il leur faut juste boire beaucoup d’eau ; le four étant à 1 000 degrés lorsqu’ils sont à l’œuvre, il va sans dire qu’on peut facilement se déshydrater.

Quand les groupes de pèlerins se rendaient à Hébron, après avoir accompli leur pèlerinage sur la Tombe des Patriarches et au Chêne
de Mambré, ils allaient à la découverte de l’artisanat du verre soufflé. Visite.


Nous sommes en 1978. La ville d’Hébron, située au sud de la Cisjordanie se prépare à affronter l’habituelle chaleur de l’été. Ébloui par les premiers rayons du soleil, Tawfiq se réveille, heureux. Du haut de ses cinq ans, il peut désormais rentrer dans l’atelier de son père et l’observer travailler. Pas de temps à perdre : la première tournée a sûrement déjà commencé et Tawfiq ne veut pas manquer une seule de ses créations.

Fasciné par la manière avec laquelle le verre se transforme en des pièces chacune différente de par leurs formes et leurs couleurs, Tawfiq observe son père avec toute son attention tout en rêvant de devenir bientôt à son tour, souffleur de verre. Et il n’est pas le seul, son frère Samer et son cousin Imad viennent aussi chaque jour à la fabrique familiale, bien décidés à conserver une tradition vivante depuis plus d’un siècle : la verrerie de la famille Al-Nastcheh.

Tradition ancestrale – Photo prise entre 1900 et 1920.
C’est l’original de la photo exposée dans l’atelier de la verrerie d’Hébron et que l’on voit en médaillon ci-dessous. © G. Eric and Edith Matson Photograph Collection/ Library of Congress, Washington DC

Une entreprise familiale

Forte d’un artisanat familial commencé au XIXe siècle et transmis de génération en génération, la famille Al-Nastcheh est fière de pouvoir affirmer qu’elle est la seule dans toute la Cisjordanie à travailler le verre en recourant toujours aux mêmes techniques ancestrales traditionnelles. Ses créations sont déjà connues dans le monde entier et font l’objet d’un succès unanime tant auprès des touristes que des Palestiniens eux-mêmes. La clé de la réussite : l’esprit de famille. « Quand vous travaillez avec et pour votre famille, ça implique de la part de chacun un engagement personnel, dans lesquels chacun apporte tous ses efforts et son dévouement » souligne Samer Al-Nastcheh. Plus de trente ans se sont écoulés depuis 1978 et aujourd’hui Tawfiq et son cousin Imad, après avoir été initiés à la profession, s’occupent de la création et de la production du verre. « Je suis né avec le tube dans la bouche » assure en riant Imad, assis à la droite du four, lorsqu’on lui demande à quel âge il commença à souffler le verre. Quant à Samer, il apprit la soufflerie dès son plus jeune âge mais après avoir étudié dix ans en Angleterre, il avoue avoir un peu perdu la main. « J’étais devenu complètement incapable de souffler correctement et j’étais déjà trop grand pour apprendre à nouveau » rapporte-t-il tout en racontant comment la seule manière de devenir un vrai souffleur de verre est d’y être initié dès l’enfance. « C’est seulement dans la mesure où on l’apprend dès son plus jeune âge que cela peut devenir une profession, comme c’est le cas pour Imad, pour mon frère Tawfiq et avant eux pour mon père » assure Samer. Pendant le Ramadan, les tournées de travail commencent la nuit venue, tandis que pendant la journée, la boutique est ouverte au public. Debout dans la boutique, Samer nous montre une photographie en noir et blanc épinglée sur le mur principal. On y voit plusieurs hommes du début du siècle dernier assis en cercle autour d’un grand four. Au fond, un petit garçon observe attentivement la scène. « Celui-là » dit Samer montrant l’enfant du doigt « c’est mon grand-père qui regardait comment son propre grand-père soufflait le verre, apprenant ainsi la technique que plus tard il enseigna à ses fils et parmi eux à mon père. La même technique qu’apprirent ensuite à leur tour mon frère et mon cousin. »

Tradition et innovation

Les temps changent et le défi ne consiste plus seulement à préserver une méthode artisanale centenaire, il s’agit de s’adapter aux nouvelles réalités sans perdre pour autant le cachet de l’authenticité. « La technique de souffler le verre est exactement la même, néanmoins certaines choses ont changé, par exemple les matériaux » explique Samer. « Nous n’utilisons plus de sable comme autrefois parce que nous devons protéger l’environnement, désormais nous recourons au verre recyclé. » commente-il tout en nous montrant l’arrière-boutique où des montagnes de verre usé sont accumulées en attendant d’être réutilisées par les habiles mains de Tawfiq et d’Imad. « Normalement, nous l’achetons à la municipalité, au service de propreté qui est chargé du ramassage après les fêtes et les cérémonies » nous explique Samer. « En ce moment c’est la meilleure saison, il y a une centaine de mariages pendant l’été et ils ramassent environ mille bouteilles à chaque mariage ». Soucieuse de la protection de l’environnement, la famille Al-Nastcheh recycle également de l’huile usagée, « en général, de l’huile de voitures » explique Samer.

Le procédé de fabrication – album photos

 

Ce qui rend le verre Al-Nastcheh aussi unique, c’est sans doute la méthode artisanale avec lequel il est façonné et le style que la famille a su peu à peu créer au fil des années. Tout se joue dans l’imagination de celui qui souffle au moment précis du soufflage : « ce sont les souffleurs qui créent les pièces : elles sont chacune le fruit de leur imagination, 100 % originale. » explique Samer. D’ailleurs, c’est ainsi qu’ils ont créé ce qu’ils appellent le « verre phénicien », un verre à l’apparence complètement différente de celle du verre traditionnel. Alors que les verres, les assiettes, les coupes et autres pièces bleues, vertes et couleur miel remplissent les rayons de la boutique, le verre phénicien occupe une place spéciale due à sa beauté atypique : mélange de couleurs, texture aux irrégularités antiques et formes phéniciennes. « Je ne peux pas vous révéler le secret le mieux gardé de la famille » rétorque Samer lorsqu’il lui est demandé d’expliquer la technique de fabrication de ce nouveau produit. « La seule chose que je peux vous dire est qu’il a été très difficile de trouver la bonne formule, nous avons commencé à le commercialiser il y a cinq ans et ce fut un vrai succès » continue-t-il, « surtout auprès des touristes américains, ils en sont fascinés » conclut-il.

Des temps difficiles

Et pour cause l’instabilité du tourisme, lequel constitue la majeure source de revenu pour cette entreprise familiale. Le mur de séparation, les contrôles israéliens et en général la situation d’instabilité ont érodé considérablement l’afflux de pèlerins vers la Cisjordanie. « Nous souffrons actuellement d’une situation très critique, il n’y a presque plus de touristes qui osent s’aventurer jusqu’à Hébron. Nombreux sont ceux qui entrent en Cisjordanie pour visiter Bethléem – mais ils ne descendent plus jusqu’ici » se lamente Samer tandis que son père, assis à ses côtés, lui rappelle comment avant les deux Intifada entre vingt et trente autobus de touristes venaient chaque jour visiter la fabrique. « La queue allait jusqu’au bout de la rue » il se souvient. Pendant les Intifadas, il leur a fallu fermer à plusieurs reprises et une fois terminées, la chute du tourisme affecta à nouveau toutes les industries de Cisjordanie. Mais rien ne semble pouvoir anéantir la force de cette famille qui va toujours de l’avant pour s’en sortir, une famille dans laquelle chacun d’une manière ou d’une autre est impliqué dans la verrerie familiale. « Un de mes frères est parti aux États-Unis pour étudier et il commença à faire du marketing pour nos produits en participant à des expositions et autres… » raconte Samer. « Un autre de mes frères est allé en Allemagne pour y faire la même chose : il fit connaître nos pièces si bien qu’aujourd’hui nous exportons régulièrement vers l’Europe ». Un camion vient d’ailleurs de partir pour l’Allemagne tandis qu’à tout moment des colis s’envolent pour les quatre coins du monde par DHL ou Federal Express.
« Qui mieux que nous-mêmes pourrait faire du marketing avec nos produits ? » questionne Samer. Il raconte alors qu’un de ses douze frères s’est professionnellement formé pour soigner l’image de leur produit – une création artisanale et familiale. Si les touristes se font rares, il faut trouver d’autres moyens d’atteindre et de conquérir le marché.

Made in Hebron

Les différentes pièces qui remplissent les étalages de la boutique à Hébron, située à la droite même de l’espace ouvert qui sert de fabrique, se vendent aussi dans la plupart des magasins de la vieille ville de Jérusalem. Le verre d’Hébron, acheté à la famille Al-Nastcheh et vendu à Jérusalem ainsi que dans d’autres sites de Cisjordanie, est un exemple parmi beaucoup d’autres de l’artisanat palestinien. Au cœur de la situation politique actuelle où la survie de l’État Palestinien pourrait devenir une question cruciale, le succès international des produits locaux reste prometteur. Et plus encore lorsque l’on considère les conséquences de la globalisation. « N’importe qui pourrait copier notre produit, le faire fabriquer en Chine et le vendre beaucoup moins cher » explique Samer « mais il perdrait son authenticité » déclare-t-il. « Nos clients sont ceux qui préfèrent acheter un produit fabriqué de manière artisanale et traditionnelle car ils savent que la pièce a alors un caractère vraiment unique et folklorique ».


La tradition du travail du verre à Hébron

L’industrie du verre à Hébron (« al-Khalil ») date vraisemblablement de la domination romaine en Palestine (63 av.. J.-C. -330 apr. J.-C.). L’industrie du verre phénicien ayant diminué dans les villes le long du littoral oriental de la Méditerranée, elle migra vers les terres, à Hébron, en particulier. Des objets artisanaux en verre d’Hébron datant du Ier et du IIe siècles ont été retrouvés. Les vitraux de la grotte de Makpéla, datant du XIIe siècle, – grotte qui servit d’église à l’époque des Croisés – sont faits de verre d’Hébron. Comme certains des vitraux du Dôme du Rocher à Jérusalem.

Si la production de verre en Palestine remonte à la période romaine, Monsieur Nazmi Ju’beh, qui fut directeur du Riwaq, Centre de conservation de l’héritage palestinien, soutient que les pratiques de l’industrie du verre actuelle à Hébron ont probablement commencé au XIIIe siècle. Il rapporte que pour certains chercheurs les techniques utilisées aujourd’hui ont été importées de Venise, tandis que d’autres affirment que ce sont les Croisés qui importèrent avec eux cette tradition d’Hébron en Europe, et que ses origines pourraient être syriennes. Les références historiques datant du XIXe siècle indiquent que les usines de verre d’Hébron prospéraient avec au moins de quatorze usines, toutes situées dans la vieille ville au point que cette industrie finit par occuper un quartier de la ville qui porte aujourd’hui encore le nom de « quartier des souffleurs de verre » ou Harat al-Zajajeen.

Avec un si grand nombre d’usines, le verre d’Hébron en verre s’exporta vers l’Égypte, la Syrie, et la Transjordanie. Le plus souvent les pièces produites étaient fonctionnelles : tasses, bouteilles, bols, pichets, plats, lampes à huile d’olive, et plus tard, diverses formes de lampes à pétrole. Mais on réalisait aussi des bijoux et autres accessoires très prisés des Bédouins.
Hébron était bien connu pour sa production de verre à travers le monde arabe, et les voyageurs occidentaux en Palestine au XIXe siècle décrivent cette industrie.

Dernière mise à jour: 31/12/2023 13:59