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Leah Shakdiel : «Le racisme et le militarisme désintègrent Israël »

Manuela Borraccino
30 juillet 2014
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Leah Shakdiel : «Le racisme et le militarisme désintègrent Israël »
Leah Shakdiel, intellectuelle israélien et activiste des droits de l'homme.

« Le Hamas peut nous faire du mal, nous tuer, nous mutiler, mais il ne peut pas nous détruire. Ce qui peut désintégrer la société israélienne, et qui est déjà en train de le faire, c’est le racisme, l'apartheid en Cisjordanie, les meurtres de civils à Gaza... ». L’activiste Leah Shakdiel ne mâche pas ses mots pour critiquer le « militarisme et le fascisme » qui ont pris racine dans la classe politique israélienne.


« Le Hamas peut nous faire du mal, nous tuer, nous mutiler, mais il ne peut pas nous détruire. Ce qui peut désintégrer la société israélienne, et qui est déjà en train de le faire, c’est le racisme, l’apartheid en Cisjordanie, les meurtres de civils à Gaza : ce sont des facteurs qui peuvent nous détruire, et qui sont donc beaucoup plus dangereux ». L’activiste Leah Shakdiel ne mâche pas ses mots pour critiquer le « militarisme et le fascisme » qui ont pris racine dans la classe politique israélienne. 

Travailleuse et juive orthodoxe, sioniste et militante pour les droits des Palestiniens, l’israélienne Leah Shakdiel a déjà prouvé la force de sa personnalité : en 1988, après une bataille juridique féroce, elle est devenue la première femme admise dans un Conseil religieux municipal dans l’État d’Israël. Essayiste et professeur de pensée juive dans de nombreux établissements, elle a choisi, en 1975, d’aller vivre à Yeruham, un village en construction dans le désert du Néguev, alors que beaucoup de ses pairs se déplaçaient en Cisjordanie : «A cette époque il y avait une forte pression dans les cercles religieux pour occuper les territoires. Pour moi, c’était impensable. Aujourd’hui, je crois que le choix d’exprimer la relation entre judaïsme, sionisme la justice sociale, d’une manière contraire aux colons, fut la décision la plus importante de ma vie ». À Yeruham, elle a commencé à se battre pour les droits des bédouins, des femmes, des Palestiniens, et depuis quelques années, elle continue à le faire à travers Machsom Watch, une organisation humanitaire fondée par les Israéliens pour lutter contre l’occupation de la Cisjordanie par les tours de guets et les check points, d’où des gardes et des soldats israéliens contrôlent les déplacements dans les Territoires. Il est urgent, dit-elle dans cette interview, de désamorcer l’escalade de la haine : « Israël tire profit du conflit, et de la peur de la réalité post-conflit ».

Professeur Shakdiel, que pensez-vous de l’opération en cours à Gaza?

Il faut dire que, depuis le retrait israélien de Gaza en 2005, les Palestiniens de Gaza ont perdu la possibilité d’utiliser la grande quantité d’argent qu’ils ont reçu pour le développement, et d’autre part, ils sont tombés entre les mains d’un gouvernement qui investit pour s’armer et attaquer Israël. Cela étant dit, je peux maintenant me concentrer sur ce que mon pays a fait et aurait dû faire. Israël a maintenu Gaza sous un siège économique ; Israël a systématiquement refusé d’aller au-delà des gestes et de la rhétorique anti-israélienne, et parfois même antisémite, du Hamas, et d’inclure le mouvement vers des négociations de paix avec la Palestine. Israël a personnifié 1, 8 millions d’âmes au diable, Israël a sous-estimé le fait que les Palestiniens qui soutiennent le Hamas et les autres sont concitoyens et coreligionnaires, et donc naturellement unis. Israël a contribué à l’escalade de la haine, en particulier lors de l’enlèvement et de l’assassinat des trois adolescents (israéliens) à Hébron (le 12 juin dernier), en tirant profit du conflit, et de la peur de la réalité post-conflit. Israël célèbre son «unité» autour d’événements catastrophiques tels que les attaques terroristes et les guerres, avec les funérailles de ses braves soldats, et n’investit pas sur la cohésion de la vie démocratique, altérée par la discorde, qui pourrait être tempérée, et la recherche de l’égalité des droits pour un meilleur vivre ensemble. Le Hamas peut nous faire du mal, nous tuer, nous mutiler, mais il ne peut pas nous détruire. Ce qui peut désintégrer la société israélienne, et qui est déjà en train de le faire, c’est le racisme, l’apartheid en Cisjordanie, les meurtres de civils à Gaza : ce sont des facteurs qui peuvent nous détruire, et qui sont donc beaucoup plus dangereux .

Quelles seront les conséquences de cette guerre sur les membres de la société civile, Israéliens et Palestiniens, qui comme vous sont impliqués dans des groupes, des associations et des municipalités qui cherchent à vivre ensemble?

Nous avons maintenu nos contacts en dépit de tout. À Yeruham, comme dans d’autres endroits, nous avons organisé une manifestation commune, avec nos voisins bédouins, à la fin de la journée du jeûne juif du 17 Tammuz (le 15 juillet), qui cette année est tombée en plein milieu du Ramadan. Pour ceux qui participent à ces réunions depuis de nombreuses années, il fallait s’attendre à une certaine asymétrie : nous, les Juifs, nous avons parlé de notre dégoût pour le racisme de nombreux Juifs israéliens, au cours de ces derniers jours, tandis que les Bédouins ont parlé d’injustices concrètes, comme celui du manque de protection anti-missile pour la diaspora bédouine du désert du Néguev. Mais cette fois-ci, notre évènement a également attiré de nouveaux groupes, qui ont été choqués d’affronter cette discordance, et qui se sont sentis dépassés par cette double tâche, de traiter non seulement des questions de débat public, mais aussi des questions de justice distributive et de discrimination.

Que s’est-il passé au cours des vingt dernières années, dans le domaine du dialogue entre Israéliens et Palestiniens ? Comment en sommes-nous arrivés devant à ce refus du dialogue et cette non-reconnaissance entre les deux gouvernements ?

Israël souffre de trois maladies en même temps. Tout d’abord, la popularité des versions racistes et ethnocentriques de traditions nationales et religieuses (qu’elles soient juives ou arabo-musulmans). Deuxièmement, la consolidation d’une mentalité de victime – post-traumatique si vous voulez – comme principale raison d’être des philosophies nationales, ce qui entraîne un besoin insatiable de puissance physique, le militarisme et le même fascisme. Encore une fois, les deux parties montrent la même maladie : les Juifs font dépendre leur identité à la Shoa et à l’antisémitisme (les incidents antisémites en Europe sont présentés ici presque avec satisfaction et sentiment de victoire) et les Palestiniens s’accrochent à la Nakba et à l’occupation comme seul contenu de leur identité. Troisièmement, l’idolâtrie de l’économie capitaliste avec toutes ses injustices, comme le seul air que nous respirons et sur laquelle nous n’avons aucune emprise. Ces trois problèmes se renforcent mutuellement. Tous trois ont pour effet l’égoïsme national et l’indifférence face à l’autre. Je suis convaincu que les humanistes israéliens comme moi doivent se battre sur tous les fronts, trois à la fois : enseigner une version humaniste du judaïsme et de l’islam, du sionisme et du nationalisme palestinien ; amener les gens non religieux à travailler sur leur identité culturelle collective, loin des victoires et des défaites des champs de bataille et des cimetières ; et stopper l’érosion de l’État social, afin que puisse prévaloir un contrat social de solidarité et de sobriété économique.

Vous êtes allée vivre à Yeruham afin d’affirmer une manière différente d’être « juive orthodoxe et sioniste », que celle instaurée par les colons qui ont occupé les territoires palestiniens. Pourquoi définissez-vous Yeruham comme « la décision la plus importante de votre vie» ?

J’ai adopté le slogan «penser globalement, agir localement». L’éthique de la justice doit être valable à l’échelle mondiale, et compatible avec les autres applications de cette même éthique, en Italie ou en Inde. Mais il est important qu’elle puisse fonctionner sur une dimension de taille humaine, c’est-à-dire gérable au niveau local. Le personnel est politique : où je vis, qu’est-ce que j’achète, comment élever mes enfants, quel est mon métier, comment je réagis face à l’inconfort de mon voisin de palier, les insultes racistes dans le bus, le sexisme dans les médias, etc. Avec de Machsom Watch je visite régulièrement la zone sud d’Hébron, mais ils y a aussi d’autres militants très actifs, d’autres habitants de Yeruham, dans un groupe appelé Mirkam Azori (le «tissu régional »), qui soutiennent avec succès les efforts de nos voisins pour transformer leur village de Rahma en une communauté reconnue qui bénéficierait d’investissements du gouvernement. Je suis également membre du conseil de Masslan, un organisme contre la violence faite aux femmes à Beer Sheva. Un récent scandale d’abus sexuels, impliquant un religieux de notre synagogue, m’a incité à faire de la recherche dans la loi juive et dans le domaine juridique, à propos de l’obligation de témoigner en faveur des victimes. J’espère pouvoir faire quelque chose dans ce domaine.

Au cours des dernières années, vous avez écrit sur «la nécessité de créer de nouvelles manières d’être Juifs et sionistes comme peuple souverain», qui a dorénavant son propre état. Comment serait-il possible de parvenir à ce nouveau concept de citoyenneté partagée, y compris par les minorités non-juives, compte tenu de la croissance de la droite et du nationalisme en Israël?

Nous ne pouvons pas nous permettre d’abandonner. Lire le journal Haaretz chaque jour m’aide à rester en contact avec les journalistes, chroniqueurs et politologues qui ne lâchent rien. Je parle publiquement à chaque fois que l’occasion se présente, et je refuse de me réfugier dans une sorte de «exil intérieur». J’enseigne la lecture avec des perspectives critiques sur les sources juives ainsi que les principes de la vie démocratique. J’appelle un chat un chat lorsqu’il s’agit d’exprimer mes opinions, même sur ce fasciste de Naftali Bennet, malgré que la plupart de ma famille et de mes coreligionnaires qui se rendent à la même synagogue que moi votent pour lui. J’explique aux jeunes qu’il faut éviter de participer au service militaire dans le K’fir, la force terrestre qui a été créé pour gouverner la Cisjordanie (qui se distingue des autres forces d’infanterie visant à défendre correctement l’État d’Israël), et je dis à tous que le vote Yesh Atid (le parti centriste laïc fondé en 2012 par l’ancien journaliste de télévision Yair Lapid) veut livre Israël entre les mains d’une administration qui ne poursuivra probablement pas nos objectifs principaux. Enfin, je suis fière d’être membre d’organisations de la société civile tels que Rabbins pour les droits de l’homme, B’Tselem et l’anti Tag Meir, la coalition établie par le Dr Gadi Gvaryahu pour contrer les incidents anti-arabes en Israël, qui reprend actuellement le travail de l’ancienne association Oz ve Shalom, association dans laquelle je suis entrée dans les années soixante-dix.