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L’addition salée du coup d’état turc

Giuseppe Caffulli
21 juillet 2016
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L’addition salée du coup d’état turc
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

Le président pour ne pas dire "Sultan" Recep Tayyip Erdogan sort très renforcé par la tentative de putsch militaire qui a eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet. Décryptage.


Dans la nuit du 15 au 16 juillet dernier, la nuit du coup d’état raté (ou déguisé) en Turquie, Akgül aura été de celles et ceux qui, plein d’espoir, ont espéré durant quelques heures, la possibilité d’un tournant dans la vie politique turque. Étant donné que la violence doit toujours être rejetée, la jeune professeure a toujours essayé de transmettre la tolérance et le respect ; cette jeune femme dont le nom – pour des raisons évidentes – n’est qu’un emprunt a ainsi entrevu la possibilité d’un renversement de tendance par rapport à la situation actuelle. « Un paradoxe – dit-elle – si nous sommes arrivés au point de préférer un coup d’Etat militaire … ».

Akgül a vécu les protestations de Gezi Park – mai 2013 – et sa peau connait les gaz lacrymogènes tout comme les jets des canons à eau contenant des produits chimiques urticants propulsés par la police. Elle a vécu stupéfaite la censure toujours plus stricte de l’information, l’érosion des droits de l’homme et des libertés individuelles, le contrôle dans les écoles quant aux méthodes d’enseignement. Comme la plupart des jeunes turcs elle s’est interrogée au sujet de son avenir et celui de son pays … elle n’a pas trouvé de réponse.

C’est pour cette raison que le soir du 15 juillet, elle a espéré et est descendue dans les rues, imaginant un instant qu’une autre Turquie pourrait prospérer, malgré le risque d’un régime militaire par définition autoritaire mais certainement pas sous la coupe des édits diffusés dans les mosquées et des intérêts du clan présidentiel.

Ce qui se passe en ce moment à Istanbul et dans d’autres villes de Turquie, a confirmé que la tentative (ou la mise en scène) de coup d’état n’a eu pour résultat que de renforcer considérablement le président Recep Tayyip Erdoğan. Mais il a déchainé, en réaction, une répression féroce et sans précédent, des intimidations et des actes violents contre les minorités politiques et religieuses, chrétiens en tête, le tout orchestré par des partisans du régime, prêts à prendre leur revanche (y compris personnelle).

A Trebisonda, par exemple, certains émeutiers ont vandalisé l’église où, en 2016, fut tué le prêtre fidei donum de Rome, le père Andrea Santoro ; un scénario identique – rapporte Radio Vatican – eut lieu dans une église protestante de Malatya. Le tout alimenté par les accusations d’Erdogan de « complot américain » présentant les chrétiens comme des « ennemis ».

Le fait est que, en cette époque, les factions conservatrices de l’Islam qui ont rapidement pris le parti d’Erdogan se sentent très fortes, surtout après la purge de 400 imams qualifiés « d’infidèles » et de professeurs de religion « non alignés » à leur discours. Un activisme qui conduit souvent à l’agression, la violence et des lynchages bien réels visant à moraliser les couches populaires. Ainsi, à Istanbul, des garçons ont attaqué parce qu’ils avaient été vus en train de boire une bière en public ; ont aussi été répertoriées des attaques contre les minorités religieuses telles que les Alaouites, explique Dimitri Bettoni, en charge de la section turque de l’Observatoire des Balkans et du Caucase.

Difficile de cerner aujourd’hui les proportions de ce qui se passe actuellement en Turquie. Ce qui est sûr c’est que les chiffres de la purge gigantesque, qui donne à Erdoğan une sorte de pouvoir absolu comme au temps de l’Empire ottoman, sont impressionnants : « Le système judiciaire – explique Bettoni – a vu la suspension de 2754 juges et procureurs, 140 membres de la Cour suprême d’appel, 48 membres du Conseil d’Etat alors qu’étaient arrêtés deux membres de la Cour constitutionnelle. Le ministère des Affaires religieuses, qui a mobilisé les mosquées dans la nuit fatidique de la tentative de coup d’Etat s’unissant à l’appel d’Erdoğan adressé aux citoyens – invités à descendre dans la rue – a vu 492 de ses membres destitués. La même institution a annoncé dans le même temps qu’elle refusait toutes funérailles aux défunts impliqués dans la tentative de coup d’Etat. Dans les bureaux du Premier ministre se sont 257 employés qui ont été suspendus de leurs fonctions. 393 du côté du Ministère pour la Famille et les Politiques sociales ».

Le monde de la culture fait aussi les frais du « Sultan d’Istanbul» (pour reprendre la formule qui désignait Erdoğan alors qu’il était maire de la ville peuplée du Bosphore) : « Les recteurs d’université ont été convoqués par le porte-parole du Conseil de l’Enseignement Supérieur , lequel a annoncé que « seraient discutées les mesures à prendre pour nettoyer la communauté universitaire affilié à ce groupe » (soit les partisans ou ceux inspirés par les enseignements et l’organisation de Cemaat Fetullah Gülen, en exil aux Etats-Unis, désigné comme l’inspirateur du coup d’état – ndr). 15 200 mesures de suspension ont déjà été transmises aux employés du ministère de l’Éducation et la télévision publique TRT a annoncé que les autorités ont officiellement demandé la démission des 1 557 doyens des universités turques. Le Conseil a également suspendu l’autorisation d’enseigner à 21 000 enseignants des écoles privées ».

Au cours des vingt dernières années, la réalité de la Turquie s’est fortement polarisée. Aux côtés de la classe moyenne urbaine et instruite qui regarde vers l’Ouest, a grandi une nouvelle classe moyenne conservatrice surtout dans les villes d’Anatolie et les zones rurales. Cette nouvelle frange est le noyau dur de l’électorat d’Erdoğan. Erdoğan n’accepte plus d’être subordonné au projet kémaliste qui voit en l’armée le nom et la garantie de l’État laïque. Cette nouvelle classe moyenne se conçoit aujourd’hui comme un acteur incontestable de premier plan de la scène politique turque qui rêve de néo-ottomanisme, se tourne vers la Russie et aspire à redevenir le leader du monde sunnite. Si on ne tient pas compte de cet aspect, on ne peut comprendre comment – faisant face aux blindés – une bonne partie des Turcs ont réagi en opposition à l’armée et ont rejoint la mobilisation invoquée par les minarets et les mosquées pour « défendre la démocratie » à la « sauce Erdoğan ».

Une « démocratie » qui, pour l’heure, essaye avec des méthodes qui n’ont rien de démocratiques de réinitialiser l’appareil d’Etat et les corps intermédiaires pour (peut-être) les reconstruire sur la base d’une illusion encore plus grande, celle de l’association non pas des intérêts des différentes parties (comme cela se passe souvent dans une société complexe) mais exclusivement de ceux ayant prouvés leur loyauté au gouvernement.