Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

La sainteté de nos mots

Archiprêtre Alexandre Winogradsky Patriarcat Grec-Orthodoxe de Jérusalem
4 juin 2012
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Si le Verbe s’est fait chair, combien la chair doit-elle veiller au Verbe,
à la Parole, à ses paroles, à chacun de ses mots.
Jérusalem résonne de toutes les langues du monde mais
mesurent-elles le choix qui leur est offert de participer au Salut.


La Parole fait vivre. Certains mots peuvent tuer. C’est banal, commun. La tradition juive insiste sur le fait que la langue est l’un des plus petits muscles. Mais son mouvement articule des sons d’une façon inexplicable. Ils lient consonnes et voyelles en des mélodies harmonieuses, des tonalités qui s’accouplent en de riches tessitures. Le langage exprime d’abord la bénédiction et la force de toute vie. Il peut maudire. Il peut tuer. Vocables et lexiques sont souvent opulents. Ils peuvent être concis ou expansifs et profonds ou être simplifiés à l’extrême, comme dans les tchats virtuels.
Ernest Renan soulignait avec justesse que l’hébreu est « une langue à lettres comptées, mais ce sont des lettres de feu » (Histoire des Langues Sémitiques). L’hébreu – comme toutes les langues sémitiques – apprécie la brièveté, comme beaucoup de langues acérées au sacré comme des flèches directes. Les jeunes blogueurs venus d’ex-Union Soviétique préfèrent la richesse de phonèmes tendres et contrastés du slave.
Le rabbin Shneur Zalman de Lyadi, initiateur du mouvement Lubavitch a ainsi décrit, dans son livre-clé « Tanya » (« Enseignement » en araméen) l’exploit du Créateur qui a permis à l’être humain de disposer d’un langage cohérent.

Le miracle des sons

Ce miracle inexplicable unit la cavité buccale à la langue, la luette, le pharynx et les cordes vocales et résonne par des sonorités intelligibles, parfois maîtrisées, souvent insaisissables. Tout cela est émis par notre genre humain sous forme de langues qui se font écho les unes aux autres comme les musiques des âmes dont on ne distingue pas le Chef d’orchestre.
Pendant la liturgie byzantine orientale, le célébrant s’apprête à chanter le Trisagion/Sanctus ou la Triple Sainteté de Dieu. Il prononce ces mots : « chantant (comme les oiseaux), criant (animaux), s’exclamant/rugissant (fauves) et disant (la parole humaine ayant sens) » ces paroles « Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu de l’univers » (Isaïe 6,3). Le verset met l’accent sur les anges (invisibles) qui s’interpellent jusque dans le monde visible. Il s’agit bien d’une évolution qui affirme un « chant sonore et progressivement cohérent ». Il part du cri animal et culmine dans la parole chargée de sens. Il y a aussi les intonations : le miaulement d’un chat semble dialoguer avec d’autres félidés ou des humains.
Il reste que la faculté d’émettre des sons et de leur donner sens est un don unique dont l’être humain use et abuse sans vergogne. « Toute parole dite est mensonge » affirme un poète russe. À Jérusalem, le dialogue s’établit par le regard et reste vague dans les conversations qui semblent souvent éviter l’essentiel.
La conscience humaine tisse l’oral et l’écrit, le dire et la pensée « par parole, action, volonté, conscience ou inconscience, sentiments ou passions » (paroles de la confession byzantine, proche du latin, enracinées dans le texte synagogal de Kippour).

A l’image de LA Parole

Pendant les semaines de Carême ou Grand Jeûne, les Églises byzantines orientales (orthodoxes et catholiques) introduisent une belle prière attribuée à saint Éphrem le Juste d’Edesse dont on connaît le texte en grec et slavon, sans original syriaque. Texte subtil sur la quête humaine du divin :
« Seigneur et Maître de ma vie, ne me donne pas un esprit de paresse, de curiosité (indiscrétion), d’ambition (vain désir de pouvoir) et de (vaines) paroles (bavardage). Veuille accorder à ton serviteur un esprit de sagesse (sophrosune = non “chasteté”, mais “pleine conscience”), d’humilité, de patience et d’amour (charité). Oui, Seigneur mon Roi, donne-moi de voir mes (propres) fautes et de ne pas juger mon frère. Car Tu es béni pour les siècles des siècles. Amen. »
Ces paroles affirment combien l’être humain est “à l’Image et à la Ressemblance du Créateur”. Ainsi le langage dit notre capacité à nous débarasser de toute “langue mauvaise” ou médisance.
On a souvent mis l’accent sur la paresse, la déliquescence de la volonté ou des sens faits de perceptions ou de capacités psychologiques. De même, la chasteté ne peut se réduire à une dimension physique.
Jérusalem résonne de toutes les langues du monde, de toutes les rumeurs où raison et irrationalité s’entre-mêlent. La présence silencieuse de Dieu vient couvrir et dépasser la versalité d’esprits souvent en goguette. Chaque mot, chaque lettre relie ici à une forme de salut. ♦

Dernière mise à jour: 04/01/2024 11:33