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Mohammad Darawshe : « Je veux une coexistence fondée sur l’égalité

Michel et Florence Taubmann
15 septembre 2025
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Mohammad Darawshe (au centre) a rejoint le centre Givat Haviva en 2000, après avoir quitté son poste de directeur de campagne du Parti arabe démocratique, puis de la Liste arabe unie (RAM). ©Givat Haviva Center

Palestinien citoyen d’Israël et directeur de la stratégie au Centre pour une société partagée de Givat Haviva, Mohammad Darawshe est un inlassable défenseur de l’intégration des arabes dans la société israélienne.


Qu’est ce qui motive votre travail à la tête de Givat Haviva ?

 Je suis avant tout une personne qui place la vie et l’humanité au centre de mon action. Je suis père de quatre enfants, trois filles et un garçon. Et, pour moi, leur sécurité personnelle compte plus que tout. Je veux pour eux un écosystème capable de leur garantir, ainsi qu’à leurs descendants, un bon avenir. Je crois en la promesse faite à mon grand-père, dans la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, qui a invité les Palestiniens vivant sur cette terre en 1948 à rester et à participer à la prospérité et au développement de ce pays.

Cette promesse d’égalité politique et sociale, faite à mon grand-père, je veux qu’Israël la tienne. Je veux être loyal envers mon pays, Israël, mais je veux aussi être loyal envers le peuple palestinien dont je suis issu. Depuis plus de 40 ans, je travaille donc pour conjuguer les objectifs des deux peuples et, malgré la difficulté, beaucoup de projets avancent dans la bonne direction. Je veux une coexistence fondée sur l’égalité, où nous serions, soit deux chevaux tirant le même chariot, soit deux cavaliers cheminant côte à côte.

Comment concilier ces deux objectifs ?

Il existe deux façons d’y parvenir. L’une est la révolte, qui donne parfois des résultats ; mais l’autre approche, que je privilégie, est l’accumulation des succès. Les relations judéo-arabes doivent reposer sur des intérêts mutuels qui se maintiennent dans le temps, même en période de crise.

Ainsi, malgré l’augmentation de la méfiance et de la peur depuis le 7 octobre, nous avons réussi à éviter les affrontements, parce que les uns et les autres nous voulons protéger ce que nous avons construit ensemble au cours des dernières décennies de vie commune. Je ne parle pas d’une paix idéologique, mais d’un idéalisme pratique, concret, armé par ses succès pour résister à des crises graves comme celle que nous traversons. 

Bio express


En quête d’une société partagée

Né dans un village voisin de Nazareth en 1963, Mohammad Darawshe est titulaire d’une maîtrise en gestion de la paix et des conflits à l’Université de Haïfa. Il est directeur de la stratégie au Centre pour une société partagée de Givat Haviva. Fondée en 1949, l’institution travaille à la réconciliation entre Juifs et Palestiniens.

Givat Haviva accueille chaque année entre 3 000 et 10 000 enfants au sein de son école mais aussi pour des rencontres ponctuelles. Mohammad Darawshe a également dirigé la campagne du Parti arabe démocratique et de la Liste arabe unie jusqu’en 2000. Il souhaite une alternance politique qui inclurait les partis arabes dans le cadre d’une coalition allant de la gauche sioniste jusqu’à ce qu’il nomme la « droite soft ».

Dans votre combat de quarante ans pour cette idée de paix, quels ont été les moments les plus difficiles, et, à l’inverse, les moments de satisfaction ?

Le pire moment a été l’adoption par la Knesset, le 19 juillet 2018, de la loi sur l’État-nation. Par cet acte, Israël me lançait, en pleine figure, que la promesse d’égalité politique et sociale n’était plus sur la table. Cette loi constitutionnelle fait des Arabes des citoyens de seconde zone. Quel choc ! Et quelle tristesse ! Elle couronnait les 28 lois anti-démocratiques, surtout anti-arabes, adoptées depuis le retour au pouvoir de Netanyahou en 2009. Et, bien sûr, la situation s’est aggravée depuis la formation du dernier gouvernement il y a un an et demi. 

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L’un des moments les plus positifs a été, sous le « gouvernement du changement » Bennett-Lapid en 2021-2022, la participation de la Liste arabe unifiée de Mansour Abbas à la coalition gouvernementale. C’était la première fois qu’un parti arabe faisait partie de l’appareil décisionnel en Israël, même si le cabinet Rabin, de 1992 à 1996, avait créé un précédent en s’appuyant officieusement sur deux partis arabes qui avaient constitué un « bloc préventif » pour sécuriser le gouvernement.

Ce soutien officieux avait permis une grande progression de la communauté arabe dans les domaines social, économique, éducatif, municipal. Cet âge d’or des relations judéo-arabes, comme nous disions à l’époque, s’est accompagné d’une réduction des inégalités.

Si les arabes constituent 21% de la population israélienne, dans le secteur de la santé ils représentent 40 % des médecins, 25 % des infirmiers et infirmières, 50 % des pharmaciens. ©Hadas Parush/Flash90

Il y a 21 ans, en 2003, le pourcentage d’étudiants arabes dans les universités israéliennes était de 3,5 %. Aujourd’hui, il s’établit à 20 %. Six fois plus ! En 21 ans, la part des médecins arabes dans les hôpitaux israéliens est passée de 11 % à 24 %. C’est ce que j’appelle des îlots de succès, dans lesquels la communauté arabe a renforcé ses capacités, sans porter préjudice à la communauté juive israélienne. La communauté arabe renforce son pouvoir intellectuel dans de nombreux domaines.

Comment faire pour renforcer la cohésion de la société israélienne ?

Il est important de mettre l’accent sur l’identité civique de l’État, et non sur son identité ethnique, en tant que dénominateur commun pour les deux populations. Dès lors, nous pouvons nous concentrer sur la question des intérêts mutuels. Et ils sont nombreux. Je vous ai déjà parlé du secteur médical. Il y a aussi l’environnement, l’économie, la haute technologie, tout ce qui touche à la consommation quotidienne, à l’art de vivre. Faisons en sorte que ces îlots de succès mutuels bénéficient aux deux parties.

La question qui se pose alors est celle de l’égalité. Doit-elle être la cause ou la conséquence des bonnes relations entre Juifs et Arabes ? Notre point de vue à Givat Haviva est qu’il faut travailler sur les deux critères en parallèle, sans donner la priorité à l’un ou à l’autre. Car si vous établissez une priorité, cela revient à relativiser l’importance de l’autre critère. Avec le temps, nous avons appris que la stratégie doit être combinée.

Cela surprendra ceux qui croient aux idées simples, mais la tragédie du 7 octobre a révélé une très grande loyauté des Arabes israéliens à l’égard du pays dont ils sont citoyens…

Selon une enquête réalisée par l’Institut israélien pour la démocratie, 70 % des citoyens arabes affirment que leur sentiment d’appartenance à la société israélienne s’est renforcé depuis le 7 octobre. Et 85 % des citoyens arabes condamnent les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre. Un tel message exprime une proximité grandissante vis-à-vis de la population juive israélienne. Il est très cohérent avec ce qui s’est passé le 7 octobre, car 36 citoyens arabes ont été tués ce jour-là, en essayant de sauver leurs compatriotes juifs israéliens.

Une femme arabe israélienne vote en 2021 ©Jamal Awad/FLASH90

Un de mes cousins, ambulancier à la soirée Supernova, a refusé d’évacuer les lieux ; il a continué à soigner les blessés jusqu’à ce qu’il soit lui-même tué. Ces histoires ont forgé une conscience partagée, le sentiment que nous sommes tous dans le même bateau. La clef réside dans la question de l’identité israélienne. Aujourd’hui, 67 % des citoyens arabes se définissent comme palestiniens, mais si un État palestinien voit le jour, ils resteront israéliens ; c’est là qu’ils ont fait leur vie depuis quatre générations et que réside leur avenir. Ils doivent continuer d’apprendre à devenir israéliens. Mais attention, les Juifs doivent, eux aussi, continuer d’apprendre à devenir israéliens.

Les succès et l’ascension sociale de la population arabe ne risquent-ils pas d’effrayer, à terme, une partie de la population juive, qui pourrait craindre un affaiblissement de l’identité juive de l’État ?

C’est une question essentielle, que j’aborde dans un article publié dans un livre intitulé 75 visages de l’État juif. J’y parle de la relation entre la nature juive et la nature israélienne de l’État d’Israël. Pour moi, le meilleur produit d’exportation d’Israël au Moyen-Orient, c’est ce qui contribue à sa légitimité morale. Si l’on réussit, en Israël, à créer un modèle de société partagée, fondée sur l’égalité des citoyens, alors nous pourrons influencer, et même rallier les populations civiles des pays arabes. Et pas seulement leurs gouvernements.


Shalom Salam – Cet entretien, accordé en exclusivité à Politique Internationale, s’inspire d’un débat organisé par le groupe Shalom Salam. Il a été fondé par des citoyens israéliens – juifs et Palestiniens – au lendemain des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023. Florence et Michel Taubmann figurent parmi les membres fondateurs de Shalom Salam.