Dominique Lapierre: « Je ne veux pas voir la division de cette terre »
A la veille de ses 80 ans, Dominique Lapierre, écrivain et journaliste français connu dans le monde entier pour ses livres enquêtes et ses romans (dont le plus célèbre, est La cité de la joie) raconte son amour (déçu ?) pour la Terre Sainte, une terre qui semble aujourd’hui « avoir dénaturé le message de Dieu »
« Je ne veux pas y retourner. Je ne veux pas voir la division de cette terre magnifique, historique, divine »… C’est étrange, pour un gascon à l’optimisme généralement débordant comme Dominique Lapierre, de répondre de façon aussi tranchée. Cela fait réfléchir d’autant que cela concerne la Terre Sainte et que l’opinion provient d’un journaliste et écrivain qui a dédié quatre années d’enquête au moment le plus enthousiasmant de l’histoire du judaïsme moderne : la naissance de l’Etat d’Israël, pour le décrire ensuite dans un best-seller international signé – comme presque toujours – en tandem avec son « frère de plume », l’américain Larry Collins : Jérusalem, Jérusalem !, publié en 1971, qui compte actuellement 50 millions de lecteurs dans 32 pays et dont a été tiré un film.
Il s’agit toutefois d’un pessimisme qui a ses raisons et les énonce. Lapierre aura prochainement 80 ans (il est né le 30 juillet 1931) et – outre sa carrière de reporter à succès (il a suivi dans le cadre de son travail des événements fondamentaux de l’histoire du XXe siècle) et d’auteur d’au moins une dizaine de best-sellers internationaux – compte désormais trente ans d’activité humanitaire, surtout en Inde. En effet, La Cité de la joie (1985), en racontant les vicissitudes des « héros » d’un bidonville de Calcutta, lui a procuré une sorte de seconde vie tant comme écrivain que comme homme. Depuis lors en effet, toute son énergie (et ses droits d’auteur…) sont dédiés à soutenir une vingtaine de projets de solidarité en faveur des enfants et des pauvres (voir encadré).
Mais Lapierre n’a certes pas oublié Jérusalem, la ville qui a constitué la première étape du « réveil spirituel » de sa foi.
Commençons par le début…
Toute mon histoire d’amour vec Jérusalem commence par un chemin de croix : la route qui montait de Tel Aviv à Jérusalem. Nous étions dans les années 70 et à l’époque la seule route qui menait à la ville sainte était très étroite : c’était celle-là même qu’avaient parcouru les Croisés, Saladin et les anglais d’Allenby en 1917, en somme tous les – nombreux – conquérants de Jérusalem. Lorsque je l’ai parcourue pour la première fois, à bord d’un taxi, j’ai remarqué tout au long du parcours un cimetière de camions calcinés, brûlés. Sur la portière de chaque véhicule se trouvaient des noms écrits en hébreu. J’ai demandé au chauffeur : « Mais qu’est-ce que c’est que cette espèce de cimetière métallique ? ». Il a alors arrêté la voiture, s’est tourné vers moi et m’a dit : « Vous ne savez pas ce qui s’est passé ici la nuit du 24 mars 1948 ? ». Non je n’en savais rien.
Pas plus que nous…
Alors il m’a raconté l’histoire. En 1948, à Jérusalem, étaient présents 100 000 juifs, la partie la plus sainte de la communauté juive mondiale, les descendants du « reste d’Israël » qui étaient depuis toujours demeurés entre ces murs, au travers des siècles. Mais ils étaient assiégés par les combattants palestiniens d’Abd el-Kader el-Husseini et risquaient de mourir de faim et de soif. Pour échapper à cet étau, David Ben Gourion (le père légendaire de l’Etat d’Israël qui aurait cependant vu le jour seulement quatre mois plus tard) fit réquisitionner tous les camions qu’il avait pu trouver dans la région juive, les chargea d’eau, de sucre, de farine, d’abricots et de tout type de secours, il mobilisa des chauffeurs et, la nuit du 24 mars 1948, un convoi de 350 camions se dirigea vers Jérusalem. Mais les combattants arabes étaient au courant de l’opération et avaient préparé une embuscade : tout le convoi fut brûlé, toutes les provisions volées et tous les chauffeurs assassinés. C’est pour cela que ces carcasses ont été laissées là : en tant que témoignage de l’enfer.
C’est une histoire incroyable !
En effet, ce jour-là, en montant vers la ville sainte, je pensais déjà que cela aurait été le sujet de mon nouveau livre. Imaginez : les protagonistes de ce convoi étaient les survivants des chambres à gaz, des juifs ayant échappé à la Shoah qui avaient traversé l’Europe à pied et s’étaient embarqué sur des navires clandestins afin d’arriver finalement en Terre promise puis étaient partis en mission pour sauver leurs frères dans la foi menacés de destruction… Quelques heures après, j’appelais au téléphone Larry Collins, qui était en Amérique, lui annonçant avoir trouvé notre sujet. Il a sauté dans le premier avion. Quatre années d’enquête ont suivi, qui ont vu la réalisation d’entretiens avec plus de 1200 protagonistes – en Israël, dans le monde arabe, en Amérique – de cette monumentale page de l’histoire de notre temps. C’est ainsi qu’est né Ô Jérusalem.
Un titre emphatique, qui indique la stupeur. Vous vous êtes fait par ailleurs plusieurs fois l’écho des psaumes et des prophètes, décrivant Jérusalem dans des livres et des articles comme « la reine des villes », une « capitale spirituelle imprégnée de la présence divine », un « spectacle prodigieux », allant jusqu’à l’appeler « mon amour ». Vous avez écrit avoir perçu que « Dieu est vivant à Jérusalem, en commençant par la vallée de Josaphat, le long des mûrs où – dit-on – les trompettes du jugement dernier sonneront à la fin du monde »…
C’est que, justement, la première impression que j’ai eue, a été un choc fantastique. Le chauffeur de ce taxi en effet eut la bonne idée de monter jusqu’au Mont des Oliviers et de m’y déposer. Il était peut-être une heure de l’après-midi d’un vendredi et j’ai ainsi pu assister à l’un des spectacles les plus extraordinaires qui puisse s’y dérouler pour un homme : l’identification d’une vision avec une ville trois fois sainte. Des milliers de musulmans sortaient des mosquées après la prière du vendredi et les ruelles grouillaient de couleurs. Quelques heures plus tard, lorsque le soleil se couchait déjà derrière les collines de Judée, c’était le début du Shabbat et des milliers de juifs arrivaient des quartiers de la ville nouvelle (on était à peine après la Guerre des six jours, en 1967, et la ville avait été réunifiée) pour se précipiter en direction du Mur occidental : un nouveau spectacle, la Jérusalem sainte juive. Vision qu’accompagna le concert des cloches qui égrenaient l’angélus du soir des chrétiens ! Etant enfant, j’avais grandi avec la Bible et là je me retrouvais à l’improviste dans les lieux où tout s’était déroulé… Je croyais être à la porte du paradis ».
Mais vous notez immédiatement après que : « Au nom de Dieu, combien de sacrifices avaient été imposés à cette ville au cours de sa longue histoire ! 17 fois détruite, 17 fois ressuscitée »… Encore aujourd’hui, devant Jérusalem, on se demande s’il s’agit de la ville de l’unité ou de la division, d’un problème ou d’une chance pour le monde.
Chaque fois qu’une bombe explose en Israël ou en Palestine, je pleure. Je suis très pessimiste pour l’avenir. Lorsque l’on parle à un juif orthodoxe et que ce dernier explique que l’olivier ne peut grandir que là parce qu’il se trouve sur la terre donnée par Dieu à ses fils ; quand ensuite on s’adresse à un palestinien, qui affirme que Mahomet est parti de cette roche en direction du ciel… Tous deux sont féroces dans leur antagonisme et c’est pourquoi cela sera toujours très, très difficile. Quel malheur qu’Israël et la Palestine n’aient pas un Nelson Mandela, un homme ayant un regard détaché, généreux afin de les conduire finalement vers la paix ! Tous ceux qui cherchent la paix là-bas sont assassinés : Sadate, Rabin… C’est terrible.
Dans votre livre, il y a 40 ans, vous sembliez plus optimiste. En effet, vous racontiez l’histoire de deux jeunes amis – un juif et un musulman – qui reviennent sur la terre de leurs pères et se retrouvent sur des fronts opposés : l’un dans l’armée israélienne et l’autre dans les milices arabes.
En effet, à l’époque, nous avions été frappés, dans de nombreuses rencontres, de découvrir des juifs et des palestiniens qui parvenaient à cohabiter de manière pacifique, dans les mêmes quartiers, sur la même terre… Vous voyez, moi aussi, je suis un fils de la guerre. Si en 1942, quand j’avais 11 ans, on m’avait demandé : « Crois-tu qu’un jour la France et l’Allemagne feront la paix ? », après le fleuve de sang et les millions de morts entre l’une et l’autre, j’aurais répondu : « Jamais ! ». En revanche – et heureusement ! – il n’en a pas été ainsi. Comment cela se fait-il ? Parce qu’aucun Dieu n’avait promis l’Alsace et la Lorraine ni à la France ni à l’Allemagne…
Que voulez-vous dire ?
J’ai mon point de vue. Peut-être n’est-il pas des plus orthodoxes mais il s’est renforcé après mon dernier livre dédié à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud : dans le cadre d’événements politiques, lorsque l’homme mêle Dieu à ses problèmes, tout se complique. Si les peuples revendiquent à leur manière une paternité religieuse, divine, messianique afin de faire valoir leurs objectifs « au nom de Dieu » en dénaturant les messages et en arrivant à lui faire dire ce qu’ils veulent, alors l’affrontement devient terrible. Regardez l’Irlande du Nord : chaque fois que les hommes entraînent Dieu dans leurs conflits, la paix devient plus difficile à obtenir.
Cela pourrait passer pour un message de scepticisme, d’agnosticisme universel…
Attention. Ce sont les hommes qui dénaturent le message de Dieu ! Prenons le cas de l’Afrique du Sud : l’apartheid était pire que le nazisme (à l’exception des chambres à gaz) et pourtant il ne s’est pas achevé dans un bain de sang ! Un miracle ! Qu’un homme comme Nelson Mandela, après 30 ans de prison ait pu être remis en liberté et dire à son peuple, aux noirs, aux blancs, aux métisses comme aux indiens : « Nous ferons tous ensemble une nation arc-en-ciel » représente l’un des plus grands cadeaux de l’histoire à l’humanité. Et pourquoi a-t-il été possible de le faire ? Parce que, dans la lutte politique, il n’y avait pas de dimension divine. Dieu n’avait jamais promis l’Afrique du Sud aux blancs plutôt qu’aux noirs comme cela est arrivé en Terre Sainte. Il n’y avait pas de complication religieuse.
Et pourtant, il était beau que les juifs reviennent dans la terre promise.
Oui, mais aujourd’hui une opposition de présumées volontés divines fait en sorte que les peuples s’affrontent de manière indéfinie. Maintenant, il y a par ailleurs le mur… J’ai passé beaucoup de temps à Berlin avec Larry Collins lorsque je voulais écrire l’histoire du Mur dans les années 60. Mais après quatre mois d’enquête j’étais tellement bouleversé par ce que représentait cette tragédie historique que nous avons abandonné. Et maintenant, ce mur existe à Jérusalem ! Je ne peux pas aller à Bethléem sans passer par les points de contrôle, sans traverser des murs de ciment… C’est fou. Je ne veux pas retourner là-bas. Je ne veux pas voir la division de cette terre magnifique, historique, divine. Ce qu’elle est devenue aujourd’hui est horrible.
Qu’est-ce que cela veut dire pour vous d’un point de vue religieux ?
Les hommes ne savent pas interpréter la parole d’humanité de Dieu sinon pour la plier à leurs intérêts particuliers. Je voudrais trouver une terre d’amour et c’est pourquoi je préfère aller dans les bidonvilles de Calcutta où, dans la plus extrême pauvreté hindous, musulmans et chrétiens vivent ensemble. On voit là la même volonté d’arriver à Dieu au travers de chemins différents, sans chercher à se nuire les uns aux autres, comme si la pauvreté avait nivelé toutes les conditions sociales et même religieuses. C’est extraordinaire.
Dominique Lapierre?
Reporter de renommée mondiale, amoureux de l’Inde, Dominique Lapierre a dédié une grande partie de sa vie d’écrivain à reconstruire de grands événements du XXe siècle dans le cadre de romans historiques de grande valeur narrative et scrupuleusement documentés. C’est ainsi que sont nés, à quatre mains avec Larry Collins, Paris brûle-t-il ? (sur l’occupation national-socialiste de la France), Jérusalem, Jérusalem (la naissance de l’Etat d’Israël), Cette nuit la liberté (l’indépendance de l’Inde). Il a par ailleurs écrit seul d’autres best-sellers : La cité de la joie, Plus grands que l’amour, Mille soleils, Un arc-en-ciel dans la nuit. Tout récemment, il a publié : Inde mon amour.
En 1982, Dominique Lapierre et son épouse ont fondé l’association Action pour les enfants des lépreux de Calcutta (www.citedelajoie.com), au travers de laquelle ils soutiennent 26 projets de développement et 14 organisations humanitaires surtout en Inde mais également en Afrique et en Amérique latine : des écoles, des léproseries, des puits, quatre bateaux dispensaires, des structures pour handicapés…
Dernière mise à jour: 27/12/2023 23:31