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Daniel Bar-Tal: «La paix n’est pas morte avec Rabin mais avec Netanyahu»

Manuela Borraccino
3 novembre 2015
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Ce ne fut pas l'assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, en novembre 1995, mais les graves erreurs commises peu après par ses successeurs qui ont ébranlé le processus de paix entre Israeliens et Palestiniens. Daniel Bar-Tal, professeur de psychologie politique à l'Université de Tel-Aviv et expert reconu de la psychologie sociale de l'Etat juif en est convaincu. Interview.


Ce ne fut pas l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, en novembre 1995, mais les graves erreurs commises peu après par ses successeurs qui ont ébranlé le processus de paix entre Israeliens et Palestiniens. Daniel Bar-Tal, professeur de psychologie politique à l’Université de Tel-Aviv et expert reconu de la psychologie sociale de l’Etat juif, voit en Benjamin Netanyahu – actuel premier ministre qui était à l’époque chef du parti de centre-droit Likoud – le principal responsable de l’effondrement du processus de paix et de la dérive nationalo-religieuse d’une partie de l’électorat israélien ces vingt dernières années. « Ses déclarations récentes sur la relation entre Hitler et le Grand Mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, ne sont que les plus récentes visant à délégitimer le partenaire palestinien dans le processus de paix et renforcer la haine à son égard en Israël », fait remarquer Bar-Tal dans une interview accordée à  Terrasanta.net.

Professeur, on croit communément que le processus de paix est mort avec Rabin. Partagez-vous cette opinion ?

Je ne pense pas que le processus de paix soit mort avec Rabin, mais à cause de tout ce qui a été mis en place après sa mort pour détruire ce qui avait été fait. Et le principal coupable c’est notre actuel premier ministre Benjamin Netanyahu, bien que les deux autres gouvernements travaillistes de Shimon Peres et Ehud Barak aient aussi ​​contribué à saborder les négociations. Bien sûr, Arafat était ambigu: il a essayé de garder ouverte la possibilité de la lutte armée jusqu’à ce qu’il démontre qu’il était incapable d’arrêter les attaques. Mais la responsabilité de l’échec retombe avant tout sur Netanyahu, sur son action conjointe d’idéologie et de politique pragmatique.

Quel a été le point de non-retour dans le déclin du processus de paix ?

L’année charnière fut l’été 2000, lorsque Barak est revenu de Camp David en disant qu' »il n’y avait pas d’interlocuteurs légitimes pour parler de paix ». Ce faisant, il a détruit le modèle de négociations qui avait été utilisé jusque-là, délégitimant Arafat comme représentant des Palestiniens et lui otant toute fiabilité en tant que partenaire dans les négociations. Ce qui est arrivé plus tard, la deuxième Intifada, la montée de la droite ou encore la marginalisation progressive de la gauche sioniste en Israël, n’est que le pur résultat de cette politique scandaleuse.

Pensez-vous que les Israéliens étaient prêts à faire des concessions ou les Accords d’Oslo étaient-ils trop ambigus pour être vraiment mis en œuvre ?

A l’époque les sondages montraient clairement que Rabin était soutenu par la majorité de la population. Après les déboires de l’Intifada, nous avons été préparé pendant des années à la perspective de la paix avec les Palestiniens : nous savions qu’il y avait des conditions pour traiter avec l’OLP et ce qu’aurait comporté la paix. Mais si vous me demandez si les Accords d’Oslo étaient de bons accords, ma réponse est : non, ils ne l’étaient pas. Un des plus grands problèmes était de faire accepter l’idée que les colonies soient évacuées. Rabin n’est jamais sorti de cette ambiguïté. Il ne faut pas oublier qu’il était un membre éminent du système; il avait été ministre de la Défense pendant l’Intifada et n’avait pas hésité à réprimer brutalement les émeutes. Pendant ces années d’Oslo, il a commis deux erreurs: la première fut d’interdire aux négociateurs de mettre par écrit le retrait des colonies. Rabin donna sa parole à Arafat, rien de plus, laissant un grand flou sur un point pourtant crucial dans l’établissement de la paix. La deuxième erreur fut de ne pas ordonner l’évacuation des Juifs d’Hébron après le massacre – perpétrés en février 1994 – de 29 Palestiniens par le colon Baruch Goldstein. Il craignait que les colons génèrent d’énormes problèmes à la société israélienne. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus difficile en particulier à cause de la couverture et du soutien politique dont ils bénéficient au sein de l’état. Nous devons avoir l’honnêteté de dire que Rabin a reporté indéfiniment le problème des colonies, qui ont été et sont encore le principal obstacle à la paix, et toute décision à plus tard, ce qui n’advint jamais.

Qu’est devenu le «patrimoine» de Rabin compte tenu de la crise profonde de la gauche sioniste ?

Je ne pense pas que nous puissions parler d’un véritable «patrimoine» qui aurait dû être transmis à la gauche. Il est vrai que Rabin faisait la distinction entre les colonies d’importance militaire qui resteraient en territoire israélien dans un échange de terrains comme à Gush Etzion, et les établissements qui auraient pu être expulsés. Mais une de ses limites fut de ne jamais sortir de l’ambiguïté sur le sort des colonies. J’ai moi-même demandé à la veuve Leah Rabin si son mari avait jamais parlé de ce qu’il avait l’intention de faire dans les territoires, comment organiser le retrait des colonies non stratégiques à Israël. Elle a dit qu’elle ne l’avait jamais entendu parler de cela, tout comme ses collaborateurs. Ceux qui ont travaillé avec lui assurent que Rabin aurait tenu les engagements qu’il avait pris en responsabilité, même le retrait des territoires. Mais il n’a jamais partagé avec quiconque ce qu’il avait en tête, quand et comment le mettre en œuvre. Son héritage, ou quoi qu’il en reste, s’inscrit dans un engagement à vouloir changer l’état des choses. Si on relit ses discours aujourd’hui, nous notons qu’aucun premier ministre n’avait jamais parlé comme lui auparavant : émergent clairement des indications et une langue différente du passé, tout comme la nécessité d’une nouvelle approche. Certains de ses discours sont vraiment émouvants.

Selon vous, la contestation de la politique pacificatrice de Rabin a-t-elle été le seul fait de franges extrémistes des territoires ou venait-elle aussi du cœur même de l’establishment politique Israëlien ?

Cela ne fait aucun doute. Comme cela a été démontré dans les années qui ont suivi l’assassinat, le Likoud a investi d’importantes ressources financières et déployé un énorme effort d’organisation pour créer un environnement de haine et de violence dans lequel a muri l’assassinat de Rabin: lorsque Yigal Amir a appuyé sur la gâchette il était soutenu par une frange de l’extrême droite religieuse qui, non seulement n’a jamais été interdite, mais bénéficie aujourd’hui d’une couverture au Parlement, à l’armée et dans le milieu des affaires dans le pays. Netanyahu a conduit l’opposition au processus de paix d’une manière tellement percinieuse qu’elle a rendu l’assassinat presque inévitable. Les résultats en sont visibles aujourd’hui. Netanyahu est arrivé au pouvoir en 1996 après la terreur palestinienne déchaînée et une mauvaise politique menée par Peres et Barak. Depuis les années 2000, l’aile droite a utilisé toutes ses armes pour changer l’opinion de la majorité de la population israélienne, pour amener un homme, autrefois considéré comme d’extrême droite, au sommet de l’Etat.

Qu’a rendu possible un tel changement radical en seulement deux décennies ?

Vivre dans une société juive israélienne c’est être porteur d’une certaine mémoire collective et d’une certaine vision de la vie, de l’école, du travail, de l’armée, de la famille et de la sphère sociale. Depuis plus de 25 ans, sauf pour le bref intermède du gouvernement Rabin, une coalition de centre-droit a gouverné Israël. Jusqu’au début des années 90, 40% des Juifs israéliens se réclamaient de gauche. Aujourd’hui, ce pourcentage ne dépasse pas les 20%. Le terrorisme d’une part et l’affirmation de l’ancien Premier ministre Ehud Barak – “il n’y a pas de partenaire palestinien pour la paix” – ont largement contribué à l’érosion progressive des soutiens de la gauche et de la paix. Nos études sur les manuels d’éducation civique israéliens montrent clairement que les Juifs israéliens subissent un processus de socialisation et d’endoctrinement de l’esprit par la droite depuis leur naissance. Être un citoyen qui porte des idées de gauche est considéré comme une trahison: les dirigeants de notre gouvernement et de la Knesset ont fait de leurs leurs opinions politiques une sorte d’ethos qui définit l’identité du Juif Israëlien.

Comment Netanyahu a-t-il fait pour, dans un temps si court, démonter la vision de Rabin et être élu pour quatre mandats ?

Netanyahu ne s’est pas construit sur le bas coté : il reflète très bien les croyances idéologiques des Israéliens juifs, et sait comment utiliser les symboles et notre histoire, comment manipuler les peurs et les émotions pour entraîner les gens vers la vision réductrice et typique de la droite délégitimant la vision plus universelle et humaniste de la gauche. Durant ces vingt dernières années, il a tout fait pour convaincre les Israéliens qu’ils étaient entourés d’ennemis; qu’il n’y a pas partenaire pour la paix, que la sécurité est la priorité. Netanyahu ne fait qu’alimenter le conflit et la perception d’une menace imminente avec son lavage de cerveau sur les conspirations du Hamas, de l’Iran ou du Hezbollah mais aussi des Arabes et de leurs collaborateurs contre l’Etat d’Israël et agite la possibilité que l’Holocauste se produise à nouveau. C’est encore à sa propagande et à la protection assurée aux colons ces 48 années que l’on doit le racisme et la xénophobie croissante – cette violence qui, le 30 juillet dernier a exterminé la famille Dawabshah dans le village palestinien de Douma-, mais aussi le manque d’application des lois dans les territoires et le laxisme face à des actions plus radicales. Jusqu’aux menaces de mort contre le président Reuven Rivlin et les tentatives visant à délégitimer la Cour suprême. Ces faits d’une gravité sans précédent étaient inimaginables il ya vingt ans.

Qu’avez vous pensé, le 21 octobre dernier, lorsque vous avez entendu M. Netanyahu affirmer que l’extermination des Juifs n’était pas une idée d’Adolf Hitler mais du Grand Mufti de Jérusalem ?

Tous les premiers ministres israéliens, depuis l’époque de David Ben Gourion, ont fait usage de la Shoah pour différents objectifs politiques, au moins pour le Jour de la Mémoire. Benjamin Netanyahu cependant a perfectionné l’instrumentalisation de l’Holocauste jusqu’à ce qu’il devienne une routine, le reliant souvent à la diabolisation de l’ennemi du moment: l’Iran, le Hezbollah, le Hamas… Cette dernière déclaration visait à délégitimer les Palestiniens en tant que tels, vu que pour lui le Grand Mufti Haj Amin al Husseini représente leurs aspirations nationales. Il l’a fait pour montrer aux Israéliens que dans l’ADN des Palestiniens se trouve  un désir d’exterminer les juifs, c’est un thème récurrent dans le narratif de Netanyahu. Lors du rapprochement entre Palestiniens, Haj Amin al Husseini, Hitler et l’idée d’extermination des juifs, il a franchi la dernière étape pour instaurer la haine et la méfiance de la part des Israéliens et rejeter les Palestiniens de toutes les négociations.