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Atlit : le cimetière croisé fait parler les morts

Paul Turban
30 septembre 2018
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Atlit : le cimetière croisé fait parler les morts

À l’ombre du Château-Pèlerin d’Atlit, une équipe d’archéologues français a entrepris de fouiller le plus grand cimetière croisé connu de Terre Sainte. Espace funéraire unique en son genre, il offre des premiers résultats originaux, voire surprenants. Visite de terrain.


Un décor digne de Chateaubriand. A droite, une plage de sable baignée par le soleil et caressée par la mer Méditerranée. A gauche, à l’horizon, se dresse la chaîne du mont Carmel, barrière infranchissable. En face, des ruines sur un petit promontoire rocheux semblent défier l’infini de la mer et du ciel. Atlit, ou Athlit, est un petit paradis terrestre. Les Phéniciens ne s’y sont pas trompés en s’implantant là il y a près de 3 millénaires. Des vestiges croisés et à quelques centaines de mètres, un cimetière où plusieurs milliers de corps sont inhumés ; à vrai dire, malgré la présence d’aménagements funéraires en surface, on ne sait exactement combien. Le cimetière a été découvert par le Britannique Cedric Norman Johns à la faveur de fouilles au Château-Pèlerin entre 1929 et 1947.
Pour bien comprendre l’importance de ce site, il faut remonter quelques siècles en arrière. Après une matinée de travail, Yves Gleize et son équipe s’accordent une pause. L’occasion pour l’archéologue, qui a étudié plusieurs mois le site avant d’ouvrir les premières tombes, de donner quelques éléments de contexte aux chercheurs qui fouillent le sable à ses côtés. Atlit est un lieu de passage central pour de nombreux pèlerins médiévaux gagnant Césarée-Maritime depuis Haïfa. Autrement dit, ce défilé forme une portion stratégique dans l’axe Acre-Jérusalem. Au XIIe siècle, la bande de terre de quelques kilomètres qui sépare le littoral du mont Carmel était un véritable coupe-gorge. Des voyageurs y étaient la cible de brigands selon Guillaume de Tyr. Le roi de Jérusalem Baudouin Ier y fut très gravement blessé en 1103 selon Albert d’Aix, alors qu’il regagnait la ville sainte après la levée du siège de Saint-Jean-d’Acre. Le passage portait alors le nom de Destroit ou encore de Pierre-Encise. “Pour la petite anecdote, Olivier le Scolastique dit avoir trouvé là un trésor antique, ce qui est intéressant car on sait qu’à l’emplacement du château, il y avait un port phénicien”, raconte Yves Gleize. A ces chercheurs de trésors archéologiques, le directeur des fouilles décide de montrer un autre trésor.

 

 

Dans les pas des templiers

Les moins visibles des vestiges se trouvent quelques centaines de mètres plus loin. Ces premiers aménagements n’étaient pas dans la baie, mais à environ un kilomètre du littoral, en haut d’une petite colline. Le lieu a servi de carrière de pierres dès l’Antiquité. De la tour ne reste que la base insérée dans la roche. Cela suffit à constater l’importance de ce lieu permettant de surveiller la baie et la vallée jusqu’au mont Carmel. Yves Gleize commente la visite du piton rocheux : “Au XIIe siècle, sans autre précision de date, les Templiers élevèrent ce premier ensemble fortifié. Il faudrait dégager plus largement le site pour voir s’il n’y avait pas de systèmes de défense, des remparts ou d’autres élévations. J’espère que d’autres équipes travailleront sur ce site.” Avis aux amateurs. Cette tour fut abandonnée à la construction du Château-Pèlerin. Il est probable néanmoins, au vu de l’intérêt stratégique du lieu, qu’une occupation ait persisté au XIIIe siècle afin de protéger la nouvelle forteresse.
Vues des vestiges de la tour les ruines médiévales d’Atlit prennent un aspect particulièrement impressionnant. Le Château-Pèlerin, en latin Castrum Peregrinorum, fut édifié en 1218. Ce nom serait un hommage aux voyageurs qui donnèrent quelques sous pour son édification. “Dès 1219, le sultan de Damas et son armée l’assiégèrent mais la nouvelle forteresse tint bon, explique Yves Gleize. La carte du bénédictin Matthieu Paris, réalisée au milieu du XIIIe siècle, témoigne de l’importance de la place-forte. Le Château-Pèlerin y est représenté au milieu d’autres illustres fortifications croisées de la côte méditerranéenne” : Haïfa (Kaifas), Césarée, Jaffa (Jafel), Ashkelon (Escaloine), Deyr el-Balah (Le Darum, bande de Gaza) et Damiette (Égypte). Il fut par ailleurs le lieu de naissance de Pierre de France, comte d’Alençon, cinquième fils de Louis IX. Là, saint Louis accompagné de son épouse Marguerite préparait son expédition en Égypte, autre preuve de l’importance de la forteresse. Jamais elle ne fut prise et elle fut la dernière à être abandonnée par les Croisés quand ils quittèrent, vaincus, la Terre Sainte. La chute de Saint-Jean d’Acre en 1291 convainquit ses occupants d’évacuer, laissant ainsi aux mains du sultan victorieux le lieu, qui fut démantelé. “Aujourd’hui enclos dans une zone militaire, le Château-Pèlerin n’est accessible qu’à de très rares occasions, regrette l’archéologue. On sait peu de choses de cette forteresse, si ce n’est ce que
C. N. Johns put y découvrir et ce que les textes des pèlerins du XIXe nous disent des vestiges.” Le Château-Pèlerin contenait en son sein une chapelle renfermant des reliques de la sainte martyre Euphémie. De dimensions imposantes, il était entouré d’un petit bourg, voire d’une petite ville. C. N. Johns y a découvert des écuries, des bains et une petite église paroissiale où seraient inhumées une douzaine de personnes. Après cette visite, il est temps pour l’équipe de fouilles de regagner son champ. Le cimetière auquel il s’intéresse est à environ 500m à vol d’oiseau, hors des murs médiévaux, et hors de la zone militaire actuelle.

 

 

Un témoignage unique

“L’idée n’est pas de fouiller tout le cimetière : il est gigantesque !” prévient Yves Gleize, directeur des fouilles. Membre de l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) et de l’unité PACEA (de la Préhistoire à l’Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie) en délégation CNRS, cet archéo-anthropologue est un spécialiste des sites funéraires. “Ce cimetière est le mieux préservé du Royaume latin de Jérusalem” indique-t-il. Sur le sol, près de 2000 marqueurs de surface, comprenez des restes d’aménagements funéraires, sont visibles. Or, cette présence pose déjà un certain nombre de problèmes. Du côté de la mer, dans la partie ouest du cimetière, un agencement étonnant attire l’attention par son organisation régulière et son état de conservation impeccable, à première vue. “Cette partie est la moins bien conservée, s’amuse Yves Gleize, je vais vous expliquer pourquoi. À cet endroit les marqueurs de surface sont constitués de 4 ou 5 blocs alignés et scellés au mortier. Or, ce mortier ressemble à celui du mur du cimetière. Les Britanniques n’ont pas prélevé les squelettes, ils ont pris des blocs du château pour symboliser la disposition des corps qu’ils ont découverts.” Cela poussa l’équipe à concentrer ses recherches sur la partie est du cimetière.
Cette moitié-ci a moins souffert du passage de l’équipe britannique. “On sait qu’elle a déplacé un certain nombre de dalles, explique Yves Gleize, photographies d’époque en main. Certaines ont été retournées, d’autres déplacées, mais une grande quantité sont encore en place.” À vue d’œil, on peut diviser la partie orientale du cimetière en deux. Dans le quart sud-est, les marqueurs de sépultures sont d’une pièce et imposants. La disposition est ainsi faite que le visiteur peut déambuler aisément entre les tombes. “Ici ont été retrouvées les pierres tombales avec de grandes croix, ajoute-t-il, et certaines ont des surcreusements dans lesquels nous pouvons nous demander s’il n’y avait pas des éléments insérés.” Dans le quart nord-est, les marqueurs sont plus resserrés et les pierres tombales imposantes plus rares ; on observe plutôt des assemblages rectangulaires de pierres de petite taille.

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L’équipe a donc ouvert, en cette première année d’un plan quadriennal financé par le Ministère des Affaires Étrangères français, deux secteurs de fouilles. Il apparut dès le début que les différences à la surface se retrouvent dans le sable. Sous les pierres tombales imposantes, “nous avons trouvé plus d’une vingtaine d’individus masculins sur une toute petite zone fouillée, raconte l’archéologue. Et quelques enfants dont 2 ont été inhumés dans des cercueils en bois”, alors que la quasi-totalité des corps ont été mis en terre à même le sol. L’utilisation de cette partie semble avoir été assez intense, car les tombes découvertes en recoupent des précédentes, et les archéologues ont retrouvé à plusieurs reprises 2 ou 3 squelettes dans le comblement des tombes. Un seul corps de femme a été mis au jour dans ce secteur, mais avec une particularité de taille, elle était enceinte. “Il est donc légitime de se demander si elle a été enterrée là comme femme, ou parce qu’elle était enceinte.”

Premières conclusions

De fait le secteur où l’on a trouvé le plus de femmes semblerait plutôt être le quart nord-est, du côté du château. Sous le sable l’organisation des tombes est totalement différente. En 2015, lors de premières fouilles de faible ampleur, les archéologues avaient excavé 2 tombes, où ils n’avaient pas retrouvé d’os en position secondaire, c’est-à-dire relevés lors du creusement de la tombe et remis dans le comblement à la suite de l’inhumation du défunt. “Cette année, en reprenant les fouilles dans ce secteur, nous avons retrouvé un peu plus d’ossements en position secondaire, mais loin de la quantité retrouvée dans l’autre secteur” explique l’archéologue. Les corps dégagés sont principalement des femmes et des enfants.

 

L’orientation des tombes est cependant peu commune, puisqu’elle sort de la norme est-ouest pour un axe nord-est/sud-ouest, en direction du château pourrait-on penser, explication qui reste à confirmer. On constate aussi un changement d’orientation à trois reprises, sur trois niveaux d’occupation différents. Autre particularité, la présence dans les tombes de céramiques entières. Il n’est pas anormal de trouver de la céramique dans le comblement : des restes de poteries cassées peuvent être présents lors du creusement de la sépulture, et donc se retrouver dans le comblement lors de l’ensevelissement du corps. En revanche, la découverte de 2 poteries quasi-intactes dans 2 tombes dont au moins une féminine et avec des restes d’ossements d’animaux, laisse penser qu’elles y ont été placées volontairement. “grâce à la position des ossements, on sait que le corps s’est décomposé dans un espace vide, analyse Yves Gleize. Il y avait probablement des parois à mi-hauteur de la tombe qui permettaient à un plancher de bois de reposer.” Plancher sur lequel étaient posés le cas échéant les ossements de défunts découverts lors du creusement de la tombe et la poterie, avant que le tout soit recouvert de sable et d’un aménagement funéraire de surface. Or, la disposition de poterie auprès du défunt lors de l’inhumation rappelle les sépultures païennes ou paléochrétiennes : au XIIIe siècle, ces pratiques n’ont plus cours en Occident. Une découverte étonnante qu’il sera donc nécessaire de comprendre.
L’autre enjeu de ces fouilles, au-delà des pratiques funéraires, est de comprendre qui sont ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants enterrés là. Pour cela, deux types d’analyse vont être menées. Après analyse et relevé très précis de la position de chaque os, le squelette est démonté. La première analyse sera celle de l’ADN. “L’ADN contient des marqueurs qui permettent d’avoir des informations sur la lignée, détaille le chercheur. Des marqueurs rares se retrouvent à une fréquence plus importante chez certains groupes de sujets et peuvent donc informer sur l’origine ethnique.” La seconde analyse sera celle des isotopes du strontium, élément chimique présent dans les dents et les os. Cette molécule est issue des aliments consommés par les individus, qui la tiennent eux-mêmes du sol dans lequel ils ont poussé. Cela permet donc d’obtenir des informations sur l’origine géographique. “On pourra comparer les pourcentages des isotopes du strontium des dents, accumulé dans l’enfance, et celui des os, correspondant aux 10 dernières années d’existence de l’individu” ajoute Yves Gleize. Quelques indications sont déjà disponibles. Plusieurs squelettes portent des marques de coups ayant provoqué la mort de l’individu. Autre indice, un squelette a été déterré avec à ses côtés un reste métallique qui pourrait correspondre à un pic de bâton de pèlerin et un second a été mis au jour ayant les mains jointes sur la poitrine. Enfin, si le cimetière a fonctionné concomitamment avec le château, c’est-à-dire moins d’un siècle de 1218 à 1291, la population du Château-Pèlerin et de son faubourg semble trop faible pour pouvoir avoir été l’origine de plusieurs milliers de défunts. Habitants des villages voisins ? Pèlerins ? Chevaliers et templiers ? Autant de secrets qui restent à percer.♦

Dernière mise à jour: 13/02/2024 14:53