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Formes et gestes de la prière juive

Gabriel Abensour
30 novembre 2018
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Formes et gestes de la prière juive

Chaque jour les juifs s’adressent à Dieu en prière personnelle ou communautaire ; la plupart de ces prières sont très codifiées par des traités, le Talmud ou des versets bibliques.


Rédigé au XVIe siècle à Safed par le rabbin Joseph Caro, le Choulkhan aroukh demeure le principal code de la Loi juive guidant l’action de l’individu tout au long de sa vie. Le premier traité de ce code en 4 volumes, Le chemin de Vie (Orah haïm), est consacré aux lois journalières et s’ouvre sur les différentes formes de prières :
article 1 : Il se surpassera, tel un lion, pour se lever le matin et servir son Créateur. C’est lui qui éveillera l’aube. (Note du Rema : quoi qu’il en soit, il fera en sorte de ne pas se lever après l’heure de la prière publique.)
article 2 : Celui se levant pour déverser ses lamentions envers le Créateur, fera en sorte de le faire à l’heure où se remplaçaient les gardes – à la fin du premier tiers, à la fin du deuxième tiers et à la fin du troisième tiers de la nuit. En effet, ses prières portant sur l’exil et la destruction seront agréées à cette heure.
article 3 : Il est approprié qu’un craignant-Dieu souffre et se lamente sur la destruction du Temple.
article 4 : Mieux vaut peu de lamentations prononcées avec intention, qu’un flot prononcé sans intention.
Ces articles, probablement obscurs pour le profane, brossent le portrait de la prière juive telle que celle-ci fut instituée dès les premiers siècles de notre ère.

 

Cœur des 3 prières journalières, la amida se récite débout et en silence. Le fidèle doit cependant veiller à prononcer chaque mot avec ses lèvres. C’est de Hannah (Anne), mère du prophète Samuel, que le Talmud tire ces règles. Hannah parlait en son cœur, ses lèvres bougeaient mais sa voix ne s’élevait pas (1S 1, 13), nous dit le récit. Se calquant sur son comportement, le Talmud en déduit une série de règles, dont celles de prier debout, murmurant ce qui vient du cœur.

 

La prière comme devoir

Le premier article met l’accent sur la prière comme devoir structurant la journée juive. À l’humain de s’éveiller, tel un lion, pour réciter sa première prière. Moins optimiste, le Rema, un éminent décisionnaire polonais du XVIe siècle ayant annoté le Choulkhan aroukh, précise qu’à défaut d’un éveil héroïque, le fidèle prendra tout de même garde à ne pas dépasser l’heure de la prière publique.
Selon la tradition talmudique, la journée d’un juif est en effet rythmée par 3 prières quotidiennes, dont l’origine est attribuée aux patriarches. Ainsi, dès l’aube, l’individu récite la prière du matin, cha’harit, en écho au premier patriarche, au sujet duquel il est dit : “Abraham se leva de bon matin, pour aller au lieu où il s’était tenu en présence de l’Éternel” (Gn 19, 27) ; la fin de l’après-midi fait place à la prière de min’ha, comme il est dit : “Isaac était sorti dans les champs pour méditer, à l’approche du soir” (Gn 24, 63) ; la journée se conclut par la prière d’arvit [du mot érèv le soir], en hommage aux nuits tourmentées du patriarche Jacob, au sujet duquel il est dit : “Et il se retrouva en un lieu où il passa la nuit, parce que le soleil était couché” (Gn 28, 11). Le cœur de ces 3 prières obligatoires est la amida, la prière “du debout”, récitée à voix basse par le fidèle et s’ouvrant sur les mots : “Béni sois-tu Éternel, notre Dieu, Dieu de nos pères, Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob”.
Si, pour le Talmud, ces prières sont héritées des patriarches, leur institution formelle ne survint qu’après la destruction du Temple de Jérusalem. “Nous t’offrirons, au lieu de taureaux, l’hommage de nos lèvres,” écrivait Osée (14, 3). À l’instar des sacrifices quotidiens qu’elles viennent remplacer, les prières journalières du judaïsme s’apparentent peu à un épanchement spontané des cœurs et s’illustrent par leur aspect rigide, leurs textes immuables et les règles pointilleuses qui accompagnent leurs récitations.

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La prière comme épanchement des cœurs

Malgré la prépondérance des prières journalières, la tradition juive accorde également une part considérable à la prière spontanée, celle où la ou le fidèle épanche son cœur devant l’Éternel, partage ses doléances, ses craintes et ses souhaits.
Les exemples bibliques vantant cette forme de prière ne manquent pas, de Moïse suppliant Dieu de lui permettre d’entrer en Terre Sainte (Dt 3, 25) au Ps 102, 2-3, prêtant sa voix aux abattus : “Éternel, écoute ma prière, et que mon cri parvienne jusqu’à toi ! Ne me cache pas ta face au jour de ma détresse ! Incline vers moi ton oreille quand je crie ! Hâte-toi de m’exaucer !”
Le Choulkhan aroukh ne manque pas lui aussi de mentionner, dès son deuxième article, ceux s’éveillant au beau milieu de la nuit pour déverser leurs lamentations devant l’Éternel. Bien qu’il s’agisse ici d’une prière des cœurs et non des livres, le Choulkhan aroukh semble craindre l’effusion névrotique et note ainsi, dans son quatrième article que mieux vaut peu de lamentations, prononcées avec intention, qu’un flot prononcé sans intention.
Si les paroles d’une prière spontanée ne sauraient être codifiées, le Choulkhan aroukh estime cependant qu’il est bon de joindre à ses lamentations le souvenir du Temple. L’article 3, indéchiffrable pour les non-initiés, va jusqu’à mentionner les 3 gardes de prêtres qui rythmaient le service du Temple durant la nuit et conseille de se confondre en prière au moment liminal du roulement des gardes, moment de grâce divine par excellence.
Si le souvenir du Temple est lié aux prières spontanées, c’est que, lieu où l’Éternel résidait, il était, selon la Bible, l’endroit où il faisait bon invoquer les grâces du Seigneur. Une des prières spontanées les plus mémorables de l’histoire biblique avait été récitée par la stérile Hannah au sanctuaire de Shilo (1S 1, 10-13 ; 2, 1-10). Des décennies plus tard, lors de l’inauguration du premier Temple, le roi Salomon demanda à Dieu d’y agréer les prières d’Israël et de l’humanité : “Que tes yeux soient ouverts nuit et jour sur cette maison, sur ce lieu dont tu as dit : “C’est ici que sera mon nom.” Écoute donc la prière que ton serviteur fera en ce lieu. Écoute la supplication de ton serviteur et de ton peuple Israël, lorsqu’ils prieront en ce lieu. Toi, dans les cieux où tu habites, écoute et pardonne. […] Quel que soit le motif de la prière ou de la supplication émanant de tout homme ou de tout ton peuple Israël, dès l’instant où chacun reconnaît la plaie de son cœur et qu’il tend les mains vers cette maison, toi, dans les cieux où tu habites, écoute, pardonne et agis. […] Si donc, grâce à ton nom, un étranger, qui n’est pas de ton peuple Israël, vient d’un pays lointain prier dans cette maison, toi, dans les cieux où tu habites, écoute-le. Exauce toutes les demandes de l’étranger. Ainsi, tous les peuples de la terre, comme ton peuple Israël, vont reconnaître ton nom et te craindre. Et ils sauront que ton nom est invoqué sur cette maison que j’ai bâtie.” (1R 8, 29-30, 41, 48).
En liant le souvenir du Temple à la prière spontanée, la loi juive renforce le lien complexe qui unit l’individu à la collectivité. À l’ombre du sanctuaire, les joies et les peines personnelles prenaient une dimension rituelle et publique. En l’absence du sanctuaire, les lamentations individuelles se mêlent désormais au traumatisme archétypique et collectif que représente sa destruction pour le peuple juif. Mais le Temple n’est pas qu’un lieu physique. Il constitue une véritable entité mystique, rythmant la vie juive bien après sa ruine. Par ses prières de chaque jour l’individu mime les sacrifices quotidiens qui y étaient offerts ; ne pouvant s’y rendre, il l’invoque même lors de ses prières spontanées ; les horaires des services d’antan continuent, eux aussi, de rythmer les deux formes de prières.
“Depuis le jour où le Temple fut détruit, Dieu ne se trouve plus que dans les 4 coudées de la Loi”, enseigne le Talmud. Si la prière juive, formelle ou spontanée, est si minutieusement réglée, c’est parce que Dieu d’après l’ère du Temple réside dans les détails de la Loi, erre donc d’un fidèle à l’autre, tel un roi sans royaume. Assurément, ce Dieu sans-domicile-fixe ne saurait être indifférent à celui qui l’appelle, “celui qui l’invoque avec sincérité” (Ps 145, 18).

 

De nombreux juifs prient en faisant basculer le haut du corps. Si ce mouvement est propre au judaïsme, il ne fait cependant pas l’unanimité chez les rabbins. Certains estiment, au contraire, qu’il est souhaitable de se tenir debout et immobile durant la prière, tel un sujet devant son roi. D’autres invoquent le verset “Tous mes os proclament : Qui est comme toi ô Éternel ?” (Ps 35, 10) pour justifier ces balancements qui,selon eux, favoriseraient la concentration. Popularisés avec l’essor du hassidisme d’Europe de l’est, les balancements sont aujourd’hui tolérés dans l’ensemble du monde juif, tant que l’intention y est.

 

Qui ne m’as pas fait femme ?

Une prière datant de l’époque talmudique, d’inspiration grecque, apparaît dans les livres de prières quotidiennes : “Béni sois-tu Éternel qui ne m’as pas fait femme”.
Si cette bénédiction ne troublait pas les juifs vivant à des époques hautement patriarcales, tel n’est plus le cas des juifs contemporains. Les mouvements progressistes ont aboli cette bénédiction depuis des décennies mais les juifs les plus conservateurs rechignent à effacer un texte ancien et gèrent leur malaise à grand renfort d’explications apologétiques. Certains vous diront que les hommes, bien loin de revendiquer leurs privilèges masculins, remercient Dieu pour “n’être qu’un homme” et non une femme, naturellement plus spirituelle. D’autres vous expliqueront, à grand renfort de théories psychanalytiques, que l’homme naissant d’une femme, il doit affirmer son processus de différenciation à travers cette prière. Aucun n’osera envisager qu’il fut un temps où les juifs, comme le reste du monde, croyaient à l’infériorité naturelle des femmes… ♦

Dernière mise à jour: 29/02/2024 14:24