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On écrit kafala, on lit esclavage

Enrico Casale
12 juin 2019
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On écrit kafala, on lit esclavage
Beyrouth, 5 mai 2019 : manifestation d'immigrants au Liban, réclamant l'abolition de la kafala et la reconnaissance des droits des travailleurs domestiques.

Pour des milliers d'immigrants africains et asiatiques, l'exploitation par le travail est une réalité quotidienne dans les pays du Golfe, au Liban et en Jordanie. Leur rêve d'une vie meilleure s’évanouit devant la kafala, un dispositif juridique qui, avec le temps, est devenu un instrument d'oppression.


La kafala est née dans les années cinquante du siècle dernier. À cette époque, la péninsule arabique (Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Qatar), mais aussi au Liban et en Jordanie, connaissait un véritable un boom économique lié à l’exploitation de gisements d’hydrocarbures. Dans tous les pays, le besoin de main-d’œuvre bon marché a augmenté, tout en pouvant facilement disparaître en cas de récession. C’est ainsi qu’a été introduit un système de « confiance ».

Le fonctionnement est simple : les migrants souhaitant chercher du travail dans la péninsule arabique, au Liban et en Jordanie, entrent en contact avec des agences du pays où ils vont émigrer. Ces dernières leur administrent un sponsor (kafeel) leur donnant ainsi accès au pays d’accueil. Théoriquement, le sponsor est l’employeur qui prévoit les dépenses liées au permis de travail et est responsable du visa. C’est de cette façon que commence l’exploitation pour les immigrants. Les travailleurs, dont les documents sont entre les mains des employeurs, ne peuvent ni changer d’emploi ni retourner dans leur pays quand ils le veulent. Ils sont de fait victimes de discrimination. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), le travail forcé, les violences sexuelles, les grossesses non désirées, les sévices, les brutalités et l’exploitation se cachent derrière la kafala. Ceux qui tentent de s’échapper et qui se font prendre, sont arrêtés et accusés d’ »immigration illégale » au lieu d’être soutenus. De plus, dans la plupart des pays appliquant ce système, les travailleurs migrants ne sont pas protégés par les lois du travail du pays. Ils ne bénéficient même pas des droits syndicaux. Les niveaux de salaire sont donc bas, parfois inférieurs à 200 dollars par mois.

La kafala est utilisée surtout dans les secteurs du bâtiment et des services domestiques. Des métiers qui sont peu professionnalisés, ce qui implique que les travailleurs sont constamment menacés par leurs employeurs de « se faire remplacer n’importe quand ». Cette menace est déshumanisante et crée un nouvel état de subordination à l’égard des employeurs.

Même les pays d’origine des migrants ne se rebellent pas contre ce système car les fonds expédiés, même s’ils sont peu élevés sont un baume pour les bilans désastreux des pays africains et de certains pays asiatiques (Bangladesh, Cambodge, Philippines, Pakistan). Selon la Confédération syndicale internationale (CSI), plus de deux millions de migrants sont touchés par le phénomène dans tout le Moyen-Orient.

Une nouvelle sensibilité

Cependant, certains cas d’exploitation extrême ont été révélés, attirant l’attention des organisations et des syndicats internationaux. En 2018, on a découvert qu’aux Émirats arabes unis, la kafala était appliquée aux maçons qui construisaient le campus de l’Université de New York à Abou Dhabi. Les travailleurs percevaient de bas salaires et vivaient dans des logements insalubres. Lorsqu’ils ont tenté de faire grève pour réclamer de meilleures conditions de vie, ils ont été licenciés. Au Koweït, le meurtre d’une femme de ménage philippine a lui, provoqué une crise diplomatique entre Manille et le Koweït. Ces échos et d’autres similaires, qui ont fuité dans les médias du monde entier, ont dénoncé le phénomène et suscité des manifestations dans différentes régions du monde. La vague de scandale a conduit à une (petite) réforme. Aux Émirats arabes unis, une loi est entrée en vigueur garantissant, du moins sur le papier, les congés payés et un jour de repos hebdomadaire. Le Qatar, en vue des prochains championnats du monde de football en 2022, a lancé une série de règles reconnaissant les droits des migrants au statut de résident permanent.

Le cas du Liban

Le Liban est particulièrement touché par la kafala. On estime que 250 000 immigrants sont originaires du Sri Lanka, de l’Éthiopie, du Bangladesh et des Philippines, et travaillent sous ce régime. Dans le pays des cèdres, quelques femmes parviennent toutefois à s’échapper et trouvent refuge dans les centres d’accueil pour travailleurs migrants mis en place par la Caritas. Dans les refuges Olive, Pine et Laksetha, un projet a été mis en place par le Celim (Centre laïc italien pour les missions), la Communauté des volontaires pour le monde, le Centre d’études politiques internationales, l’Université catholique du Sacré-Cœur, la Municipalité de Milan et par la Fédération internationale des travailleurs domestiques (FITD).

Ces acteurs s’efforcent de rendre une vie digne aux femmes qui ont fui leurs bourreaux. La protection est proposée sous anonymat. Des repas chauds sont distribués et une assistance médicale, psychologique et juridique est offerte. Beaucoup de femmes retrouvent un peu d’espoir dans ces centres. Avec le premier accueil et la proposition d’aide, le projet comprend un parcours de rapatriement volontaire et de réintégration dans le pays d’origine. Au cours des trois prochaines années, plus de 1 500 femmes seront assistées dans des lieux de refuge à Beyrouth et 30 000 dans la prison d’Adlieh. En Ethiopie, des cours de formation professionnelle sont organisés en parallèle pour faire connaître aux migrants leurs droits fondamentaux.

L’objectif premier reste la réforme radicale du système. Selon l’ONG Human Rights Watch, « la kafala doit être abrogée. Les pays du Moyen-Orient devraient reconnaître le rôle crucial des travailleurs migrants dans leurs économies et prendre des mesures afin que leurs droits soient pleinement garantis ».