« Notre bibliothèque est la plus ancienne d’Israël »
Un grand sourire aux lèvres, ses lunettes perchées sur le bout du nez, le frère Lionel Goh se réjouit d’avoir de la visite. «Bienvenue dans l’endroit le plus caché de toute la custodie !», lance-t-il joyeusement. Dans le bureau silencieux de la bibliothèque custodiale, des piles d’ouvrages montent jusqu’au plafond. Par terre des dizaines de cartons empilés attendent d’être triés. C’est ici, au milieu de plus de 50 000 manuscrits – 800 ans d’histoire de la custodie de Terre sainte -, que le franciscain passe ses journées.
«Rendez-vous compte, tous les écrits des premiers franciscains, de la période croisée jusqu’à nos jours, sont conservés ici. Ils nous permettent de reconstruire la vie des frères de l’époque, de comprendre leurs difficultés, leurs succès et priorités… C’est un patrimoine exceptionnel», explique-t-il. Il est le gardien de ce trésor immense depuis 2014. Arrivé de Hong Kong comme étudiant en 1990, après des études en biblio-économie, le frère s’est peu à peu vu confié la responsabilité des lieux. Il a ainsi pu mettre rapidement ses compétences au service des superbes manuscrits.
«Pour être honnête, je n’imaginais pas que mon poste de directeur de la bibliothèque serait aussi intense. C’est une tâche immense, aux nombreux enjeux, peut-être trop pour une seule personne», admet-il avec humilité. Sa mission à la tête de l’institution est effectivement vaste : s’il doit en théorie assurer la préservation, la conservation et la réparation des ouvrages, en pratique, frère Lionel est «partout»… et porte le lieu à bout de bras.
Pierbattista Pizzaballa, alors custode de Terre sainte, lui a demandé de regrouper à Jérusalem l’ensemble des livres des bibliothèques franciscaines de la région. Un travail de longue haleine, auquel il se consacre chaque matin. L’après-midi, frère Lionel traverse la Vieille ville pour se rendre au Studium Biblicum, autre librairie de la custodie de Terre sainte dont il a également la charge. La nuit – «heureusement que je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil !», glisse-t-il -, il profite de quelques heures de temps libre pour préparer ses cours, destinés aux séminaristes. Car le directeur de la bibliothèque est aussi enseignant à ses heures perdues.
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«Préserver» les ouvrages en danger
Le frère Lionel fait aujourd’hui face à des enjeux de taille. D’abord, parvenir à préserver les milliers d’ouvrages des bibliothèques franciscaines du Moyen-Orient. Ainsi des bibliothèques du Caire en Égypte et d’Alep en Syrie, qui abritent de très anciens manuscrits. La bibliothèque mène en ce moment un projet de digitalisation des manuscrits et livres à distance, afin de protéger au mieux les contenus, affectés au fil du temps par diverses dégradations.
«Conserver» des livres… par milliers
Autre défi à relever, plus trivial cette fois : le manque d’espace de stockage de la bibliothèque située dans le couvent Saint-Sauveur. «Ces ouvrages sont arrivés il y a deux semaines d’Ain Karem [district de Jérusalem]. Nous n’avons aucun endroit où les ranger», confesse le frère, en désignant des piles de cartons entassées dans un coin de la pièce. Le directeur de la bibliothèque s’arrache les cheveux. «Nous sommes obligés de ne garder qu’un seul exemplaire de chaque livre, et de privilégier les manuscrits anciens au détriment de recueils plus récents». Il a progressivement mis en place un système de coordination avec d’autres bibliothèques de la ville, telles que celle de l’EBAF ou [du monastère] de Ratisbonne. «Lorsqu’un livre existe en plusieurs exemplaires, nous leur envoyons les doublons. Nous essayons de faire circuler les ouvrages au maximum ; de les mettre à la disposition de tous.»
«Un de mes rêves serait de pouvoir aider des jeunes de Jérusalem à se former dans ce domaine»
«Réparer» les manuscrits endommagés
Enfin, le coût particulièrement élevé de la restauration des livres et le manque de personnel formé dans ce domaine, rendent délicate la protection des manuscrits franciscains. «Il existe très peu de spécialistes de restauration d’ouvrages ici. La plupart d’entre eux appartient à la bibliothèque nationale de Jérusalem, et leur tarif est bien trop élevé pour nous.» Et le frère de confier : «Un de mes rêves serait de pouvoir aider des jeunes de Jérusalem à se former dans ce domaine. Comme nous manquons vraiment de personnel, ils pourraient nous aider avec leurs compétences et trouver facilement un emploi dans une des nombreuses bibliothèques du pays !»
Frère Lionel reconnaît consacrer 80% de ses journées à la recherche de nouveaux donateurs.
Mais ce n’est pas tout. La bibliothèque custodiale, avec ses immenses salles de stockage, ses nombreux ordinateurs et un système d’automatisation entièrement remis à neuf en 2014, coûte cher. Tellement cher, que son directeur passe la majeure partie de son temps à courir après les financements. Frère Lionel reconnaît consacrer 80% de ses journées à la recherche de nouveaux donateurs. «La majorité des mécènes vient d’Asie : étant originaire de ce continent, j’entre plus facilement en contact avec les gens de là-bas. Sans eux, nous ne pourrions rien faire, absolument rien. Cet argent est vital pour la survie de la bibliothèque.»
Face à ces nombreux défis, le frère se sent parfois quelque peu démuni. «La direction de la bibliothèque custodiale est un poste très important, mais notre travail manque de visibilité. Ce que nous faisons reste en arrière-plan, à l’intérieur des murs de la bibliothèque. Et sauf en ce qui concerne le département des Archives historiques, la bibliothèque entretient moins de contacts ou d’interactions directes avec les autres services de la custodie. Cette mission a donc un côté agréablement indépendant, mais aussi parfois solitaire.» Il ne compte pas ses heures et n’a ainsi pas pris un seul jour de vacances ces quinze dernières années. «C’est impossible avec ce travail. Je ne peux pas m’en aller comme ça et laisser le poste vacant», explique-t-il avec un sourire.
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Une bibliothèque ouverte sur le monde
Loin de se plaindre – ce serait mal le connaître -, il souhaite plutôt attirer l’attention de chacun sur la beauté des manuscrits que touristes et volontaires côtoient, souvent sans même en avoir conscience. «Notre bibliothèque est la plus ancienne d’Israël, utilisée depuis plus de 800 ans ! J’aimerais que les gens se rendent compte à quel point ce patrimoine est un véritable trésor», confie-t-il. Il souhaiterait notamment que le lieu puisse avoir une dimension sociale, et être d’avantage ouvert à la société civile. Récemment le frère a lancé un partenariat avec une équipe d’étudiants de Damas, dans l’impossibilité de travailler. En échange d’une centaine de dollars, ces derniers ont ainsi répertorié et catalogué en ligne les livres de la bibliothèque custodiale et de la bibliothèque du Studium Biblicum. L’initiative le réjouit : «C’est donnant-donnant, chacun y trouve son compte. Voilà enfin un moyen concret d’apporter quelque chose à la société civile !», raconte-t-il avec beaucoup d’enthousiasme.
Finalement, ce poste si exigeant qui est le sien, le frère Lionel ne le céderait pour rien au monde. Il ne peut s’empêcher de mentionner son ouvrage préféré : un ensemble de quatre recueils de partitions, offert sous la période croisée par le duc de Gloucester. Recueils que le roi a légué aux franciscains de Terre Sainte, afin qu’ils prient pour le repos de son âme, explique le frère. «Ils contiennent de très nombreuses miniatures peintes en or, des représentations de saints vraiment magnifiques, des enluminures. De vraies merveilles !» Frère Lionel aime passionnément ce travail, effectué à l’abri des regards. Et le respect avec lequel on l’a vu tourner les pages d’un antique manuscrit syriaque, avant de le ranger sur son étagère et de quitter la pièce, en dit long sur l’amour du directeur pour sa bibliothèque.
Dernière mise à jour: 04/03/2024 13:21