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Grand Israël : qui dit quoi ?

Cécile Lemoine
14 novembre 2025
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Depuis le 7-Octobre, le discours israélien s’est décomplexé autour du concept de Grand Israël. Certains vont jusqu’à le faire rimer avec la vision maximaliste de la Terre promise. Mais quand on parle de Grand Israël, qui y met quelles frontières ? Mise au point.


C’est la fin d’une interview de 15 minutes pour la chaîne israélienne I24news. Le journaliste Sharon Gal sort une petite boîte de sa poche. Il l’ouvre avant de la tendre au Premier ministre Benyamin Netanyahou. On aperçoit brièvement un collier argenté. “C’est ma vision. C’est une des choses dont je rêve : la carte de la Terre promise”, lance le journaliste en expliquant que sa société, Yerushalem, est à l’origine du design. “Ce n’est pas pour vous, mais pour votre femme Sara”, continue Sharon Gal, avant de relancer Benyamin Netanyahou : “Êtes-vous en phase avec cette vision ?” “Très”, répond le Premier ministre, en lançant un regard vers le fond de son bureau, conscient de ce qu’il vient d’approuver. “Vraiment ?” “Beaucoup.” “C’est le Grand Israël”, signale le journaliste, ancien député du parti de droite Yisrael Beiteinu. “Si vous me demandez… Je pense souvent à mon père, élude Netanyahou. La génération de mes parents a construit ce pays. Notre génération doit s’assurer qu’il continue d’exister, et je vois ça comme une grande mission.”

Le bijou en question, tel qu’il se présente sur la boutique en ligne de la société qui le commercialise, représente un Israël s’étendant du Sinaï à l’Euphrate.

La séquence, diffusée le 12 août 2025, a provoqué un tollé dans la communauté internationale, comme souvent quand Israël évoque ses rêves expansionnistes. Elle est surtout révélatrice d’une vision qui se développe depuis le 7-Octobre : celle, décomplexée d’un Grand Israël calqué sur les frontières de la Terre promise biblique. Et c’est complètement novateur.

Cette vision maximaliste est notamment portée par les franges sionistes religieuses en Israël. “C’est la promesse de Dieu aux patriarches de la nation juive”, expose ainsi Daniella Weiss, cheffe de file du mouvement de colonisation Na(r)hala qui a la forme du bijou en guise de logo. Sa conviction se fonde sur un verset de la Bible (Gn 15, 18), qu’elle cite allègrement : “Ce jour-là, l’Éternel fit alliance avec Abram et dit : ‘Je donne ce pays à ta descendance, depuis le torrent d’Égypte jusqu’au grand fleuve, l’Euphrate’.”

Une politique des frontières

Logo du mouvement Na(r)hala

“Les frontières du Grand Israël vont du Nil à l’Euphrate. C’est aussi le symbole de notre mouvement, Na(r)hala(1). La terre [d’Israël] est la Terre promise. Quand cela se concrétisera-t-il ? Le plus tôt sera le mieux”, assénait-elle en octobre 2024, lors d’un événement appelant à la recolonisation de Gaza. Volontairement provocatrice, la “Marraine” des colons, sexagénaire au visage rondouillet répond à toutes les demandes d’interview. Objectif assumé : rendre l’impossible acceptable. Sa vision du Grand Israël infuse. En tout cas dans une partie de la société israélienne, et, selon la séquence du bijou, elle touche aussi Benyamin Netanyahou.

Jusque-là, Erets Israël (la terre d’Israël) n’a jamais été un espace clairement défini. La Bible lui donne ainsi trois frontières différentes : celles des “patriarches” (du Nil à l’Euphrate), celles des “tribus d’Israël” (le pays de Canaan, de la Méditerranée à par-delà le Jourdain), et celles des “Exilés de Babylone” (territoire encore plus restreint).
Le mouvement sioniste se heurte à ce flou, quand, dans les années 1920, ses dirigeants tentent de dessiner les contours de ce “foyer national juif” dont ils rêvent et que les Britanniques leur ont promis en 1917. Que doivent-ils inclure ? En 1919, lors du Congrès pour la paix à Versailles, ils réclament un territoire qui englobe l’État d’Israël actuel, la Cisjordanie, la bande de Gaza et la Jordanie. Soit les frontières de la Palestine mandataire.

Déjà en 1937…

1947, le territoire issu
du plan de partage

Les revendications actuelles du Grand Israël sont nées des frustrations de voir ce territoire de 111 000 km2 réduit à un confetti qui doit en plus être partagé avec les voisins arabes, selon un plan d’abord imaginé en 1937, puis actualisé et voté à l’ONU en 1947 (qui lui accorde 14 000 km2).

Concentrés sur la création de leur État, les Israéliens oublient un temps leur rêve d’un Israël plus grand. Le mythe rejaillit avec force à la faveur de la guerre des Six-Jours en 1967. Leur victoire militaire se traduit par la conquête et l’occupation d’un territoire trois fois plus grand qu’Israël. Le Grand Israël en vient alors à désigner tous les territoires conquis durant la guerre, la Cisjordanie, la bande de Gaza, le Sinaï égyptien et le plateau syrien du Golan.

Le territoire conquis
par la guerre de 1967

Le Sinaï est rendu à l’Égypte (1982) et Jérusalem-Est est annexée (formellement en 1980 après sa réunification en 1967). Sur le reste du territoire, “les tenants du Grand Israël veulent davantage que la poursuite de l’Occupation. Il leur faut s’assurer qu’un retrait est impossible – et la meilleure garantie possible est la colonisation”, relate Marius Schattner(2). C’est ainsi que les mouvements de colons ultranationalistes se sont emparés d’une conception de plus en plus large de l’Erets Israël.

Le territoire visé par les sionistes
dans les années 1920

En mars 2023, le ministre des Finances et suprémaciste juif Bezalel Smotrich est à Paris et participe à une soirée organisée par l’association Israel is forever, proche de l’extrême droite. Son pupitre est orné d’un bandeau représentant une carte du Grand Israël, dans sa version “Palestine mandataire”. “Il n’y a pas de Palestiniens, il y a juste des Arabes”, lance-t-il pendant son discours. En 2024, lors d’une interview pour le documentaire “Les ministres du chaos”, il élargit sa définition : “Selon le livre de nos sages, la future Jérusalem s’étendra jusqu’en Syrie.”

Ce que l’on croyait être appelé le Grand Israël

Appuyés par des convictions religieuses, les sionistes religieux effacent progressivement les frontières. À commencer par celles de la Cisjordanie. Depuis le 7-Octobre. Le slogan “de la rivière à la mer” n’est plus seulement utilisé par les partisans du retour à la Palestine historique, mais par les Israéliens qui revendiquent une souveraineté juive sur les Territoires occupés. Le collier de cette terre sans frontière est porté aussi bien par des Israéliens que des Palestiniens. Seule son interprétation diffère : unifiée pour les uns, libérée pour les autres.

  1. Comme le bijou, le mouvement arrête la frontière ouest au Canal de Suez qui, lui, borde la partie est du delta du Nil.
  2. In “Le Grand Israël : mutations d’un mirage”, paru dans la revue Esprit en 2005.