
Le frère Antoine Levy, en résidence au couvent Saint-étienne de Jérusalem, a une pensée exigeante et qui détonne dans l’univers très formaté du dialogue entre catholiques et juifs.
Vous pourriez ne pas être d’accord, mais il faut entendre ces questions pertinentes si l’on veut avancer dans notre réflexion.
Frère Antoine Levy, d’après vous, qu’en est-il du dialogue entre catholiques et juifs après le 7-Octobre ?
S’agissant du dialogue théologique, il est au point mort. J’entends un dialogue susceptible de transformer en profondeur le rapport religieux entre les deux mondes. Je pense qu’il sera extrêmement difficile de sortir de cette crise. Tous les discours lénifiants et les belles conférences qu’on organisera n’y changeront guère.
Quant à la conversation amicale, le dialogue de fraternité “circonstanciel”, si je puis dire, je crois que nous sommes, au contraire, à un moment vital. J’observe toutes sortes d’initiatives qui émergent ou de vieilles amitiés qui se renforcent face à la montée de l’antisémitisme dans le monde occidental.
Quelle est la nature de la crise du dialogue théologique ?
À ses débuts, l’Église est juive, mais très rapidement, dès le IIᵉ siècle, la tension monte entre le monde juif et l’Église, qui se pose en “Nouvel Israël”. Le régime de la chrétienté abonde en ségrégation et en persécutions à l’encontre des minorités juives. Quant à la Shoah, l’une de ses origines idéologiques, c’est l’antijudaïsme chrétien, l’accusation de déicide dont les juifs font l’objet. De la prise de conscience de cette responsabilité historique, le dialogue entre catholiques et juifs est né après la Seconde Guerre mondiale, notamment au moment de Vatican II. Donc, le but du dialogue était de remplacer une situation de confrontation par un rapport de fraternité que j’appellerais “essentiel”.
C’est la recherche d’une telle fraternité qui a été profondément entamée par les déclarations et prises de position successives au plus haut sommet de la hiérarchie catholique depuis le 7-Octobre.
Concernant la réflexion sur la théologie du remplacement, l’Église est-elle allée assez loin ?
La mise en question de la “théologie du remplacement” a fait ressurgir des questions fondamentales, lesquelles sont loin d’être résolues. Je pense notamment au caractère providentiel de l’existence du peuple juif après la destruction du Temple et la dispersion de 70. Cela touche immédiatement à la nature du salut. Dans quelle mesure une foi qui persiste dans son rejet du caractère messianique et divin du Christ peut-elle donner accès à un tel salut ? La question est abordée de front dans le document de 2015 “Les dons sont irrévocables”.
Est-ce que des théologiens travaillent sur ces questions ?
Certainement, mais ce qui donne sens et cadre à un tel travail, c’est, comme je l’ai dit, la recherche de cette essentielle fraternité.

Est-ce le 7-Octobre, avec ses conséquences, qui a redistribué les cartes ?
Absolument. Il faut comprendre que durant ces dernières décennies, une fraction – une très petite fraction – du monde juif a fait un effort considérable d’ouverture au monde catholique dans l’espoir que le changement d’attitude annoncé par l’Église était réel. Les âmes de bonne volonté, de part et d’autre, y ont vu une chance de briser le mur d’hostilité qui avait fini par se dresser du côté juif, à la suite de 2000 ans de tensions, souvent tragiques et parfois sanglantes, avec l’Église catholique. C’est cette idée que l’Église avait vraiment changé, qu’elle comprenait à présent de l’intérieur la douleur juive, qui a été comme frappée en plein vol lors du récent conflit.
En quoi les déclarations du pape François ont-elles à ce point heurté le dialogue entre catholiques et juifs ?
Je ferais un parallèle avec le fameux silence de Pie XII pendant la Shoah. Dans le monde juif, sur le moment et après, ce silence a, à tort ou à raison, été perçu comme la confirmation de l’attitude pérenne de l’Église à l’égard du peuple juif : une indifférence totale, même au moment où la possibilité même de l’existence juive se trouvait menacée.
Le 7-Octobre a été perçu exactement de la même manière. Le cas est même plus grave en un sens, même s’il n’a pas la même dimension en termes de nombre. Durant un conflit qu’on a pu comparer à la guerre d’indépendance, parce qu’il touchait à l’existence même de l’État d’Israël, un conflit affreusement coûteux en vies humaines de part et d’autre, la haute hiérarchie catholique non seulement ne s’est pas tue, mais elle a souvent paru prendre fait et cause pour ceux qui portaient atteinte à l’existence de cet État. Du point de vue juif, ces prises de position et ces déclarations ont franchi les limites du supportable. Je songe notamment aux propos du pape François accréditant la thèse d’un génocide, aux images de la crèche recouverte d’un keffieh, aux accusations selon lesquelles des snipers israéliens auraient délibérément éliminé des chrétiens de Gaza… Mais il y a tant et tant d’autres exemples…
Il me semble que le pape a critiqué la politique d’un gouvernement, estimant que sa réponse n’était pas appropriée à son objet : la défense d’Israël et du peuple juif…
Mue par une incompréhension mi-involontaire, mi-volontaire – laquelle l’arrange bien à de nombreux égards -, le Saint-Siège orchestre son rapport au monde juif en suivant une distinction tranchée entre le judaïsme comme religion et l’État d’Israël comme entité politique. Le problème, c’est que, justement, pour le judaïsme, cette distinction n’a aucun sens. Le judaïsme n’est pas une religion purement “spirituelle” comme le christianisme ou le boud-dhisme – cette foi est inséparable de son incarnation au sein d’un peuple concret, uni par un lien de transmission familial ou ethnique. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, l’existence du judaïsme est indissociable de celle de l’État d’Israël. On touche là à un angle mort de l’approche de la réalité juive par l’Église actuelle : le refus de considérer la création de l’État d’Israël comme un fait qui ne relève pas seulement de la sphère politique. Ce n’est tout de même pas un hasard si, après 2000 ans, cette nation, à la source de la foi chrétienne, est revenue sur les lieux de ses origines pour donner naissance à un État qui, sous bien des rapports, est florissant, cela contrairement à toute logique humaine et à toute vraisemblance naturelle.
C’est finalement la question du rapport à la terre de la Bible à aujourd’hui qui fait achopper le dialogue ?
Tout se passe comme si l’Église, en ses représentants officiels, ne pouvait accepter que l’existence de l’État d’Israël soit la réalisation de la Promesse, ancienne, abrahamique, de la terre à la descendance du premier patriarche, sans, du même coup, légitimer un État théocratique. Mais qu’y a-t-il de théocratique quand un synode de l’Église luthérienne allemande affirme que “… l’existence continue du peuple juif, son retour sur la terre promise, et aussi l’établissement de l’État d’Israël sont des signes de la fidélité de Dieu à son peuple” ? Je suis convaincu qu’une reconnaissance semblable de l’État d’Israël par l’Église catholique est le seul geste à même de sauver le dialogue d’une obsolescence programmée.
1. Sur le renouveau des relations entre chrétiens et juifs”, déclaration du Synode régional de l’Église évangélique en Rhénanie, 12 janvier 1978.
Antoine Lévy : Le choix du catholicisme
Fr. Antoine Levy, o.p., est né à Paris en 1962, dans une famille juive non religieuse. Durant ses études de philosophie, il se convertit au christianisme. “J’avais le choix entre l’orthodoxie – que je connaissais mieux – et le catholicisme. C’est notamment l’existence de la Déclaration conciliaire Nostra Ætate qui m’a amené à choisir le catholicisme. Il entre dans l’Ordre des Frères prêcheurs en 1990.
Il est détenteur d’un doctorat en dogmatique sur Maxime le Confesseur et Thomas d’Aquin.
En 2009, la rencontre du théologien juif messianique américain, Mark Kinzer, le porte à orienter ses recherches sur la signification de l’identité juive dans le christianisme et au sein de l’Église.
En 2026, il devrait terminer un deuxième doctorat à l’Université de Tel-Aviv consacré à la dimension juive de la pensée métaphysique d’Edith Stein, une philosophe juive convertie et assassinée à Auschwitz en 1942.

