Béthanie est-il le lieu d’où partait Jésus vers Jérusalem, ou le lieu où Jésus venait se détendre des conflits de “la ville qui tue les prophètes” ? Les exégètes vous le diraient. Ce dont témoignent les deux frères franciscains qui accueillent les pèlerins, c’est que Béthanie est toujours cette maison adossée à la colline où l’on se retrouve ensemble et où on vient s’asseoir autour du repas.

Béthanie, c’est le lieu où Jésus, plutôt que d’être Dieu, est surtout un homme. Un homme qui ‘aimait Marthe et sa sœur Marie et Lazare’ (Jn 11, 5) et qui en était aimé.” C’est frère Eléazar Wroński qui parle. Le franciscain polonais accueille les pèlerins dans ce sanctuaire au nom de la Custodie de Terre Sainte.
“On vous a mis là à cause de votre prénom ?” Eléazar et Lazare sont en effet le même prénom. Le premier dans sa forme hébraïque El’āzār, signifiant “Dieu secourt”, le second, Lazare, après que le grec et le latin l’aient simplifié. “J’aime beaucoup ce nom reçu chez les franciscains, mais non… c’est le plus pur des hasards. On m’a mis là, dit-il dans un grand sourire, parce que les frères ne se précipitent pas pour venir servir ici.”
Ici, c’est le village palestinien de al-‘Azariya. Il est à flanc de colline, sur la pente orientale du mont des Oliviers. De nos jours encore, le GPS de Google indique pour s’y rendre de passer devant Gethsémani, en laissant la basilique sur votre gauche, et de suivre la route. Ne vous y fiez pas ! Depuis 2002 en effet, cette artère qu’on appelait “la route de Jéricho” est coupée par le mur de séparation à la sortie d’Abou Dis. Éloigné autrefois de 3 bons kilomètres, il faut dorénavant en faire 15 pour s’y rendre depuis la Vieille ville de Jérusalem.
On l’appelle encore village, bien qu’il y ait près de 25 000 habitants. La moitié de la population a encore la carte d’identité de Jérusalem, qui permet à ses détenteurs d’aller travailler en Israël. Mais une partie de l’économie s’est tournée vers la colonie voisine de Ma’ale Adumim et ses 40 000 habitants.
“Quand nous fermons les portes du sanctuaire, il n’y a rien à faire ici. Pas de piscine, pas de parc, pas de cinéma, pas de bar où aller boire une bière. Nous sommes éloignés de tout, c’est ce qui rend la vie ici plus austère”, explique frère Eléazar qui ajoute en riant “du coup, le gouvernement de la Custodie nous a oubliés, frère Michaël et moi. Nous sommes tous les deux ici depuis 18 ans !” Frère Michaël Sarquah est ghanéen. Il a le rire facile et incroyablement communicatif. “Nous disons le bréviaire et célébrons la messe ensemble, le plus souvent”.
En temps normal, hors période de guerre et de covid, ils ne sont pas trop de deux franciscains pour desservir le sanctuaire qui est un de ceux les plus fréquentés par les pèlerins. En 2019, la dernière année “normale”, 1966 groupes s’étaient enregistrés au bureau des pèlerins du Christian Information Center pour la célébration de la messe, amenant 79 487 pèlerins. Soit, en moyenne, 5 messes par jour pour lesquelles les frères préparent toute la sacristie dans l’église et les deux chapelles voisines. Et c’est sans compter sur les groupes qui viennent sans avoir réservé de messe, qui pour visiter les lieux, qui pour se rendre à la tombe de Lazare juste à côté.
Poser des gestes
En réalité, la vie du sanctuaire est un peu plus compliquée qu’une moyenne. “Une fois, se souvient frère Eléazar, nous avions près de 500 pèlerins en même temps sur le site. Nous avons mis trois ou quatre groupes ensemble dans l’église. Ils n’étaient ni de même nationalité ni de même rite. Il y avait parmi eux un groupe grec-catholique ukrainien”, les autres groupes dans les chapelles et un dernier a célébré dans le jardin où nous avons apporté une table. C’est un peu limite, liturgiquement parlant, mais ils étaient très heureux.”
Rendre les pèlerins heureux, c’est l’idéal de vie franciscaine des deux religieux. Officiellement, le sanctuaire ouvre à 8 h et ferme à 17 h en hiver et 18 h en été. Mais ils n’hésitent pas à ouvrir dès 7 h du matin si un groupe le demande et il leur est arrivé de fermer les portes à 21 h. “Un groupe peut avoir été coincé dans un embouteillage, commente sobrement frère Eléazar. Si un groupe demande à entendre le témoignage de leur vie, dans la mesure où ils trouvent une langue commune ou un traducteur, ils se plient volontiers à l’exercice. Et parfois, c’est un moment de convivialité qui les réunit. Un gâteau offert, un verre d’alcool de fabrication locale et artisanale. Si frère Eléazar a quelque chose, il le partage. “Un pèlerin se souviendra plus facilement d’un moment comme celui-là que de toutes les explications de l’histoire du lieu, et de toutes les homélies sur le rôle de Marie ou la résurrection de Lazare.”
“Je dois beaucoup à titre personnel au sanctuaire. Je suis polonais, nous aimons bien la tradition, l’ordre, les règles. En plus je suis de Silésie, où il y a une influence allemande forte. Mais ici, je me suis ouvert à force de voir passer des pèlerins de tous les continents, qui ont toutes sortes de coutumes, de traditions. Vraiment, est-ce que je dois blâmer un pèlerin nigérian de garder son chapeau dans l’église en hiver ? Des chapeaux, il en a trois ou quatre empilés sur la tête parce qu’il a froid. Il ne manque pas de respect au Seigneur ! Il n’avait pas du tout anticipé le froid que nous avons en hiver. Je pourrais bien blâmer cette jeune fille pour sa jupe trop courte, mais elle est là agenouillée et recueillie en plein dialogue avec le Seigneur… Alors, c’est à moi de fermer les yeux au propre et au figuré.” Même quand on chaparde quelque chose à la sacristie ou dans l’église, frère Eléazar montre un certain degré de tolérance. “La piété populaire conduit certains pèlerins à voir des reliques en tout. Des prêtres aussi qui partent avec des calices !”. Là c’est un peu gros et ce n’est jamais fait devant lui…
Être celui qui accueille
Mais nous sommes en temps de guerre. Et frères Michaël et Eléazar sont presque devenus des moines. En 2024 ils n’ont reçu que 42 groupes et 1 294 pèlerins, plus quelques autres. Notre frère polonais en convient : “Michaël et moi, en 18 ans, avons un peu épuisé les sujets de conversation et nous n’avons plus les anecdotes des pèlerins pour nous divertir.”
Mais frère Eléazar a découvert les audiolivres. “J’en ai pour des années”. Ce grand fan de
Tolkien et de sa littérature s’évade dans le fantastique et l’humour de l’auteur Terry Pratschett. “Il est athée mais j’y vois des analogies chrétiennes” et puis, “à l’heure des réseaux sociaux, on peut se connecter avec le monde entier.”
Au chapitre custodial de l’été, frère Eléazar ne demandera pas son changement. “Si je peux être là où les frères ne tiennent pas à venir…”
Est-ce qu’il médite encore sur le fait qu’il vit là où Jésus est venu se reposer, vivre des temps d’amitié avec ses amis, se préparer à sa Passion, la préfigurer ? “Oui, mais ce qui compte, c’est moins de se remémorer ce que Jésus a fait ou vécu ici il y a 2000 ans, que d’être aujourd’hui ce lieu où les pèlerins vont être accueillis pour le rencontrer.”
Frère Eléazar et frère Michaël, c’est l’esprit de Lazare ressuscité et incarné pour aujourd’hui et c’est très agréable. Alors, vous aussi, venez vous détendre à Béthanie, ils vous attendent. t
Dernière mise à jour: 09/07/2025 17:27