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Rencontre

M. Canawati : “Jamais Bethléem n’a vécu une situation pareille”

Propos recueillis par Cécile Lemoine
14 novembre 2025
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Maire depuis mai 2025 de la ville qui a vu naître Jésus, Maher Canawati, un homme d’affaires chrétien de 47 ans, décrit la dégradation des conditions de vie depuis le début de la guerre et le départ de nombreux chrétiens, mais garde l’espoir de jours meilleurs. Nous l’avons rencontré le 9 octobre, date à laquelle Benyamin Netanyahou approuvait la première étape du plan Trump : un cessez-le-feu à Gaza en échange de la libération de tous les otages.


M. le Maire, comment résumeriez-vous la situation de Bethléem, deux ans après le 7-Octobre ?

C’est catastrophique. Jamais, de mémoire d’habitants, la ville n’a vécu une situation pareille. Aujourd’hui 30 colonies asphyxient Bethléem, alors qu’il y a seulement quelques mois, on en comptait 23. Au total elles hébergent 180 000 colons. Ils grignotent nos terres, c’est sans fin. En septembre 2025, le gouvernorat de Bethléem comptait 65 barrières et checkpoints, dont 16 ajoutées depuis le début de l’année, entravant les déplacements et bloquant les routes. Le chômage a bondi, passant de 14 % avant le 7-Octobre 2023, à environ 65 % aujourd’hui selon nos calculs. Bethléem est largement dépendante de l’industrie du tourisme, complètement à l’arrêt depuis deux ans. La ville compte 80 hôtels, dont 12 sont en cours de construction. On a calculé que leur fermeture représente 2,5 millions de dollars de perte par jour, soit presque 2 milliards de dollars ces deux dernières années. C’est un gros coup pour l’économie.
En parallèle l’Autorité palestinienne (AP) est en faillite, asphyxiée par des décisions israéliennes qui accaparent l’argent censé revenir à l’AP. C’est un miracle que les institutions continuent à fonctionner. Le gouvernement doit 15 mois de salaire à la police. Cela fait 3 mois que je ne peux pas payer les salaires de mes
77 employés municipaux : j’ai payé 70 % du mois d’août. Je leur dois toujours 30 % de ce mois, et tout le mois de septembre. Enfin l’essentiel des Palestiniens qui travaillaient en Israël se voient désormais refusé leur permis de travail. Les familles s’appauvrissent. On est très attentif à ce sujet.
Il faut reconstruire Gaza, et Bethléem. C’est une des villes palestiniennes qui a le plus subi les conséquences de la guerre à cause de sa dépendance au tourisme.

Devant l’Assemblée générale des Nations-Unies en septembre, Benyamin Netanyahou a accusé l’Autorité palestinienne d’être la cause de la réduction du nombre de chrétiens, passés de 80 % à 20 % de la population de Bethléem ces 70 dernières années. Que pensez-vous de cette affirmation ?

Elle est fausse. Je lui ai écrit une lettre pour lui répondre. La seule chose qui fait partir les chrétiens, c’est l’Occupation. Les chrétiens en souffrent autant que les musulmans. Ils vivent les mêmes restrictions de liberté, les mêmes oppressions. Le 5 mai 1989, j’ai vu mon ami, alors âgé de 10 ans, tué d’une balle en pleine tête. J’ai enterré des amis tués à des checkpoints. Ils étaient tous chrétiens. Et pourtant, nous aspirons à la paix, nous y sommes prêts. Donnez-nous une paix vraie et juste, donnez-nous nos droits. Donnez-nous une solution qui nous permette d’être dignes.

Savez-vous combien de personnes sont parties de Bethléem en deux ans ?

Les chiffres sont assez terrifiants. Près de 1012 candidats à l’émigration ont été approuvés jusqu’en juillet 2024. Ça a probablement doublé depuis. Les gens ont perdu espoir. C’est le pire. On peut tout perdre, sa maison, son argent… Mais quand on perd l’espoir, c’est vraiment fini. Les gens partent parce qu’ils veulent un meilleur avenir pour leurs enfants, ils veulent un bon travail, ils veulent vivre une vie normale. Les gens qui partent sont essentiellement des chrétiens. Parce qu’ils ont souvent de la famille à l’étranger, aux États-Unis, en Allemagne, en Amérique du sud… Les chrétiens ne représentent plus que 20 % de la population de la ville, alors que nous étions encore 25 % il y a quelques années.

Vous revenez d’une longue visite en Italie, où vous avez rencontré différents maires. Pourquoi ces déplacements à l’étranger ?

Je veux faire en sorte que les habitants de Bethléem y restent. Un des moyens, c’est de connecter nos institutions locales avec l’extérieur. Les jumelages apportent un soutien à nos écoles, à nos organisations, à travers tout type de partenariats. L’idée était également de promouvoir la fin de la guerre. C’était la priorité. Rappeler ce qui se passait à Gaza. Le génocide, le Nettoyage ethnique, les massacres, les déplacements, la faim… En Italie, j’ai pris part à plusieurs des grandes manifestations. Même si le gouvernement n’a pas reconnu l’État palestinien, des dizaines de municipalités m’ont donné des lettres de reconnaissance : en tant que villes, elles reconnaissent la Palestine. Ça n’était jamais arrivé. Quand on signait un jumelage, le sujet n’était jamais abordé. C’est une grande avancée. J’ai souvent dit : “Si vous soutenez la solution à deux États – ce que beaucoup d’États européens font – alors il faut reconnaître l’État palestinien.” On ne veut pas un État pour avoir une armée, ou la bombe atomique. On veut un État pour avoir la main sur nos vies, sur nos décisions, pour avoir une voix à l’international, pour protéger nos enfants.

Ressentez-vous cette impuissance, en tant que maire de Bethléem ?

Bien sûr. Je suis né dans cette impuissance. Ce n’est pas comme si ça nous était tombé dessus. J’ai beaucoup voyagé, et je sais quels sont mes droits en tant qu’être humain. En Cisjordanie, beaucoup de gens, notamment les jeunes, n’ont jamais vu la mer. Pourtant, elle est juste à côté, et elle est magnifique. Tous ces droits que l’on tient pour acquis en Occident, n’existent pas ici. C’est pour ça qu’on se bat, pour notre liberté. Et le meilleur outil, c’est d’avoir un État.
Les Israéliens se disent que si on a un État, on va faire comme le Hamas. Ils veulent qu’on reste dans cette misère pour qu’ils puissent grappiller plus de terre, et nous faire partir. Ils réussissent très bien à maintenir ce statu quo : “Oui à l’Autorité palestinienne, oui aux accords d’Oslo…” Mais dans les faits, ils agissent contre tous les traités, accords et conventions qu’ils ont signés. Il est clair maintenant que les Israéliens ont toujours voulu la terre sans les gens. Je pense qu’on est à la fin de ce modèle, et qu’ils vont devoir apprendre à vivre avec les Palestiniens.

Le cessez-le-feu du plan Trump vient d’entrer en vigueur, vous y croyez ?

Oui. Je prie pour Trump, j’ai allumé une bougie pour Trump (rires). Je pense que seul un homme avec cette personnalité peut forcer la paix. Si ce plan tient, il restera la personne qui a mis fin aux massacres. C’est son style. Il montre son pouvoir. Il l’a dit avant même d’arriver à la Maison Blanche, il savait qu’il pouvait le faire. Si le plan tient, ça sera un succès, peu importe la manière dont il y est arrivé.
Noël approche, des célébrations auront-elles lieu cette année à Bethléem ?

Je n’ai jamais été partisan de l’approche qui a consisté à “annuler Noël”. On ne peut pas annuler Noël. L’idée dominante en 2023 était qu’on ne pouvait pas célébrer pendant que des gens mouraient. En 2024 la municipalité est restée dans la même dynamique. Or Bethléem est un phare d’espoir, de paix. Ne rien faire pour Noël, c’est perdre le message de notre ville pour le monde. Pour cette année, j’aimerais qu’on organise quelque chose. Si Dieu le veut, et si mon équipe est d’accord, on aura un beau Noël.

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