Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Taybeh, un bijou et un trésor

Claire Burkel enseignante à l’École Cathédrale-Paris
29 janvier 2020
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Taybeh, un bijou et un trésor
Taybeh hier et aujourd’hui : le village de Taybeh est construit autour de son ancien sanctuaire ; croix byzantine et clochers modernes se répondent.

En un même lieu plusieurs lectures, archéologique, scripturaire et contemporaine. Le village palestinien de Taybeh offre des fouilles historiques, une foule de références aux textes bibliques et un regard sur la vie paysanne d'aujourd'hui.


Lire l’Évangile là où il a été entendu et composé est un des buts principaux de tout pèlerinage en Terre sainte. Si l’on vient écouter Jésus au plus près, on mesurera les distances qu’il parcourait d’un bourg à l’autre, on vivra dans la même nature des monts pelés de Judée ou des champs de Galilée, on dormira sous le même ciel qu’Abraham qui comptait les étoiles – Gn 15, 5 – et se rafraîchira aux mêmes sources que Jacob et la Samaritaine – Jn 4, 12.

Au cœur du pays, en pleine montagne est un village où sont donnés des éléments très simples et concrets pour appréhender la Bonne Nouvelle. On peut arriver à Taybeh par une route sinueuse depuis la sortie nord de Jéricho ou depuis Jérusalem, au-delà de Ramallah. Sa position élevée 915m lui vaudra un cantonnement de garnisons romaines en 69 ap. J.-C. et l’édification d’un château croisé le Castel Saint-Élie.

Des fouilles en 1986 ont établi une première occupation du site dès le Bronze-Moyen (2300 à 1550 av. J.-C.). Une tribu israélite s’y installe au Bronze-Récent : “Le lot des fils de Joseph partait du désert qui monte de Jéricho dans la montagne de Béthel puis de Béthel vers Luz et vers la frontière des Arkites à Atarot” – Jos 16, 1-2.
À l’époque du Fer, elle est connue sous le nom d’Éphraïm – 2S 13, 23 – et plus tard Ephrône – 2Ch 13, 19. Sous la période hellénistique elle est lue Apharéma – 1M 11, 34 – objet d’échanges entre le souverain Démétrius (145-140 av. J.-C.) et Jonathan (160-142 av. J.-C.)

 

Une ancienne place-forte croisée

L’évangile n’en fait qu’une seule mention, après la résurrection de Lazare, quand les pharisiens, les grands-prêtres et surtout Caïphe ont décidé d’éliminer Jésus : “Il cessa de circuler en public parmi les juifs, il se retira dans la région voisine du désert, dans une ville appelée Éphraïm, et il y séjournait avec ses disciples” – Jn 11, 54.

Selon l’onomasticon d’Eusèbe de Césarée (265-339), le guide touristique de l’époque, elle est appelée Éphrem par les Byzantins qui édifient au IVe siècle, en souvenir du séjour de Jésus, une petite église à plan tréflé. Détruite au VIIIe siècle, elle est réédifiée dans le style roman au XIIe par les Croisés qui feront du village une place-forte. Lorsqu’en 1187 Saladin reprend aux Francs le territoire, il lui donne le nom de Taybeh. Mais un séisme ébranle toutes ces structures en 1202. Ce petit bijou de ruines de deux églises imbriquées l’une dans l’autre présentait une lecture difficile qui a été déchiffrée par l’archéologue français Vincent Michel entre 2000 et 2009.

Après les fouilles le sanctuaire retrouvé : la nef de l’église byzantine et croisée, chœur surélevé tourné vers l’est, petit baptistère en croix tréflée.

 

Trois étymologies pour un seul lieu

Éphraïm signifie “qui porte double fruit”, donc de rendement abondant. Mais le mot peut aussi venir de aphar, la poussière, et il y en a dans ces régions de calcaire et terres maigres ! Quant à Taybeh il vient de taïeb qui veut dire “bon” en arabe, qualité que lui reconnut Saladin et qui correspond bien à son statut de ville-refuge en territoire de Benjamin, dominant le nord de la Judée et la vallée du Jourdain jusqu’aux monts de Moab. Des traditions de protection en lieu sûr que Jésus sut exploiter pour lui-même le moment venu.
Après avoir visité le lieu saint, dit El Khader, le verdoyant, toujours très fréquenté par les croyants de Taybeh, le seul village palestinien entièrement peuplé de chrétiens entouré de 16 villages musulmans, et des environs, il faut aller sonner chez les Sœurs de la Sainte-Croix-de-Jérusalem dans le domaine de l’église latine.

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Elles vous ouvriront “la maison des paraboles”. Acquise en 1974 c’est une demeure du XIXe siècle dont l’architecture et les objets qu’elle contient fourniront quantité d’explications sur bien des paroles bibliques. Bâtie sur le roc comme nombre des maisons dans le pays, elle illustre ce que Jésus suggère à ses disciples Mt 7, 24-25 – “La maison bâtie sur le roc n’a pas croulé quand la pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont déchaînés contre elle” – et à Pierre Mt 16, 18 – “Sur cette pierre je bâtirai mon Église” !

 

Une maison à Bible ouverte

La pierre de seuil sous la porte d’entrée est légèrement creusée pour laisser passer une main qui, si elle porte un signe de reconnaissance, un tatouage par exemple, sera acceptée par les habitants à l’intérieur : “Mon bien-aimé a passé la main par la fente… je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé” – Ct 5, 4-5. Dès la porte franchie s’ouvre un double espace, un rez-de-chaussée bas de plafond, lui-même séparé en deux pièces et un étage que l’on gagne par un petit escalier monté juste en face de la porte. Le petit “sous-sol” sombre servait de remise et de bergerie pour un ou deux ovins ou caprins, parfois un âne, qui apportaient leur chaleur à toute la maison en hiver.

L’étage est lui aussi séparé en deux salles par un mur-silo qui atteint presque le plafond. C’est le grenier à froment, orge, lentilles, pois et toutes provisions récoltées en été. Un système astucieux permet le remplissage par le haut et la ménagère n’a plus qu’à ouvrir une petite trappe en bas pour obtenir la quantité nécessaire au repas. Comme la femme qui fait son pain : “Le Royaume de Dieu est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine” – Lc 13, 20-21. Toute la vie familiale se joue dans ce petit espace ; le jour, les activités domestiques, la nuit, le repos ; on déroule alors nattes, coussins et couvertures et tous dorment les uns à côté des autres. Si quelqu’un frappait de nuit pour demander un service, quel embarras d’enjamber tous les corps endormis ! – Lc 11, 5-8.

 

La maison des paraboles : un seuil creusé “par où passe une main” et une porte derrière laquelle on relit les enseignements de l’Écriture.

Au mur sont accrochées des outres en peau de chèvre dont on surveille vétusté et solidité avant de les remplir de lait, d’eau ou de vin “On ne met pas du vin nouveau dans des outres vieilles… mais dans des outres neuves” – Mt 9, 17. À côté sont suspendus manteaux et tuniques dont nous parle aussi l’Écriture : “Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil. C’est sa seule couverture, c’est le manteau dont il s’enveloppe le corps ; dans quoi se couchera-t-il ?” – Ex 22, 25-26, appuyé en Dt 24, 10-13 : “Tu lui rendras son gage au coucher du soleil, il se couchera dans son manteau, il te bénira et ce sera une bonne action aux yeux du Seigneur ton Dieu”. Jésus invite à aller au-delà : “Quelqu’un veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau” – Mt 5, 40, dans un amour débordant et une totale confiance en la Providence. “Ne prenez ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton” – Mt 10, 10 ; comme le propose aussi Jean Baptiste : “Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas” – Lc 3, 11.

Dans une niche est entreposée la lampe avec son boisseau qui sert d’abat-jour – Mt 5, 15 : “On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.” Si quelque chose a été égaré dans l’un des déménagements quotidiens de la salle, elle servira à le retrouver : “Quelle femme, si elle a 10 drachmes et vient à en perdre une, n’allume une lampe, ne balaie la maison et recherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée ?” – Lc 15, 8-9.
On voit aussi un traîneau à battre, large planche de bois dans laquelle sont fichées des pointes de silex, utilisé pour séparer la paille et le grain. “Je fais de toi, Israël, un traîneau à battre tout neuf à doubles dents. Tu écraseras les montagnes, tu les pulvériseras, tu en feras de la paille. Tu les vanneras, le vent les emportera et l’ouragan les dispersera” – Is 41, 15-16. Une houe et un soc de charrue pour les travaux d’automne sont dressés à côté. Tous ces objets avec les cruches, les bols en terre cuite, sont ceux de la vie quotidienne depuis des siècles. Rien n’est inutile ni en surplus.

Agencement de la maison : le mur de séparation de la pièce haute est un silo bâti en torchis ; sous chaque compartiment on peut recueillir blé, orge, lentilles, pois…

 

 

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Une architecture parlante

Deux éléments de la structure aideront aussi à comprendre des événements des évangiles. Pour remplir le silo de ses grains et légumineuses, qui lui-même n’est obturé que par une planche de bois, on monte sur le toit de terre séchée, on fait un trou qui, durant tout l’été, ne sera garni que de branchages et refermé dès les premières pluies d’automne. Cela nous indiquerait peut-être la saison d’un des premiers miracles de Jésus à Capharnaüm dans “la maison” qui est celle de Pierre. Quatre hommes font passer par un trou du toit un paralytique dont Jésus guérit l’âme et le corps. Ces quatre amis n’ont sans doute écarté que la précaire protection estivale – Mc 2, 1-12. Si Lc 5, 19 évoque “des tuiles”, c’est qu’il est déjà dans un autre contexte que celui des villages galiléens.

 

Quant à la disposition des deux niveaux elle éclaire d’un jour nouveau le récit de la Nativité. Ce n’est pas dans la salle commune que Marie pouvait accoucher. Elle se trouve bien dans une maison hospitalière, de famille ou d’amitié ; mais l’intimité pour un tel événement est requise. Ce sera donc au rez-de-chaussée, en présence du petit bétail, que naîtra Jésus dans le village de Bethléem de Judée. Lc 2, 7 dit précisément : “Elle l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche car ce n’était pas le lieu dans la salle”, avec le terme grec de katalyma qui n’est utilisé qu’à deux autres reprises dans tout le Nouveau Testament, désignant la salle où Jésus va prendre à Jérusalem son dernier repas : “la katalyma où je pourrai manger la pâque avec mes disciples” – Mc 14, 14 et Lc 22, 11 – terme qui n’a jamais été traduit par “hôtellerie”. Plutôt que de manifester un refus d’hospitalité, l’évangéliste dévoile une délicatesse d’attention.

Dans ces régions calcaires une grotte naturelle est souvent à l’origine des bâtis :
sous la pièce d’étage une resserre et une “grotte” où l’on peut faire dormir une ou deux têtes de petit bétail, ou se retirer “dans le secret”.

Voilà une catéchèse en images, en objets même pourrait-on dire, qui révèle le concret de l’Évangile, habitat, saisons et coutumes que nous ignorons le plus souvent. Que les pèlerins ne se privent pas d’un tel trésor ! Les sœurs de Taybeh, parfaitement insérées dans le village et sa population, offrent à tout visiteur ces quelques clés de compréhension des Écritures.


Trois communautés chrétiennes à Taybeh

Le dernier village chrétien de Palestine, comme on l’appelle, compte encore trois clochers, un par confession chrétienne présente :

– la latine, l’église fut bâtie en 1865. Elle présente une icône unique de la Vierge à l’Enfant tenant une grenade, symbole de fécondité et de doux-amer qui symbolise la vie de Jésus.
– la grecque-orthodoxe, l’église fut édifiée en 1931.
– la grecque-catholique ou melkite, juste à côté du sanctuaire du Khader.

Dernière mise à jour: 29/02/2024 10:41