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La calligraphie n’est ni du dessin ni de l’écriture

Samuel Forey
10 juillet 2021
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La calligraphie n’est ni du dessin ni de l’écriture
Au milieu des calames taillés dans le roseau, ce bout de planche de bois piquée par les vers que Azza taillait lui-même pour réaliser la frise qui devait orner le mur d’une mosquée. © Photos MAB/CTS

Témoin d’une longue lignée d’amoureux de la forme, de la lettre en islam, Abdullah Azza cultive et enseigne cet art qui lui procure la paix.


Abdullah Azza fait stylo de tout bois. Un qalam précisément, l’instrument d’écriture du calligraphe, que traditionnellement on fabrique avec un roseau. Mais à cet homme robuste de 63 ans, il suffit d’un tuteur en bambou, voire d’une simple broche de barbecue, pour créer ses précieuses lettres.

Pour un ruban de 75m de long et 75cm de large, il ne trouvait pas le bon outil. “J’ai commencé, mais ça n’allait pas. Je n’avais pas le bon calame. Je suis sorti, j’ai fait le tour de la maison. J’ai déniché une planche, que j’ai taillée jusqu’à trouver la bonne forme”, raconte-t-il. Il a gardé l’instrument. C’est un épais biseau de bois, patiné par l’usage, au bout teinté d’encre noire. Derrière son vaste bureau, des dizaines de calames de toutes sortes dépassent de bocaux. Il les fabrique avec deux types de couteaux, aux allures de canifs de poche, qu’il fait venir d’Iran. Un grand, pour couper. Un petit, pour affûter.

Abdullah Azza taille lui-même la plupart de ses calames et à observer sa réserve ce sont les siens qu’il préfère utiliser.

Rien ne prédestinait Abdullah Azza à devenir calligraphe. Son père élevait des vaches à Beit Jibrin, quand la guerre israélo-arabe de 1948 pousse sa famille à fuir. Il naît dix ans plus tard. Un jour, dans sa maison de Bir Zeit, l’un de ses oncles vient avec un ami. “Ils étudiaient tous les deux dans une institution. Ils ont coupé des règles et des roseaux, et calligraphié. Ils étaient un peu fouillis, ont laissé tout derrière eux, le papier, les calames, l’encre. Après leur départ, je les ai imités. C’est ainsi que j’ai commencé.” Il avait huit ans. À l’école élémentaire, les professeurs lui trouvent du talent. Ils l’autorisent à emprunter des livres abîmés pour refaire les couvertures.

À 25 ans il rencontre Mohammed Siyan, un célèbre calligraphe palestinien, qui s’est formé en Égypte. Il y commença, à la fin des années 1920, un âge d’or pour la calligraphie. Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, réformateur pressé, abolit le sultanat, puis le califat, puis, pour écrire le turc, remplace l’alphabet arabe par le latin. La jeune République tourne le dos à son passé arabo-musulman. Les maîtres scribes de l’empire ottoman s’exilent à Bagdad ou au Caire. Le roi égyptien Fouad ouvre alors une école de calligraphie, dont les élèves essaiment dans tout le monde arabe.

VOCABULAIRE

Al qalam et Al-Qalam

Al qalam, le calame en français, est le nom du roseau taillé en pointe. En arabe moderne qalam signifie stylo. Al-Qalam est aussi le titre de la sourate 68 du Coran.

Abdullah Azza reste auprès de Mohammed Siyan pendant quatre ans : “Il y a beaucoup de secrets qu’on ne peut découvrir qu’avec un maître. J’ai travaillé sans relâche sur les différentes écritures. À chaque fois c’est un défi personnel. Il y a des règles très strictes”. L’art le plus élevé de l’islam suit un cadre très précis, découlant des conditions de sa naissance, quand, aux premiers temps de l’islam, il fallut écrire le Coran, le livre sacré des révélations faites par Dieu à son messager, Mohammad, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel.

Écrire ou ne pas écrire la parole

À la mort du prophète, en 632, ses proches transcrivent ses paroles. Mais la grammaire de l’arabe, à l’époque, n’est pas figée. Le système d’écriture ne note que les consonnes. Le sens du texte peut changer selon l’accentuation, et le contexte ne suffit pas toujours pour comprendre. Or, l’empire arabo-musulman s’étend à toute vitesse, et de nombreux fidèles veulent découvrir la lettre de cette nouvelle religion dans la langue de la Révélation.

Selon la légende, le cinquième calife, Moawiya, demande à un poète, Abou Aswad al-Douali, de formaliser la grammaire arabe. Le poète commence par refuser ; c’est un partisan d’Ali, le fondateur du chiisme. La grande discorde entre les musulmans n’a pas encore éclaté, mais elle couve. Le calife conçoit une idée. Sur le chemin de Abou Aswad al-Douali pour aller à la mosquée, il place un récent converti qui tente, maladroitement, de réciter la neuvième sourate du Coran, celle du repentir, qui commence ainsi : “Allah et Son messager désavouent les idolâtres”. Le nouveau musulman, à la foi peut-être sincère mais à la grammaire hésitante, dit, à cause d’un accent mal placé : “Allah désavoue Son messager et les idolâtres.” Le poète aurait alors accepté de codifier la langue arabe.

VOCABULAIRE

Deux mots pour le Coran

La langue arabe désigne par le mot mushaf (volume) le livre pour le distinguer de Qur’an (la Révélation)afin de ne pas confondre le support et l’écriture divine.

Les règles de reproduction du texte du Coran sont tellement difficiles à mettre en pratique que pratiquement, il n’y a plus de calligraphe pour écrire intégralement le texte du Coran à la main. Même son impression papier est réglementée.

La réalité serait plus prosaïque. Au début du VIIIe siècle, quelque 70 ans après la mort de Mohammad, deux écoles de linguistique en Irak, l’une à Basra, l’autre à Koufa, rassemblent des “exemples de différents dialectes tribaux, du Coran, de la poésie bédouine, et des proverbes. Ce travail, qui a duré près d’un siècle, a permis de rédiger l’essentiel d’une grammaire”, explique Ali Manoubi, professeur de traduction à l’université de Nizwa, au sultanat d’Oman. “C’est grâce à ce travail qu’en un siècle fut établi l’essentiel d’une grammaire qui constitue l’un des chefs-d’œuvre historiques de la science du langage, et d’une somme lexicale d’une stupéfiante richesse”, écrit David Cohen, célèbre linguiste français, spécialiste des langues sémitiques.

Après la grammaire, l’art. Koufa donne son nom au premier style calligraphique : le style coufique, très carré. Pour éviter toute confusion certains textes font apparaître les consonnes en noir, et l’accentuation en rouge. Puis, avec le temps et l’expansion de l’islam, l’écriture change, s’arrondit, s’étend, mais toujours selon des règles strictes, dans un seul objectif : que le texte de la Révélation soit lisible de la même façon par tous.

“Quand je suis stressé, j’écris. Ça me calme. C’est comme une prière avec le stylo”, dit-il en écrivant, le sourire aux lèvres

Le plus élevé des arts de l’islam “n’est ni du dessin, ni de l’écriture. Ces nuances existent dans la langue arabe. Khatt signifie calligraphie, mais aussi ligne ou trait. Le dessin est rasm ; l’écriture, kitaba. Cela pourrait s’apparenter à l’architecture où, pour tenir debout, une construction doit respecter des règles immuables. Tout est très codifié. L’espace contrôle le travail. Il faut le remplir entier. Ensuite le tracé de la lettre suit un cadre déterminé, toujours en tenant compte de la suivante”, raconte Abdullah Azza, qui s’anime alors, emporté par la passion de son art. Il montre un exemple avec le style thuluth. Il pose sa main sur la feuille, tient le qalam “dans un angle de 60 à 63 degrés”, souligne-t-il, et trace trois points les uns au-dessus des autres. Ceux-ci déterminent ensuite la proportion des lettres.

De la forme, et de la taille du point dépend toute la mesure de la calligraphie. © MAB/CTS

En quelques gestes, il esquisse des mots, puis une phrase, à la métrique aussi précise que la versification en poésie. “Il faut plusieurs mois pour comprendre. Plusieurs années pour maîtriser”, dit le calligraphe. L’harmonie du tracé saute aux yeux. “En arabe, on dit : belle écriture. Les deux mots sont indissociables.”

Comme une prière

Abdullah Azza a été à bonne école. Il a travaillé au département d’archéologie islamique à al-Aqsa, le troisième lieu saint musulman, situé sur l’esplanade des mosquées. C’est un point d’observation idéal. “À Jérusalem, on trouve tous les âges de la calligraphie. Le Dôme du rocher est un livre ouvert. Il y a des écritures datant des premières conquêtes arabes. Nous sommes aussi un carrefour géographique, au croisement des influences ottomane, égyptienne, levantine”, explique-t-il. Mais l’art ne nourrit pas son homme. Ils ne sont plus que six calligraphes, en Cisjordanie. Il est aussi avocat et expert en écritures, et enseigne à l’université palestinienne de Bir Zeit.

MADE IN PALESTINE

Le Coran d’al-Aqsa

Si le musée islamique de Jérusalem renferme des Corans de toutes les époques, aucun n’aurait été réalisé en Palestine. Pourtant en 2014, encouragé par le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, Saher al-Kabi un calligraphe de Naplouse a relevé le défi. L’Autorité palestinienne aurait obtenu l’approbation officielle
de l’université Al-Azhar, l’institution islamique égyptienne pour autant le dénommé Coran d’al-Aqsa n’a jamais été imprimé.

Pour écrire le Coran, certains calligraphes prient et s’orientent vers la Mecque. Pas Abdullah Azza. Il s’installe, sur son vaste bureau. Il prépare son papier, presque glacé : “C’est pour corriger. On peut passer des jours sur une écriture. Il faut pouvoir effacer, pour ne pas tout recommencer à zéro.” Il trempe de la soie dans l’encre, pour éviter qu’elle soit trop liquide et ne tombe en gouttes. Enfin, il trace les traits. “J’écoute de la musique douce. Ou Sheikh Mustafa Ismaïl.” Encore un Égyptien. Ce réciteur du Coran, au service du roi Farouk puis décoré par le président Nasser, a atteint ce que les calligraphes font avec le qalam. Le Verbe se fait voix ; ou le Verbe se fait texte. Encore aujourd’hui, son influence se mesure dans les rues du Caire, le vendredi matin, jour de prière, quand la ville-monstre de 20 millions d’habitants s’apaise pour s’emplir de l’écho des mosquées.

“Quand je suis stressé, j’écris. Ça me calme. C’est comme une prière avec le stylo”, dit-il en écrivant, le sourire aux lèvres, le grincement du qalam sur la feuille comme une plainte légère. “J’oublie tout. Y compris moi-même.”

Dernière mise à jour: 10/04/2024 13:16

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