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L’empreinte italienne

Francesco Pistocchini
3 avril 2021
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L’empreinte italienne
Le Christ flagellé par des soldats, vitrail de l’abside de l’église de la Flagellation, œuvre de Duilio Cambelloti et Cesare Picchiarini. ©Cavanna Grazia

En une quarantaine d’années, de nombreux artistes italiens collaborèrent étroitement avec Antonio Barluzzi à l’achèvement
de son œuvre de renouvellement des Lieux saints qui ne fut pas seulement architecturale mais prit diverses expressions artistiques…


Dans la Palestine du Protectorat, les Britanniques permettent amplement aux artistes italiens d’œuvrer dans les sanctuaires, laissant ainsi – avec l’appui et l’appréciation du Saint-Siège – un signe clair de renouvellement monumental, artistique et iconographique.

Antonio Barluzzi, en montrant des dons d’organisateur notables, a été le metteur en scène des activités d’une vingtaine d’artistes et d’artisans qui réalisèrent des mosaïques, des vitraux, des fresques et des sculptures sur des thèmes d’Histoire sainte, allant de la Visitation à la Passion, ainsi que des figures de saints, d’anges et même d’animaux.

Il s’agit d’artistes de la première moitié du XXe siècle qui ont pour références le primitivisme roman et byzantin, exprimé dans les mosaïques de Ravenne et par le Bienheureux Angelico, mais qui sont également liés au Liberty, l’art nouveau italien, au symbolisme, et en quelque sorte au débat de l’époque sur l’art sacré moderne.

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Ils s’insèrent dans une tradition d’Italiens qui, au cours des siècles, ont enrichi les Lieux saints de leurs œuvres : l’autel du XVIe siècle en bronze de Domenico Portigiani dans la chapelle du Calvaire ; le Christ et sainte Véronique du peintre baroque napolitain Francesco De Mura à Saint-Sauveur, le couvent franciscain de Jérusalem ; le bas-relief représentant Jésus en prière de Giovanni Ferrari dit le Torretti, conservé à Gethsémani, pour n’en citer que quelques-uns.

Leur activité embrasse une longue période allant de 1912 – lorsqu’Antonio Barluzzi et son frère arrivent en Terre Sainte – à 1958 lorsque, peu de temps avant sa mort, l’architecte retourne définitivement en Italie. Plusieurs d’entre eux sont Romains et occupent dans la capitale des charges importantes.

 

Sous l’œil du maître

Au cours de ces dernières années des études approfondies ont mis en évidence le fait qu’Antonio Barluzzi, unique concepteur d’une série d’espaces liturgiques, intervenait de manière directe dans la définition de l’iconographie, pour configurer le style des œuvres, laissant parfois peu de place à la créativité des auteurs. Il existe par ailleurs la concomitance franciscaine avec ses attentes, comme en témoignent de nombreux documents, en particulier du custode de l’époque 1918-1925, le père Ferdinando Diotallevi.

Certains artistes, plus célèbres, sont eux aussi objets d’études, comme Giulio Bargellini, Giuseppe Sartorio et Duilio Cambellotti ; d’autres, connus en leur temps, comme les sculpteurs Alberto Gerardi, Giuseppe Tonnini et Aurelio Mistruzzi. Biagio Biagetti, auteur en 1937 de la mosaïque de la façade de l’église de la Visitation à Aïn Karem, fut le premier directeur des Musées du Vatican. À Piero D’Achiardi, qui était également muséographe, est due la réorganisation de la Pinacothèque du Vatican.

Au cours de ces dernières années des études approfondies ont mis en évidence le fait qu’Antonio Barluzzi, unique concepteur d’une série d’espaces liturgiques, intervenait de manière directe dans la définition de l’iconographie, pour configurer le style des œuvres, laissant parfois peu de place à la créativité des auteurs.

Rodolfo Villani, un Romain actif dans la capitale, réalise le programme iconographique destiné à l’église de la Transfiguration du Thabor, voulue par le père Diotallevi. Dans la grande abside de l’église il propose une nouvelle fois une iconographie fixée au cours des siècles, avec un Christ transfiguré flanqué en haut des demi-figures des prophètes et avec à ses pieds les trois apôtres qui l’ont accompagné sur le mont. Nous sommes dans les premières années 1920 mais bien loin des avant-gardes artistiques du XXe siècle.

Intérieur de la basilique du Thabor. Dans l’abside centrale la mosaïque est de Rodolfo Villani. © Photos MAB/CTS

Déjà sur le Thabor s’esquisse ce qui intervient dans le cadre de nombreuses autres collaborations : la sagesse iconographique qu’Antonio Barluzzi tirait de sa formation culturelle et de ses profonds intérêts religieux le porte à indiquer avec précision ses objectifs aux artistes qu’il considère comme “ses mains”. Ceux-ci, peu perméables aux nouveautés internationales, se donnent pour but de rendre visible le récit des Écritures.

Les importantes archives laissées par Antonio Barluzzi à la Custodie de Terre Sainte ont révélé de nombreux témoignages de ces rapports, parfois difficiles. Très tourmenté est le parcours qui porte à la réalisation d’une œuvre de grand impact comme la décoration du tympan de la façade de l’église de l’Agonie de Gethsémani, inaugurée en 1924. Pour l’œuvre, une mosaïque de 22m de large, entrèrent en compétition divers artistes et le travail ne sera achevé qu’en 1930. À la fin, elle est réalisée par Giulio Bargellini (1869-1936), auteur connu mais difficilement classable. Il ne fait en effet pas partie de ceux qui proposaient des courants de l’art antique, paléochrétien ou byzantin, ni de ceux qui s’adaptaient aux courants plus à la mode, même si ses œuvres s’apparentent davantage au Liberty et à l’Art-Déco. C’est Antonio Barluzzi en personne qui, suscitant le mécontentement des autres candidats, choisit l’esquisse de Bargellini. Dans le projet de ce peintre et mosaïste il trouve “le concept clair de la médiation du Christ et le sens hautement humain qui remplit sa composition”. Quiconque observe le flanc du mont des Oliviers ne peut ignorer la façade solennelle de la basilique des Nations, dont le fronton est orné de la mosaïque majestueuse aux tesselles brillamment colorées sur fond doré, conçue pour être vue de loin, destinée à parler à une foule de fidèles.

Façade de la basilique de l’Agonie, dite aussi “des Nations” sur le mont des Oliviers, ornée de la grande mosaïque signée Giulio Bargellini. ©Nadim Asfour/CTS

La mosaïque, qui fut réalisée par l’entreprise Monticelli, constitue un hymne à Jésus médiateur entre Dieu et l’humanité. Suivant un schéma simple, elle est répartie en deux groupes de figures aux profils mouvementés mais contrôlés : à gauche, la partie privilégiée du monde, rois, sages, héros qui se reconnaissent poussière devant la divinité ; à droite les simples et les affligés, un groupe qui culmine dans la figure de la mère qui offre à Dieu son propre fils mort. Bargellini veut réunir aux pieds de l’éternel Juge et du Fils, qui pour la sauver s’immola sur la Croix, toute l’humanité dans l’acte de reconnaître la pauvreté de ses propres conquêtes. Dès lors, les deux groupes se prosternent en prière devant Jésus qui accueille les suppliques à bras ouverts et, levant la tête, les remet au Père. Sous la scène, un verset de la lettre aux Hébreux en latin accompagne et précise l’intention théologique de la mosaïque : “C’est lui qui, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété” (Hé 5, 7).

L’italianité des artistes impliqués dans les nouveaux sanctuaires est un aspect auquel Antonio Barluzzi tient beaucoup. Il s’inquiète en effet lorsque les Hongrois, pour l’église des Nations, proposent une toile réalisée par un peintre magyar. Dans une lettre à Bargellini il en arrive à écrire : “Je confesse être poussé par la fierté que l’art italien est destiné à décorer ce temple qui fait face aux murs de Jérusalem”.

Au plus haut de la façade, deux cerfs de bronze en adoration de la Croix sont œuvre de Duilio Cambellotti (1876-1960), artiste polyédrique, l’un des plus sûrs représentants de l’Art nouveau en Italie, qui fut également graveur, peintre, graphiste, céramiste…

L’italianité des artistes impliqués dans les nouveaux sanctuaires est un aspect auquel Antonio Barluzzi tient beaucoup. Il s’inquiète en effet lorsque les Hongrois, pour l’église des Nations, proposent une toile réalisée par un peintre magyar.

Avec Cesare Picchiarini, Cambellotti réalisa à la fin des années 1920 les trois vitraux du sanctuaire de la Flagellation : Pilate se lavant les mains ; le triomphe de Barabbas et, au centre, la flagellation du Christ.

Ainsi que le remarque Giovanna Franco Repellini, “en regardant aujourd’hui les vitraux, on comprend la Passion et son intuition originaire parce que la configuration picturale est puissante, construite avec une rigueur théâtrale qui se répète dans les trois images : le ciel est représenté par un entrelacs de volutes, alors qu’une structure architecturale à arches très définie et moderne occupe toute la scène emprisonnant et exaltant les figures qui se trouvent au centre”. En particulier, dans la représentation située derrière l’autel, Jésus, ligoté et entouré de personnages violents, semble sortir avec force du schéma géométrique du dessin encadré dans la fenêtre. Toutefois, à la remise de l’œuvre, les images fortement expressives ne furent pas immédiatement appréciées du presbyterium qui les jugea trop modernes.

 

Entre tradition et modernité

Après la Deuxième Guerre mondiale, Cambellotti reprend sa collaboration avec Antonio Barluzzi pour réaliser les sanctuaires du Champs des Bergers à Bethléem et du Dominus flevit.

Dans le premier cas, paraît particulièrement convaincante la sculpture de l’ange en bronze sise au-dessus de l’architrave de la porte. L’ange, qui semble prendre son envol, a les bras tendus vers l’avant comme pour embrasser les fidèles.

L’ange en bronze à l’entrée de la chapelle est l’œuvre de Duilio Cambellotti, auteur également des anges qui soutiennent l’autel à l’intérieur. ©Jerzy Kraj ofm/CTS

Dans la coupole du Dominus flevit, il crée deux des quatre lunettes en forme d’ogives à bas-relief les autres étant d’Antonio Minghetti. D’une intensité particulière est par ailleurs la représentation du Christ en pleurs, justement dans l’église qui, par sa forme, rappelle une larme, et constitue l’une des œuvres les plus originales d’Antonio Barluzzi.

Intérieur du sanctuaire du Dominus flevit avec les bas-reliefs de Duilio Cambellotti et Antonio Minghetti. © Archives de la Custodie

Les artistes impliqués dans la décoration des Lieux saints sont encore à l’image d’une Église qui n’a pas vu que l’art rejoint les immenses transformations qui interviennent de par le monde ; l’art sacré demeure contraint entre la force de la tradition et les besoins de renouvellement. Cependant, soutenus par une foi profonde, ces artistes se font instruments d’un projet qui veut accompagner les pèlerins dans une lecture des événements du Salut.

Dernière mise à jour: 03/04/2024 11:05

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