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Le Verbe se fait encre et pigments

M.-A. Beaulieu
10 juillet 2021
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Le Verbe se fait encre et pigments
Page d’ouverture de l’évangile selon saint Matthieu. Le premier des évangiles dans la bible. © Photos Andrea Krogmann

À l’ombre du sanctuaire de Notre-Dame de Palestine, les moniales de Bethléem sont mobilisées autour d’une commande du patriarche Pizzaballa. Un projet fou, comme il le dit lui-même.
À la découverte de l’œuvre que l’on admirera encore dans 1000 ans.


Quand on fera le bilan de ce qu’a produit l’art sacré au Proche-Orient au XXIe siècle, il comptera parmi les pièces maîtresses : à Deir-Rafat, à 40km à l’ouest de Jérusalem, les moniales de Bethléem, de l’Assomption de la Vierge et de Saint Bruno écrivent les quatre évangiles à la main et les enluminent à la demande de leur évêque. Techniquement, ce sera une œuvre d’art mais c’est surtout la Parole qui réensemence la terre du Salut.

C’est à la communauté en prière qu’a été confiée la réalisation de l’évangéliaire. Si d’eux d’entre elles ont les dons appropriés, toutes portent ensemble le projet, comme ici dans la chapelle d’hiver du sanctuaire. © Photos Andrea Krogmann

“Nous vivons là-même où la Parole de Dieu a été écrite et d’où elle vient. Cela fait de nous l’Église de la Parole, plus que toute autre. Et nous vivons en Orient, où la tradition donne un rôle très important à la Parole de Dieu dans la liturgie. Je pense que nous devons unir tous les efforts possibles afin de donner à l’Église d’aujourd’hui quelque chose qui soit fidèle à notre tradition et au cœur de notre vocation en Terre Sainte.” Les mots sont de Mgr Pizzaballa, patriarche de Jérusalem et commanditaire du travail en cours. Pour donner corps à cette idée, il a eu celle d’offrir au diocèse un évangéliaire. C’est un enchaînement de circonstances qui a fait que la réalisation de cette œuvre unique soit confiée à la communauté de Deir-Rafat.

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C’est là qu’un jour son secrétaire repéra un manuscrit enluminé. Sr Liesse-Myriam, la supérieure, encore tout émue, raconte de sa petite voix douce et joyeuse : “Quand le père Firas a vu notre évangéliaire, il nous a posé quelques questions et nous a dit que nous allions être invitées à une rencontre au patriarcat.” Elle eut lieu en octobre 2019. “À notre arrivée, le patriarche nous a dit : “Êtes-vous prêtes à vous engager dans une aventure folle ?””

POUR LA LITURGIE

Une version imprimée, une prouesse technique

L’évangéliaire de Jérusalem aura un exemplaire unique fait à la main, mais tout est prévu pour son impression en vue de sa diffusion dans les paroisses du diocèse.
Une décision qui n’est pas sans contrainte pour la réalisation de l’original. Il a fallu faire des essais et un certain nombre de réunions de calage pour déterminer l’ordre des étapes entre la réalisation de l’enluminure, sa dorure à la feuille d’or, et l’introduction du texte sur son recto et son verso.

L’ordre choisi est le suivant : mise en page sur ordinateur en vue de servir de modèle. [ce travail préalable permet d’anticiper où seront les enluminures par rapport au texte qu’elles illustrent] – écriture au crayon – réalisation de l’enluminure – numérisation de l’enluminure par l’imprimeur – rédaction du texte – numérisation de la page écrite – rédaction au verso – numérisation du verso – dorure à la feuille d’or – traitement de la page au fixatif pour garantir la durée et protéger de taches éventuelles d’eau bénite, cire

Sr Liesse-Myriam était alors accompagnée de Sr Maria, iconographe. Lors de ce premier rendez-vous, il était question d’enluminer un texte en arabe. C’est plus tard que l’idée s’imposa d’écrire le texte à la main. À croire que le Seigneur portait lui-même le projet de longue date ; dans sa communauté Sr Liesse-Myriam pouvait faire appel à Sr Anélia qui depuis des années a fait de l’écriture de l’arabe (appris à la fac) un art et une prière.

Si deux moniales tiennent plumes et pinceaux, elles ne sont pas seules à porter le projet. “Il a fallu dégager du temps à nos sœurs pour qu’elles puissent s’y consacrer” poursuit Sr Liesse-Myriam. À l’écouter, on sent bien que la communauté s’est organisée pour vivre ensemble l’aventure et lui donner une épaisseur de prière. Elle est cette bonne terre dans laquelle est tombée la semence de la Parole.

“Ce projet nous a rejointes dans ce qui est l’essentiel et le cœur de notre vie : Jésus la Parole Vivante. Nous avons la responsabilité de garder cette Parole, d’en vivre et d’être cohérentes. Cela nous a toutes réveillées, ramenées à notre “premier amour” de la Parole. C’est une très belle aventure.”

L’écriture du texte arabe précède la réalisation. Sr Anélia l’écrit deux fois. La première au crayon, la seconde à l’encre de Chine. © Andrea Krogmann

Au cœur du diocèse

La conversation se poursuit avec Sr Liesse-Myriam sur des considérations pratiques mais dans sa joie, la moniale a besoin de retourner à l’essentiel. “Le projet a démarré en octobre 2019, Sr Maria a commencé ses recherches ; dans l’intervalle l’administrateur apostolique a été nommé patriarche et à son retour dans le diocèse, après plusieurs mois en Italie, il nous a demandé si de premières ébauches étaient visibles. Nous étions, comme un an plus tôt, dans les préparatifs de la fête de Notre-Dame de Palestine l’année de son centenaire. Il y a 100 ans, Mgr Barlassina a consacré le diocèse à Notre-Dame de Palestine pour un renouveau, et 100 ans après, au même endroit, Mgr Pizzaballa pose le roc de la Parole pour un renouvellement. Le travail se fait dans ce sanctuaire au fronton duquel est écrit : “Allez annoncer les merveilles de Dieu à toutes les nations”. L’émerveillement de la conduite providentielle des événements est là.

© Andrea Krogmann

Pour l’heure, c’est encore le temps de l’enfouissement. “On a vraiment commencé en janvier 2021, poursuit Sr Anélia, et nous nous sommes engagées pour deux ans…” La sœur fait la moue dans un sourire timide, pas certaine de pouvoir respecter le délai.

Il faut dire que les contraintes ne manquent pas. Dans son ermitage aménagé dans un container disposé dans le jardin, Sr Anélia travaille sur une petite table. Quand elle lève les yeux, à travers un treillage de bois, elle peut voir le tabernacle de son oratoire. “Je travaille à l’évangéliaire quatre heures par jour, deux le matin, deux l’après-midi”. À la différence de l’ordinateur, Sr Anélia n’a pas le droit à l’erreur. “Et si vous vous trompez ?” La réponse est sans appel : “Il faut refaire la page”. Pour l’éviter autant que possible, Sr Anélia a déjà écrit le texte au crayon de papier et elle le repasse à l’encre de Chine. Au final, elle aura écrit deux fois les quatre évangiles. Celle qui se définit comme “un moine copiste”, ne prétend pas être une calligraphe professionnelle. “Je suis un moine qui aime Jésus et sa parole et qui a un petit faible pour l’arabe…” Sr Anélia a beaucoup appris de la calligraphie musulmane, pour autant elle insiste pour dire que ce qu’elle fait ici est “modeste et dépouillé. Il n’y a pas de décoration. Il m’a été demandé que ce soit une écriture simple, claire et facilement lisible pour celui qui devra proclamer le texte. Nous avons choisi le style avec des prêtres du patriarcat.”

CLIN DIEU

Le papier attendait à l’imprimerie patriarcale

Il a fallu en faire des essais de papier pour trouver celui qui conviendrait autant à l’encre de Chine du texte qu’aux pigments des peintures.

L’un et l’autre matériau devait adhérer sans être totalement bu, ne devait pas baver, les couleurs ne devaient pas être altérées, la page devait pouvoir supporter d’être écrite recto verso. “Nous avons fait des quantités d’essais !” souffle Sr Anélia comme encore surprise du travail que cela a demandé, jusqu’à ce que le directeur de l’imprimerie du patriarcat située à Beit-Jala, ne présente aux sœurs la feuille imitant le parchemin qui réunissait toutes les qualités.

Un stock que l’imprimerie gardait sans trouver à l’utiliser, tant ce parchemin était difficile à mettre sous presse.

“Quand j’écris au crayon je suis concentrée sur l’orthographe, la grammaire et les accents. C’est quand je passe à l’encre de Chine que je peux prier davantage. Je commence mon travail à genoux, en prière, en invoquant l’Esprit saint, puis à mesure que j’écris je demande au Seigneur, qui le premier a gravé la loi sur les tables de pierre, qu’il grave la parole de la loi nouvelle de Jésus, dans mon cœur d’abord et sur ces pages et dans le cœur de ceux qui la liront et l’entendront.

Je suis la première bénéficiaire de ce travail qui est pour ma propre évangélisation. Le fait de copier, c’est plus fort que de lire parce que ça rentre dans la chair, dans la main, dans la rétine, dans le cœur, dans l’intelligence. C’est très fort… L’acte d’écrire la Parole me met dans la présence très vivante de Jésus parce que Jésus est la parole éternelle du Père, faite chair, et cette parole que j’écris, c’est une parole vivante, c’est quelqu’un. Je prie que cet évangéliaire aide vraiment nos frères et sœurs à prier et rencontrer Dieu, car c’est le plus important et quelques fois je me dis que, qui sait… cette parole que j’écris va toucher un cœur… c’est la Parole de Dieu… ce n’est pas rien… Cette parole de Dieu, c’est comme une lettre d’amour que Dieu adresse à chacun, c’est très fort.” Sr Anélia ponctue ses phrases de courts silences extatiques qu’on n’a pas envie d’interrompre.

Quand une iconographe se met à l’enluminure, on obtient la théologie de l’un appliqué au style de l’autre. © Andrea Krogmann

Pour le diocèse

“J’ai aussi dans le cœur à mesure que j’écris, l’unité des chrétiens, c’est en devenant de plus en plus évangéliques qu’on se reconnaîtra frères. Et je porte le diocèse, tout le diocèse dans mon cœur, notre Église-Mère de Jérusalem. Et plus largement, je pense aussi au Moyen-Orient bien aimé dont la langue est principalement l’arabe… Ce travail me rapproche d’eux encore plus et me fait devenir l’une d’eux. Il y a un proverbe arabe qui dit Ikhwan alwidad aqrab min ikhwat alwilad ce qui signifie “Les frères par l’affection sont plus proches que les frères par le sang”.

À Sr Maria est confiée une tâche non moins difficile, qu’elle exerce elle aussi ancrée dans la prière. De l’iconographie – qu’elle a apprise au monastère dans la tradition byzantine d’école russe – elle dit qu’elle est sa “forme de prière. L’iconographie c’est le tissu spirituel de mon cœur”. Pour aguerrie qu’elle soit dans son art, Sr Maria fait face, elle aussi, à une multitude de défis. C’est à elle qu’a été confiée la coordination des aspects techniques de l’évangéliaire, de sa conception à sa reliure.

“Le papier n’est pas le support que je domine le plus. Pour peindre j’utilise des pigments naturels mais alors que le liant pour les icônes est l’œuf, pour le papier il a fallu chercher un liant moins gras pour une meilleure adhérence tout en veillant à conserver aux couleurs leur luminosité et stabilité”.

« Mgr Pizzaballa a insisté pour que ce soit un produit latin. C’est très ambitieux. Il nous a demandé de traduire dans l’ensemble que l’Église, née à Jérusalem, a été tissée de toutes sortes d’influences, byzantines, arméniennes, latines, croisées etc. C’est un évangéliaire catholique romain, mais il est en arabe et réalisé en Orient.”

Outre les difficultés techniques rencontrées (voir encadré) c’est toute sa technique iconographique qui est à revisiter. “Ici je ne fais pas d’iconographie. Bien sûr la connaissance que j’en ai influence mon travail, mais c’est bien de l’enluminure. Je ne peux pas comme dans l’iconographie multiplier les couches de pigments. Ce serait trop lourd pour le papier qui gondolerait. Mais je suis iconographe, et dans l’iconographie j’ai découvert la lumière des icônes. Dans la peinture moderne le volume est donné par les ombres tandis que dans les icônes, le volume naît de la lumière et la lumière vient du dedans. Il n’y a pas de projecteur extérieur pour éclairer les personnages. J’ai appris à rendre cette différence dans l’enluminure.”

Le plus grand défi de Sr Maria n’est pas pour autant technique. C’est celui que lui a assigné Mgr Pizzaballa : “Il a insisté pour que ce soit un produit latin. C’est très ambitieux. Il nous a demandé de traduire dans l’ensemble que l’Église, née à Jérusalem, a été tissée de toutes sortes d’influences, byzantines, arméniennes, latines, croisées etc. C’est un évangéliaire catholique romain, mais il est en arabe et réalisé en Orient.”

POUR LA LITURGIE

Un évangéliaire canonique

Afin de proclamer un évangile le dimanche, encore faut-il savoir à quel verset commencer et à quel verset finir, pouvoir prendre la formule longue ou brève et savoir commencer – la réforme liturgique de 1969 appelle cela l’incipit : En ces temps-là ; En ces jours-là ; Frères ; Bien aimés ; Jésus disait à ses disciples…

Ces informations seront ajoutées au moment de la mise en page pour impression. La page originale sera numérisée et insérée comme une image dans une page plus grande dont on créera les marges de sorte à pouvoir y inscrire toutes les informations nécessaires. La version imprimée de l’évangéliaire sera adaptée à son usage liturgique.

Sur sa table Sr Maria finit de dorer à la feuille la page de garde de l’Évangile selon saint Luc. Les éléments se mêlent harmonieusement du latin Evangelium secundum Lucam, à la même inscription en arabe en lettres d’or sur un fond vert, la couleur attribuée à Luc dans la tradition latine médiévale, lequel dans un environnement architectural oriental écrit sous le taureau qui le symbolise, après qu’il a peint le portrait de la Vierge Marie. Les spécialistes en histoire de l’art auront de quoi commenter les influences de cette page, entre Orient et Occident, entre modernité et tradition, jusqu’à la petite croix de Terre Sainte qui ponctue la frise tournante aux quatre coins.

Ces audacieux mélanges sont le fruit des recherches de Sr Maria qui s’est trouvé un illustre parrainage dans le psautier connu sous le nom de Psautier de la reine Mélisande (voir encadré). “C’est une source d’inspiration pour moi dans le métissage. En tous les cas Mgr Pizzaballa était d’accord pour que les enluminures ne soient pas une copie de celles des époques carolingienne, mérovingienne ou franque. Mais la question se pose à moi à chaque fois : comment moi, qui ne suis pas née ici mais qui me sens faire pleinement partie de l’Église de Jérusalem, vais-je réussir à combiner ces influences ? C’est impossible sans la présence de l’Esprit saint, le même qui a agi au début de l’Église, qui l’a conduite à travers les siècles et continue de l’inspirer. Après ça passera par qui je suis : une Espagnole de Jérusalem. Mgr Pizzaballa m’a encouragée à trouver mon propre style. Cela dit, à chaque fois que je prends le pinceau je frémis, je ne sais pas si je suis à la hauteur mais je me confie à l’Esprit saint pour devenir héritière d’influences qui ne sont pas dans mon sang. À la fois parce que je me sens et suis pleinement de cette Église de Jérusalem, il y a quelque chose qui passe. Jamais pourtant je ne fais l’économie de ce moment où j’expérimente que : “De moi-même je ne peux pas””.

Et pourtant, page à page, l’évangéliaire prend forme comme pour une nouvelle naissance de la Parole pour la joie de la terre qui l’a vu naître. À Deir-Rafat, la communauté des moniales de Bethléem, à l’image de la Vierge Marie veillant sur sa patrie et gardant la Parole, conservent toutes ces choses dans leurs cœurs, jusqu’au jour où l’évangéliaire paraîtra comme une épouse parée pour son mari. Le diocèse ne perd rien pour attendre la seule capable de faire sa joie.

LE PSAUTIER DE MÉLISANDE

S’inspirer sans copier

Le Psautier de la reine Mélisande contient (entre autres) 24 miniatures en pleine page, peintes sur fond doré. L’ouvrage serait un cadeau fait, entre 1134 et 1135, par
son époux le roi Foulque, comte d’Anjou, à sa femme la reine Mélisande de Jérusalem.

Il aurait été exécuté au monastère du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Les spécialistes y voient un exemple de la fusion
entre l’art occidental et l’art byzantin. Un métissage culturel qui ressemblait à la cour de Jérusalem de l’époque. La reine Mélisande elle-même est la fille de Baudouin II
de Jérusalem et d’une princesse arménienne.

On peut admirer le psautier qui a été numérisé (en haute définition) par la British Library où il est conservé. Pour ce faire, dans un moteur de recherche inscrire la référence suivante : Egerton Ms. 1139, puis cliquer sur la petite image.

Dernière mise à jour: 10/04/2024 12:37

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