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Et l’art croisé se fit oriental

Propos recueillis par M.-A. Beaulieu
30 novembre 2018
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Et l’art croisé  se fit oriental
Litanie des saints Signe d’œcuménisme encore, les saints des colonnes représentent aussi bien des saints d’Occident que des saints d’Orient. Ici saint Stéphane. Il est entouré de saint Olaf de Norvège et de saint Jean Baptiste, mais l’on trouve aussi Macaire l’Egyptien, Cosme et Damien, comme saint Sabas.

Les récents travaux de restauration de la basilique de la Nativité à Bethléem ont montré deux choses : la structure est pour l’essentiel du VIe siècle, mais toute la décoration date, elle, des croisades. Comment et pourquoi des latins, chrétiens d’Occident, ont-ils donné un aspect oriental à l’Église quand ils en commandèrent la restauration ?TSM a rencontré Bianca Kühnel, professeure émérite en Histoire de l’art de l’Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste de la question.


Professeure, les restaurations de la basilique de la Nativité ont montré que la décoration actuelle remonte aux croisades mais sait-on si il y a eu des décorations avant cette période ?

Nous n’avons aucune idée si il y a eu une décoration et de quelle sorte. Nous savons seulement que les murs des nefs latérales avaient été couverts de marbre colorés. Bien sûr, le sol justinien du VIe siècle, était couvert de mosaïques dont les restes partiels sont toujours en cours de rénovation. Mais s’agissant des murs et des colonnes nous n’avons pas la moindre idée. Les restaurateurs auraient découvert des tesselles, dont ils disent qu’elles ne peuvent pas être plus tardives que le Xe siècle. Mais combien de tesselles ont été trouvées ? Et s’il y a eu une décoration antérieure quelle était-elle ? Personne ne le sait.

Il n’y a aucun témoignage de pèlerins ?

Pas un seul. Rien. Il y a eu un grand débat à une époque pour savoir si le mur nord n’aurait pas été fait avant les croisades. Une hypothèse avancée par certains historiens qui pensaient que les mosaïques de ce mur – qui est le plus beau – pourraient dater du VIIIe siècle, le rendant contemporain de la construction et décoration du Dôme du Rocher à Jérusalem et des mosaïques de Al Aqsa. Mais après que mon mari ait opéré un premier nettoyage et conduit les premières études, et depuis les récentes restaurations et études, tous les scientifiques sont convaincus que l’ensemble date de la période croisée.

 

 

Qui a décidé de cette décoration ?

Nous savons exactement qui car il y a une inscription sur le mur sud, à côté de l’iconostase, avant l’abside. Elle n’est plus que partielle mais le texte originel en grec est mieux conservé, le même texte en latin a lui disparu. Cette inscription mentionne le roi croisé Amaury Ier (roi franc de Jérusalem, 1163-1174), l’empereur de Byzance, Manuel Comnène (1143-1180) et l’évêque (catholique) de Bethléem Radulf (1155-1174).

Et sait-on exactement quand la décision fut prise ?

Ce n’est pas si simple mais l’inscription, elle, mentionne une date : 1167. C’est autour de cette date donc que la décision fut prise et que les travaux furent réalisés. A noter aussi que l’inscription mentionne le nom du principal mosaïste Ephrem. Ailleurs dans la basilique, sur le mur nord, on trouve la mention en latin de Basilius pictor, Basile peintre, tandis que sa signature en grec précise Basile diacre. Bien que Basilius puisse être un nom aussi bien latin que grec, on peut penser que c’était un grec de la région.

Lire aussi >> De présumés fonts baptismaux découverts à la Nativité

Que représentent les mosaïques ?

Dans le triconcos est (abside tréflée), on trouve des scènes de la vie du Christ et de la Vierge Marie, tirées pour l’essentiel du calendrier liturgique même si il y a quelques variantes. Du côté ouest, au-dessus de la porte d’entrée, pas à l’extérieur mais à l’intérieur, il y avait un arbre de Jessé. Plus exactement s’agissant de Bethléem, un arbre d’Abraham car à la place de la figure de Jessé on trouvait celle d’Abraham. Il n’en est rien resté. Mais c’est très bien documenté. On sait même quels sont les prophètes qui étaient représentés. Sur les murs de la nef, on trouvait les représentations de conciles œcuméniques d’un côté (sud) et de conciles régionaux de l’autre (nord). Et ils sont représentés par des inscriptions, des synopsis (résumés).

Les colonnes sont-elles de la même époque ?

Oui plus ou moins et elles sont peintes directement sur la pierre de la colonne. Il n’y a aucun enduit d’apprêt.

Y a-t-il une unité de styles et de techniques ?

Oui, il faut la percevoir mais oui il y a unité de techniques et de styles. C’est typique de l’art des années soixante du XIIe siècle. Le style Komnenos, du nom de la dynastie Comnène. Bien sûr, les décorations ont été réalisées sur un certain laps de temps, probablement en plus de dix ans. Et selon toute vraisemblance, il y a eu plusieurs artistes impliqués dans l’entreprise mais l’un dans l’autre il y a une unité de style.

 

L’abside tréflée
1-Inscription qui date les travaux
2-Les colonnes décorées
3-Mur où se trouvait l’arbre d’Abraham
4-Escalier pour accéder au réseau de grottes

 

N’est-il pas surprenant que ces mosaïques commandées par des Croisés donc des catholiques romains dits latins soient de facture byzantines donc orientales ?

Ce n’est pas une contradiction. La période des croisades est certes une période particulière de la Terre Sainte mais, même si à cette époque le gouvernement est latin, l’art est resté byzantin car les latins font appel à des artistes de la région. Donc si l’architecture et les sculptures de cette époque sont de facture occidentale et pour l’essentiel “française”, les peintures, les enluminures et les fresques sont byzantines. Du reste, combien de mosaïques byzantines a-t-on en France ? Une ou deux. Tandis que dans l’empire byzantin on en trouve des milliers. L’art de la mosaïque est un art très difficile. Les latins ont donc fait appel à des mosaïstes orientaux. En France, les rares mosaïques byzantines sont réalisées par des orientaux, en Italie aussi et les écoles italiennes de mosaïques sont en relation avec l’Orient.

Peut-on parler “d’œcuménisme” dans le choix des Croisés ? Car quoi qu’il en soit des artistes, le choix de représenter les conciles œcuméniques est surprenant ?

C’est très surprenant. Et ce n’est pas seulement le choix des thèmes illustrés qui est surprenant mais aussi la façon dont les conciles ont été représentés. Ils ne sont pas figuratifs. Ce ne sont que des inscriptions à l’intérieur d’éléments architecturaux. C’est absolument unique. Ces éléments qui encadrent les inscriptions veulent figurer la relation entre l’Église de la terre et l’Église du ciel. D’où le soin apporté à l’usage de l’or, de l’argent, de la pierre.
Mais ce que vous appelez œcuménisme est en fait une réalité politique de l’époque. Les Byzantins et les latins sont unis contre l’islam. Amaury ira visiter l’empereur byzantin. Amaury Ier et son successeur Baudouin IV épouseront tous les deux des princesses byzantines de la dynastie Comnène. Comme du reste Manuel Comnène qui épouse Marie d’Antioche, fille de Raymond de Poitiers. Les mosaïques ont donc été réalisées à une époque toute particulière de l’histoire de la Terre Sainte et des croisades.
Manuel Comnène a même essayé de réunir les Églises qui avaient été divisées par le schisme de 1054 entre l’Orient et l’Occident.

 

 

Pensez-vous qu’il est approprié de parler de décorations croisées ?

J’ai écrit un livre sur ce sujet et je suis convaincu que “l’art croisé” est croisé. Une de mes collègues a dit que c’était de “l’art pendant la période croisée”. Mais ce n’est pas ce que j’entends par “art croisé”. Ce que je pense c’est que l’art croisé est une école d’art en soi. C’est la combinaison d’éléments orientaux et occidentaux et c’est unique.

Peut-on alors parler d’inculturation des Croisés ?

Le fait qu’ils aient fait appel à des artisans locaux montre qu’ils ont intégré et accepté ce qui existait ici. Toutes les églises croisées de Terre Sainte, à l’exception du Saint-Sépulcre qui est très occidental, sont sur le plan de simples basiliques sans chevet. C’est pour moi le signe que les croisés ont été intéressés à poursuivre la tradition du christianisme antique.

Vous venez tout juste de publier un livre de 160 pages, très illustré. De quoi parle-t-il ?

Le livre traite de l’interprétation de la décoration croisée qui est un programme en soi. Il tend à montrer que les sujets représentés ne sont pas que des thèmes qui n’auraient pas de liens entre eux. Je pense qu’il y a une intention et cette intention est de célébrer l’Église comme Église. C’est pour cela que l’on trouve les conciles qui sont des interprétations des Ecritures par l’Église, ils sont les clés de l’ensemble du projet.
C’est pour cela qu’ils sont dans la nef, au milieu. A l’entrée on avait l’arbre d’Abraham, qui est l’annonce de la naissance de Jésus, et à l’est on trouve les scènes de la vie du Christ et la grotte et entre les deux les conciles qui équilibrent le projet tout entier. Le livre donne les arguments de cette thèse. Je vous engage vivement à le lire !♦

 


Des livres passionnants et abondamment illustrés

The Church of The Nativity In Bethlehem
The Crusader Lining of an Early Christian Basilica
Bianca und Gustav Kühnel
160 pages, 60 illustrations en couleur
Format : 21 x 25 cm
ISBN : 978-3-7954-3333-8
Sortie prévue novembre 2018
Editeur : Schnell & Steiner
Prix : 39,95 euros + 12 euros de port pour l’Europe, 16 pour Israël.

A noter que sur la décoration des colonnes, le professeur Gustav Kühnel avait publié un livre entier hélas épuisé et intitulé :
Wall Painting in the Latin Kingdom of Jerusalem.

 

Dernière mise à jour: 28/02/2024 14:35

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