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L’autre feu qui brûle Latroun

Marie-Armelle Beaulieu
9 juillet 2025
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©Arnaud Spilioti

L’incendie qui a menacé les murs de l’abbaye de Latroun a été circonscrit. L’émotion passée, ce dont témoignent les moines, c’est du feu intérieur qui les anime pour réparer les dommages de l’incendie et continuer à impulser un renouveau de vie cistercienne pour sanctifier la Terre et ses habitants.


Il faut sauver Latroun !” Le 30 avril 2025, alors que fait rage ce qui est probablement l’incendie le plus étendu qu’ait jamais connu la forêt de Jérusalem, la consigne grésille dans les radios des pompiers. “Il faut sauver Latroun ! Il faut sauver le monastère de Latroun !”

Le feu a pris sur la colline au sud, vers 9 h 30 du matin. “C’était le troisième départ de feu de la semaine”, explique Dom Patrick, le supérieur de la communauté trappiste de stricte observance. “Nous avons pensé que les pompiers en viendraient à bout rapidement”. C’était sans compter sur les vents qui non seulement attisaient les flammes mais charriaient des braises. “Le feu a fait un bond de 300 mètres”, s’étonne encore Dom Patrick et “l’a porté d’abord vers les ruines du château” à quelques encablures des bâtiments du monastère. “De là, il a sauté l’autoroute pour embraser le Parc Canada” qu’il a presque entièrement brûlé.

©Arnaud Spilioti

Au centre de son îlot de verdure, le monastère cistercien est en danger et la communauté évacuée. Elle se répartit entre le couvent des bénédictins d’Abou Gosh et l’hôtellerie des sœurs de Saint-Joseph à Kiyrat-Yéarim.

Il faudra plus de trente heures pour circonscrire l’incendie. Pour sauver Latroun, les pompiers ont mobilisé jusqu’à 31 équipes et 8 avions. “Heureusement que la réserve d’eau était toute proche, à un kilomètre, elle aurait été plus éloignée tout était perdu”.

Durant ces heures, une question est dans toutes les têtes : “Et si Latroun brûlait ?” Personne n’ignore que le risque dépasse de beaucoup la seule perte des bâtiments.

Fondation et refondation

La communauté cistercienne est installée au flanc des dernières collines qui descendent de Jérusalem depuis 1890, fondée par l’abbaye de Sept-Fons dans l’Allier. Mais pour cette communauté monastique, comme pour d’autres dans le diocèse de Jérusalem, le défi est, de nos jours, celui de la pérennité. “Normalement, explique le père abbé par Dom Patrick, une communauté essaime là où elle peut raisonnablement envisager qu’il y aura des vocations locales.” Quoi qu’il en soit des paramètres qui ont présidé à la fondation de Latroun il y a 135 ans, les évolutions géopolitiques ont rebattu toutes les cartes. Au XXIe siècle, la communauté chrétienne autochtone ne représente qu’1 % de la population totale en Israël/Palestine, au nombre de laquelle les catholiques romains sont minoritaires et alors “que 50 % d’entre eux sont des femmes”, ajoute dans un sourire notre interlocuteur.

©Arnaud Spilioti

Le temps est révolu qui aurait pu voir des vocations arriver d’Égypte, de Syrie ou du Liban, les frontières sont maintenant hermétiques. Le renouvellement de la communauté ne peut venir que de l’extérieur.

En 2018, la maison-mère Sept-Fons, a fait un audacieux pari et un réel sacrifice. Elle a envoyé, trois jeunes frères, qui ont été suivis de six autres. Avec neuf frères au total, la différence au chœur, pour l’office et la messe, est sensible.

Elle l’est aussi à l’accueil, elle l’est plus encore dans la vie de la communauté et dans ses projets. En monastère cistercien qui se respecte, les revenus de la communauté sont ceux générés par le travail agricole. Les frères arrivés en renfort ont eu à cœur de renouveler l’approche. Renouvellement des vignes, des techniques d’arrosage, des modes de récolte (1). Plus récemment, c’est l’oliveraie qui faisait l’objet de nouvelles attentions.

Décidés à parier sur l’avenir, d’autres projets naissaient : le renouvellement de l’hôtellerie pour mieux accueillir “dans la mesure de nos forces et le respect de notre vie monastique”, précise le père abbé. Et des travaux en clôture : “Dans le passé, les pères de Latroun étaient réputés pour leur austérité. De fil en aiguille, des choix ont été faits qui n’aident pas à la contemplation. La vie monastique se nourrit aussi du beau. Cette dimension a été négligée. Nous nous attelons à y remédier.”

Une dilatation, une envie de respirer la vie monastique à pleins poumons, un désir de lui donner les chances d’un nouvel épanouissement, c’est bien ce que l’on sentait à Latroun ces dernières années.

©Arnaud Spilioti

L’épreuve de la guerre a, à sa façon, conforté la communauté sur le sens de sa présence quand juifs et arabes sont venus confier leurs prières aux moines, trouvant là une espèce de “terrain neutre et bienveillant”, ou quand certains se proposent de faire du bénévolat pour échapper à la guerre et à l’esprit de revanche.

C’est la densité de cette présence que le feu menaçait. Est-ce que tous les efforts consentis et prévus allaient être anéantis ?

Le signe qu’il faut être là

Dans la journée, une information erronée arrive aux frères évacués : “L’église est en flamme”. “J’ai immédiatement pensé au Dialogue des Carmélites, dit un frère, et à cette sœur, prête au martyre, que l’aumônier retient avec ces mots : “Il faut que vous restiez pour tout recommencer”.

Dom Pa trick est moins catégorique. “Je me suis interrogé. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut-il dire qu’il faut s’en aller ?”. Le Seigneur lui apporta une réponse quand les flammes, arrivées à deux mètres des murs, sous l’effet du vent qui tourna soudain, s’en allèrent brûler ailleurs.

Dans tous les cas, la décision n’aurait pas été la sienne, mais celle du père abbé général. C’est tout l’Ordre cistercien qui a à cœur l’abbaye de Latroun. “C’est fort symboliquement qu’il y ait en Terre Sainte une communauté de notre Ordre qui vit la même chose que partout ailleurs, mais qui le vit là.”

On pourrait dire du monastère de Latroun qu’il est si proche et à la fois si lointain des Lieux saints. Mais celui qui a été père abbé insiste : “S’il est vrai qu’être moine c’est se mettre à la suite du Christ et essayer de vivre en union avec Dieu, le faire sur la terre où il est venu, où il est né, où il a vécu… a une épaisseur unique. Ce n’est pas de l’ordre de la sensibilité. Ou plutôt, peut-être cela commence-t-il par la sensibilité. C’est quelque chose d’être là, de voir les paysages que le Christ a vus, etc. S’installe ensuite une habitude. Puis vient le tour de la familiarité, de la profondeur, d’une forme de connivence et la conviction intime qu’on est là. C’est quelque chose pour un moine “d’être là””.

©Latroun

Dans la terre où est né le monachisme, on revient à son essence : être là, “se tenir en sa présence” dans tous les actes que l’on pose dans la journée. “Les moines sont des hommes qui sont à leur affaire. Ils chantent l’office en chantant ce qu’ils chantent, ils donnent du temps à lecture et à la prière, en aimant ce qu’ils font, pas de façon sensible mais en l’aimant comme une réalité indispensable pour eux.”

On retrouve cette épaisseur donnée à la présence dans la bouche de frère Daniel. À la question, que souhaitez-vous à votre communauté, il répond : “D’être fidèle”. C’est le même homme, qui parlait un instant avant, de sa peine en voyant les oliviers brûler, parlant d’eux comme d’êtres vivants, et montrant combien toute activité est un enracinement dans la vie de la terre, dans celle des frères, dans la prière, en Dieu.

Il n’en reste pas moins que la vie monastique occidentale attire peu la chrétienté locale, et la communauté catholique de rite latin est si petite qu’elle ne sera jamais un vivier de vocations pour Latroun. Alors, malgré toute leur ardeur, le feu qui brûle les moines de Latroun n’est-il pas destiné à s’éteindre d’autant que les monastères d’Europe ne recrutent plus comme avant ? Dom Patrick assure confiant : “En effet, ce sera toujours une communauté faite de gens venus d’ailleurs. Soit des moines, soit des hommes qui se sentiront appelés ici.”

Et le religieux en revient à “l’être” du moine : “Ce qui fait la possibilité de recevoir des vocations, à Latroun ou ailleurs, c’est qu’il y a un groupe d’hommes qui sont à ce qu’ils sont et qui ne se contentent pas de le dire, de l’espérer ou de le rêver mais le sont concrètement.” “Je crois qu’il y a une possibilité, pas seulement de recevoir des moines d’ailleurs et formés ailleurs, mais des (jeunes ?) gens qui viennent ici de partout et qui y trouvent ce qu’ils cherchent, ou plutôt ce que Dieu leur a donné de chercher.”

Aujourd’hui, les frères de Latroun sont 18, de six nationalités. Ils ont pour langue commune le français. Leur liturgie mêle, comme à peu près partout en Terre Sainte, le français et le latin, mais un peu d’arabe le vendredi et d’hébreu le samedi. Une façon d’être là, plutôt qu’ailleurs. Preuve de la confiance de la communauté, un maître des novices vient d’être nommé.

Avec la communauté, il espère que d’autres hommes seront désireux de découvrir ce que cette qualité de présence à soi, à Dieu et à ses frères peut porter comme fruits pour le monde.

Il est autorisé, et fortement recommandé, de prier pour que leur souhait s’accomplisse.

1. Lire : Latroun, la vigne du Seigneur, TSM 687, Septembre-Octobre 2023.

Dernière mise à jour: 09/07/2025 16:51