Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Les enfants du cirque

Texte : Emma Mancini Photos : Lucia Ahmad/Cirque de Palestine
30 mai 2013
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C’est une école du cirque pas tout à fait comme les autres. Autour des valeurs du cirque, esprit d’équipe, respect, complémentarité, elle veut faire passer un message politique.
Mais aussi aider les enfants palestiniens à vivre des expériences positives fondatrices pour la construction de leur avenir.


Samedi après-midi, la salle est pleine d’enfants et les cinq acteurs sur scène les font rire avec leurs cascades et leurs sauts périlleux. L’École palestinienne de cirque fait un arrêt dans la ville d’Hébron pour présenter son spectacle “Kol Saber !” Un mois et demi après la mort de Mohammed Zaid Salayam Awwad.
Mohammed avait 17 ans et était élève à l’École de cirque. Fin 2012, le jour de son anniversaire, il est parti acheter un gâteau pour le repas de fête avec sa famille. Il est mort, abattu par une balle israélienne, lors d’une altercation au check-point de la mosquée d’Abraham qui divise la ville d’Hébron en deux zones : H1 et H2, la première sous contrôle civil et militaire israélien et la seconde sous contrôle palestinien.

Avalez votre impatience

Parmi les acrobates d’Hébron, enfants et jeunes, qui sont au cirque cet après-midi-là, beaucoup connaissaient Mohammed. “Quand il a été tué, nous étions en tournée en Belgique”, rapporte Shadi Zmorrod, fondateur et directeur de l’École palestinienne de cirque. “Ce fut un choc pour nous : Mohammed était un garçon plein d’entrain et très drôle. L’école n’a jamais cessé, les cours se poursuivent à Hébron en mémoire de Mohammed.”
En Palestine, il est difficile d’oublier l’occupation militaire. La question s’impose brutalement, même lorsque l’on fait des acrobaties ou que l’on jongle avec des cerceaux et des massues. “Le titre de notre spectacle, “Kol Saber !” signifie “Mangez le cactus !”, c’est-à-dire, “Avalez votre impatience”. Le spectacle, en tournée partout en Palestine et en Europe, parle de la relation opprimé-oppresseur, de la façon dont les gens agissent et se transforment quand ils sont en position de force explique Fadi Zmorrod, l’un des acteurs.
Fadi a 32 ans, il vit à Jérusalem. Il a été acteur et professeur à l’École de cirque pendant six ans et demi. Il a commencé presque par hasard, curieux de connaître le projet mis en place par son frère. Fadi : “Avant, je n’exprimais ma créativité que par la peinture. Maintenant, en tant qu’acteur, c’est beaucoup plus facile. Sur scène, je change sans arrêt, je mûris et je grandis. C’est grâce à l’interaction permanente entre le public et mes compagnons. L’idée de la Palestine change aussi en permanence, tout comme la perception de la terre, de la patrie.”
Fadi se prépare pour le spectacle, il va monter sur scène dans quelques minutes. Ce jeune garçon souriant, aux yeux bleus et au corps d’athlète, nous parle en italien, langue apprise durant les deux années qu’il a passées à l’École de cirque de Turin. “Le message que nous voulons faire passer par ce spectacle, c’est le poids de l’oppression dans la vie des gens, les conséquences du pouvoir. Cela se produit partout dans le monde.

Stimuler les imaginations

C’est un message qui peut être appliqué à n’importe quelle situation.”
Sur scène, l’attention des acteurs et du public est attirée par deux vestes : l’une en or représente le rêve, l’autre noire avec des bandes sur les épaules représente le pouvoir. Les cinq acteurs sautent, courent, grimpent sur la corde raide et font tout pour mettre la main sur la veste de l’autorité. Le vêtement doré les unit, les rapproche physiquement et mentalement, car il est le signe avant-coureur d’un rêve commun. Le noir ne parvient pas à les attirer, ils créent des distances et des rôles hiérarchiques.
“L’idée de “Kol Saber !” est née de nos expériences communes”, explique Fadi. “Chacun d’entre nous a livré son idée personnelle de l’autorité ; une idée qui, dans la discussion, est devenue commune et collective. Dans le spectacle, nous ne parlons jamais, sauf à la fin. Les mots réduisent le message, qui est absolu. En utilisant uniquement le corps, nous laissons au public (et avant eux aux acteurs) la possibilité d’utiliser leur imagination, d’interpréter le message pour qu’il devienne le leur. Le spectacle change en fonction du public : enfants ou adultes, palestiniens ou étrangers”.
Depuis six ans et demi, l’École de cirque palestinienne a poursuivi l’objectif de stimuler les imaginations. C’est au mois d’août 2006 que Shadi Zmorrod et Jessica Devlieghere ont fondé la première école de cirque en Palestine, loin des arts traditionnels arabes : “Je faisais du théâtre depuis l’âge de 12 ans, à Jérusalem. Mais au cours de la deuxième Intifada, j’ai commencé à boycotter le travail avec les Israéliens. Puis quelque chose a changé, je suis allé en Europe, où j’ai travaillé avec des artistes de théâtre des quatre coins du monde. J’ai alors réalisé que l’art a le mérite de rassembler les peuples et d’effacer les différences. Je suis revenu en Palestine et j’ai essayé de travailler avec les Israéliens mais faute de les entendre condamner l’occupation israélienne ou donner le droit aux Palestiniens de vivre libres dans les frontières de 1967, conformément au droit international, j’ai décidé d’orienter mon expérience en direction des seuls Palestiniens…” Il y a l’amertume d’une occasion ratée dans les propos de Shadi.
Le centre principal est à Birzeit : là-bas, l’art du cirque est enseigné selon trois niveaux différents, d’un niveau débutant à un niveau dont ils espèrent qu’il deviendra professionnel. Puis il y a les Clubs de cirque, des leçons hebdomadaires dans différentes villes de Cisjordanie : Ramallah, Hébron, Jénine et dans le camp de réfugiés d’Al Farah. 178 élèves y participent, 96 hommes et 82 femmes, âgés de 10 à 27 ans. Ils apprennent la jonglerie, les acrobaties, la gymnastique aérienne, les échasses, mais aussi le théâtre.

Un rêve réussi

“J’ai commencé à étudier les arts du cirque en mars 2008” témoigne Noor Fawaz Abou Al Rob, âgé de 21 ans, habitant à Jénine. “À l’époque je n’avais aucune idée de ce qu’était le cirque. J’ai découvert qu’il ne se limite pas à un type particulier de sport ou à un art, mais qu’il s’ouvre à toutes les cultures. C’est la seule chose que je veux faire : mon rêve était de devenir enseignant et j’ai réussi.”
En quelques années, l’École palestinienne de cirque s’est fermement établie : spectacles dans les théâtres, dans la rue ou lors de festivals palestiniens. L’École a également fait de nombreuses tournées en Europe, en Belgique et en France notamment.
La dimension artistique et éducative du cirque lutte contre l’injustice, l’Occupation, l’oppression physique et mentale dans lesquelles les enfants et les adultes sont contraints de vivre, dans une situation politique qui engendre colère et frustration. “Nous avons un double objectif”, explique Shadi, le directeur, au niveau local tout d’abord : la société palestinienne accuse souvent l’Occupation israélienne de tous les types de tares et de restrictions. Cela est certainement vrai, mais nous devons aussi apprendre à travailler sur nous-mêmes, sur notre culture, pour la modifier et l’améliorer, en particulier dans les relations entre les sexes. C’est pourquoi les enfants sont notre principal souci : ils sont les futurs dirigeants de la Palestine. Une fois adultes, ils resteront influencés par les expériences négatives vécues lorsqu’ils étaient enfants. Nous devons leur donner des expériences positives.”
“Au niveau international, notre objectif est d’ouvrir les portes de la Palestine à ceux qui ne la connaissent pas ou qui en restent aux clichés, aux stéréotypes. Le monde entier nous regarde, mais il ne nous connaît pas. Grâce au cirque, nous leur montrons notre vrai visage.” Un visage créatif, profond, original et avenant. Comme seul le cirque peut l’offrir.

Dernière mise à jour: 30/12/2023 16:34