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L’élection du peuple juif entre particularisme et universalisme

Gabriel Abensour
6 mai 2020
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L’élection du peuple juif entre particularisme et universalisme
Chaque année les juifs durant le repas pascal du Seder lisent la Haggadah, un texte qui raconte les péripéties de la sortie d’Égypte et l’amour dont Dieu a gratifié le peuple qu’il a mis à part.© Nati Shohat/flash 90.

Terre Sainte Magazine a demandé à Gabriel Abensour, chercheur franco-israélien et juif moderne-orthodoxe, de nous donner un éclairage sur la notion d’élection du peuple juif et la place qu’elle laisse aux non-juifs.


Sujette à tous les fantasmes, la notion d’élection d’Israël joue un rôle mineur au sein du judaïsme lui-même. La plus vieille occurrence de ce concept apparaît dans le chapitre 19 de l’Exode : “Si vous écoutez ma voix, et si vous gardez mon alliance, vous serez mon trésor parmi les peuples, car toute la terre est à moi ; vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte”. Il n’est pas inutile de noter l’emploi du conditionnel, qui nous permet d’ores et déjà d’affirmer qu’il ne s’agit point d’une élection absolue et irréversible mais plutôt d’une mission, d’un projet confié par le Dieu d’Israël à son peuple.

Pour comprendre comme il se doit cette notion d’élection, encore faut-il se souvenir que le judaïsme ne prétend pas être une religion universelle. Stricto sensu la Bible ne parle d’ailleurs jamais de religion juive mais de peuple juif ou de nation. Si la Bible porte un projet monothéiste universel, l’eschatologie juive n’imagine pas une fin des temps où l’Humanité entière aurait rejoint la même foi juive ou aurait été éradiquée. L’élection d’Israël a donc tout d’abord trait à un peuple, une nation, qui se considère dépositaire d’une mission que lui a confiée son Dieu. D’ailleurs en hébreu le terme de bé’hira peut aussi bien se traduire par “peuple élu” que par “peuple choisi”, cette dernière traduction représentant à mon sens plus fidèlement la réalité biblique.

 

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C’est surtout après l’exil des premiers siècles de notre ère et au long des deux millénaires de Diaspora qui ont suivi, que la notion d’élection a gagné en importance. Pour les non-juifs, et plus particulièrement pour la chrétienté, la destruction du Temple, l’exil et la situation politique fragile des juifs face à la chrétienté triomphante, étaient autant de signes que le particularisme juif n’avait plus lieu d’être. Qu’il devait se fondre définitivement au sein de l’universalisme chrétien. Pour les juifs, au contraire, cette notion d’élection était source de fierté au sein de l’exil et conscience que l’universalisme a tendance à dissoudre toute forme d’altérité et toute voix minoritaire.

Comme l’arc en ciel quand les eaux refluèrent après le Déluge, l’élection est une alliance entre Dieu et l’humanité.   ©Yonatan Sindel/Flash90

 

Une humanité apaisée

Mais pourtant, il faut souligner qu’Israël n’est choisi que de son propre point de vue. C’est-à-dire que son Dieu lui a donné un rôle, qu’il s’efforce de porter au sein des nations. Dans la tradition rabbinique cette dualité entre monothéisme universel et particularisme juif apparaît à travers les différentes appellations du Dieu de la Bible. Celui-ci est appelé Élohim, Dieu, lorsqu’il désigne le Dieu universel, commun à l’Humanité entière. Il est appelé YHVH (Jéhovah), quand il désigne le Dieu d’Israël, c’est-à-dire Dieu tel que se révélant au peuple d’Israël, l’accompagnant au long de l’Histoire et intervenant dans son destin. Cette vision, allant à contre-sens des autres religions monothéistes à portée universaliste, rend possible la notion d’élection interne, mais pose également les bases d’un pluralisme intra-monothéiste, où chaque nation, chaque religion, serait elle aussi dépositaire d’une mission qui lui est propre.

Sans cette tension entre particularisme et universalisme, il est difficile de comprendre l’étrange prophétie eschatologique du prophète Michée : “Il arrivera, dans la suite des temps, que la montagne de la maison de YHVH sera fondée sur le sommet des montagnes, qu’elle s’élèvera par-dessus les collines, et que les peuples y afflueront. Des nations s’y rendront en foule, et diront :‘Venez, et montons à la montagne de YHVH, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies, et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi, et de Jérusalem la parole de YHVH’. Il sera le juge d’un grand nombre de peuples, l’arbitre de nations puissantes, lointaines. De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des serpes ; une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, et l’on n’apprendra plus la guerre. Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler ; car la bouche de YHVH-Sabaot a parlé. Tandis que tous les peuples marcheront chacun au nom de son Élohim, nous marcherons, nous, au nom de YHVH, notre Élohim, à toujours et à perpétuité.” (Mi 4, 1-5).

 

Le temps messianique prophétisé par Michée inclut une interconnexion entre les peuples, une reconnaissance mutuelle de la légitimité des autres formes de foi.

 

Alors que les premiers versets semblent décrire une conversion massive de l’Humanité, reconnaissant soudainement le Dieu d’Israël et affluant à Jérusalem, le dernier verset finit au contraire en affirmant qu’à la fin des temps, chaque peuple suivra son propre Élohim/dieu, alors que les juifs suivront leur Dieu, YHVH. Ce passage ayant donné du fil à retordre aux différents traducteurs, prend tout son sens quand on s’intéresse à la tension entre Élohim et YHVH. C’est une prophétie qui nous présente une Humanité apaisée, unie mais non homogène.

Si le monothéisme est devenu la foi universelle, les différentes façons de vouer un culte à Dieu restent, elles, particulières à chaque peuple et à chaque tradition. Mais à l’instar de la situation actuelle, le temps messianique prophétisé par Michée inclut une interconnexion entre les peuples, une reconnaissance mutuelle de la légitimité des autres formes de foi.

Pour Michée, si l’Humanité entière acceptera la notion de monothéisme portée par le judaïsme, chaque peuple, chaque groupe humain, chaque religion, continuera à servir son dieu, ou plutôt sa perception de Dieu. Il s’agit donc d’un projet qu’on peut qualifier de pluralisme interne, qui n’est rendu possible que grâce au particularisme juif formant sa base. Si le judaïsme ne concerne que les juifs, si les préceptes de la Torah n’ont pas une portée universelle, c’est bien qu’il existe d’autres façons de percevoir Dieu et de le servir. Le but ultime étant de ne plus percevoir les autres fois comme concurrentes mais au contraire comme complémentaires.

Ce jour-là, l’Éternel sera Un et son nom Un (Za 14, 9).

 

Dernière mise à jour: 06/03/2024 10:15