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Mgr Gollnisch : “Je suis plein d’optimisme sur les relations entre chrétiens et musulmans”

Propos recueillis par Marie-Armelle Beaulieu
30 mai 2019
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Mgr Gollnisch : “Je suis plein d’optimisme sur les relations  entre chrétiens et musulmans”
Si l’Œuvre d’Orient a toujours veillé sur les chrétiens de Terre Sainte, ce n’est que depuis deux ans, qu’elle y envoie des volontaires.

Mgr Pascal Gollnisch, directeur de l’œuvre d’Orient, est un des meilleurs spécialistes de la situation des chrétiens orientaux.
Connaissance qu’il s’est acquise en visitant très régulièrement
les communautés chrétiennes sur place. À l’occasion d’une de ses venues à Jérusalem, Terre Sainte Magazine l’a interrogé : qu’en est-il du lien entre chrétiens et musulmans dans la région après Daesh ?


Après Daesh, que vous disent les chrétiens en Orient sur la possibilité de vivre dans la région ?

Ils me disent que c’est difficile. Ils me disent qu’ils ont peur. Ils me disent qu’ils ont peur pour leurs enfants. C’est-à-dire qu’ils sont conscients que dans l’immédiat, Daesh a beau avoir perdu du territoire, il peut se redéployer dans une certaine clandestinité et continuer à commettre des attentats. Ils s’interrogent aussi sur un avenir à plus longue échéance : “Dans 15 ans-20 ans, cela va-t-il recommencer ? Peut-on se permettre de rester, sachant que nos enfants risquent de revivre ce que nous avons vécu ?” Le moins que l’on puisse dire, c’est que le sentiment des chrétiens, des familles, est assez négatif sur leurs possibilités de continuer à vivre en Orient. L’honnêteté m’oblige à le dire.

Comment entendez-vous ces propos ?

Je pense qu’il faut passer du temps sur cette question. C’est-à-dire que l’expression première est négative. Il faut parler avec les gens, il faut les écouter, il faut prendre du temps. Le temps creusé, c’est d’abord dévoiler que les chrétiens aiment leur pays. Faut-il rappeler qu’un chrétien d’Irak c’est un Irakien, un chrétien de Syrie, c’est un Syrien, un chrétien d’Égypte, c’est un Égyptien. Ils sont profondément attachés à leur pays. Et ceux qui le quittent, le font parce qu’ils pensent que c’est la seule solution et qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais ils le quittent à contrecœur, exactement comme un Français, un Italien, serait amené à quitter son pays car il ne peut pas faire autrement. Quitter son pays sous la contrainte est un déracinement.

 

Le 8 mars 2019 à Damas 250 jeunes étaient réunis par le mouvement des jeunes salésiens. Combien trouveront la force de rester dans leur pays ?

 

Les chrétiens ont-ils encore une place au Moyen-Orient au milieu des musulmans ?

Il est clair que l’avenir des chrétiens, et je pense que ceux qui y réfléchissent le savent bien, dans les pays où les chrétiens représentent une petite minorité, ne peut se faire qu’avec des musulmans. C’est évident. Si tous les musulmans sont des égorgeurs qui n’ont qu’une idée en tête, chasser les chrétiens, alors il ne faut pas que les chrétiens restent. Cotisons-nous pour leur payer les billets d’avion et qu’ils partent. Mais il faut être juste et vrai : ce n’est pas la réalité. Il y a des musulmans qui supplient, je dis bien qui supplient, les chrétiens de rester chez eux dans leur pays.
L’un des points de réflexion c’est que le monde musulman est un monde divers qui présente une multiplicité de mouvances, une multiplicité de figures dirigeantes, etc. En réalité “l’islam” je ne sais pas ce que c’est. Je vois des musulmans et parmi ces musulmans, il y en a qui veulent que leurs pays bougent. Je n’ai entendu aucun musulman me dire “Je suis très content que mon pays soit corrompu. Je suis ravi que l’appareil judiciaire soit complètement inféodé au pouvoir politique. Je me réjouis qu’il n’y ait aucune opposition reconnue au Parlement, que par conséquent l’alternance soit impossible, et qu’enfin ce soient toujours les mêmes qui se maintiennent au pouvoir.” Donc entendons les désirs de la population. Une population musulmane qui, pour une part importante de sa société, est complètement écœurée par les cruautés commises par Daesh mais pas que par lui. Il faudrait aussi parler d’Al-Qaïda et d’Al-Nosra et d’autres groupes analogues. La majorité des musulmans pensent que pour éradiquer ces groupes, il faut que leurs sociétés changent et ils ajoutent : “Mais nous n’y arriverons pas sans les chrétiens à nos côtés.” Autrement dit, l’hypothèse d’un départ des chrétiens de ces différents pays serait une catastrophe pour leur pays d’origine d’abord. Parce que la présence chrétienne, certes très minoritaire en nombre, est composée de gens assez instruits : ce sont des professeurs, ce sont des médecins, ce sont des ingénieurs… C’est une population formée, une population pacifique, une population capable de dialoguer avec tous. Si l’on prend l’exemple un peu particulier au Proche-Orient du Liban, tout le monde sait que s’il n’y avait plus de chrétiens au Liban, il n’y aurait plus de Liban, car les chrétiens sont les seuls à parler avec les sunnites, avec les chiites et avec les druzes. Par conséquent, des musulmans souhaitent que les chrétiens soient à leurs côtés pour l’avancée de leur pays.

Soutenir la présence chrétienne dans la région est au cœur de la mission de l’œuvre d’Orient, qu’est-ce qui dans ce paysage vous permet d’y croire encore ?

Effectivement, nous croyons à cet avenir pour les chrétiens ici. Nous croyons que cet avenir est possible. Ce n’est pas un rêve sans fondement. Et ce qui fonde notre conviction c’est que nous rencontrons sur le terrain des musulmans qui veulent voir changer leurs sociétés. Il n’y a pas de raison que ces pays du Moyen-Orient restent sur le bord de la route et soient complètement fermés à ces idées de sociétés modernes aujourd’hui. Je reprends les thèmes : indépendance du judiciaire, lutte contre la corruption, droit de l’opposition, juste fédéralisme, liberté d’opinion, évidemment liberté de conscience et liberté de religion. Tout cela, une partie importante de la population musulmane le souhaite. Donc pouvons-nous construire quelque chose avec cette partie de la population musulmane qui le souhaite ? Je crois qu’il y a là un enjeu extrêmement important pour progresser vers la pleine citoyenneté pour tous. C’est bien ce que souhaitent les chrétiens. Les chrétiens ne souhaitent pas demeurer une minorité protégée comme cela se faisait jadis dans l’Empire ottoman. Une minorité dont on se demande d’ailleurs si c’est une minorité quantitative ou si on tient les chrétiens pour des mineurs qui ne seraient pas arrivés à l’âge adulte. Il ne s’agit donc pas de protéger une minorité, mais d’assurer la pleine citoyenneté pour chaque habitant, quelle que soit son appartenance religieuse. Et encore une fois, j’insiste pour dire que je rencontre des musulmans qui le souhaitent.
Il ne faut pas oublier non plus que les musulmans eux aussi, et peut-être les premiers – sans oublier les yézidis – ont beaucoup souffert de Daesh. Numériquement Daesh a assassiné beaucoup plus de musulmans que de chrétiens.

 

Mgr Gollnisch en compagnie de Mgr Petros Mouché, évêque syriaque catholique de Mossoul et Qaraqosh, dans les ruines de Mossoul (Irak).

 

Reste que les chrétiens aujourd’hui sont blessés. Ils se sont sentis trahis. Pensez-vous qu’une réconciliation soit possible ?

Oui, je la crois possible. De toute façon elle est déterminante pour la survie des communautés chrétiennes dans ces pays, mais elle aura son rythme. Je fais souvent référence à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne pouvait pas demander aux Alsaciens, en 1945, d’accueillir des réfugiés allemands, ça n’aurait pas été possible. Mais aujourd’hui, il n’y a pas plus germanophiles que les Alsaciens. Par conséquent, il faut laisser ce chemin d’espérance ouvert, sachant qu’il prendra du temps. On ne peut pas demander aux chrétiens qui ont vu la mort toute proche, dont les biens ont été saisis dans les maisons – qui elles-mêmes ont été prises – qui ont été chassés etc. subitement de devenir les meilleurs amis des musulmans. Il faut quand même respecter les temps. Mais, je crois qu’il y a un chemin ouvert qui sera franchi par ces communautés chrétiennes. Il faut qu’il y ait des gens parmi les chrétiens qui soient formés aux questions sociopolitiques, aux questions de gestion sociale, que nous ayons un plan, un projet, une visée. Il faut leur redonner l’espérance ! Je crois que pour nous, Œuvre d’Orient, le principal adversaire n’est pas Daesh, mais la désespérance. Et l’espérance suppose une vision de la société sur le plan des valeurs fondamentales, sur le plan économique, sur les plans politique et administratif qui rouvrent une perspective, un projet, et cela ne peut être fait d’ailleurs que par les Orientaux eux-mêmes.
C’est aux populations de ces pays de s’emparer des questions de leur avenir. Et nous aimerions que ce que nous appelons la Communauté Internationale, plutôt que de prétendre s’occuper en direct d’un pays comme la Syrie par exemple, ait le souci de donner les moyens à la population des jeunes adultes, parce que c’est leur avenir qui est en cause, de s’inscrire dans une vision, dans un projet.
Il n’y a pas de voie d’avenir pour les chrétiens dans une bulle, comme si on pouvait réfléchir “à partir de”, et rien que pour eux, indépendamment de ce qu’il va se passer dans la région entière.

Lire aussi >> France: le vibrant hommage aux chrétiens d’Orient à l’IMA

Les chrétiens européens ont peur et ont eu eux aussi à souffrir de l’islam radical. Ont-ils tort ?

À l’œuvre d’Orient nous n’entretenons aucune naïveté, aucun angélisme sur les musulmans dans leur ensemble. Bien sûr qu’il y a des musulmans extrêmement violents. En Orient comme en Occident, ce dont l’idéologie de Daesh est capable nous le savons bien. Mais Daesh ne représente pas la majorité des musulmans du Proche-Orient comme d’Occident. Il faut que les Français, mais pas que les Français, tous les catholiques, entrent dans la complexité de ce qu’est la population musulmane. Daesh aimerait que l’on mette tous les musulmans sous la même bannière : tous les musulmans sont des gens capables de prendre les armes et de chasser tout ce qui n’est pas eux, etc. C’est la vision de Daesh, et c’est la vision que Daesh souhaite que nous ayons des musulmans. Donc tous les gens qui veulent mettre les musulmans dans le même sac font le jeu, objectivement, de Daesh. Nous, nous devons avoir une autre vision : le monde musulman est pluriel, il est complexe, et si l’on veut le connaître, il faut s’en donner les moyens. On ne connaîtra pas le monde musulman en quelques minutes, après avoir lu un ou deux articles de journaux ou regardé un reportage à la télévision. Il faut étudier en profondeur ce qu’est ce monde. Il est extrêmement divers, et nous devons entrer dans sa diversité. Au sein de cette diversité, il y a des gens qui veulent que leur pays avance, progresse dans le domaine des droits de la personne humaine, et qui souhaitent les chrétiens à leurs côtés. Ce n’est pas le cas de tous. Oui il y a des musulmans violents, fondamentalistes. Mais ne faisons pas leur jeu en mettant sous leur seule bannière l’ensemble du monde musulman.

Daesh n’est pas né de rien. Voilà des décennies que l’on constatait un repli identitaire musulman. Selon vous, est-ce une crise de l’islam ou une volonté d’affrontement de l’islam contre le reste du monde ?

Je pense qu’il s’agit d’une crise dans le monde musulman. C’est-à-dire que le monde musulman d’abord subit ce que l’on appelle la modernité, la rationalité finalement. Et pour une religion révélée, ça n’est jamais facile de s’affronter à la modernité rationalisée. L’Église catholique a eu beaucoup de mal. Rappelons-nous la crise du modernisme au début du XXe siècle. Il y a, de toute évidence, une forme d’angoisse : qu’est-ce que la modernité rationnelle va dire à l’islam ? Est-ce que dans la rationalité on va pouvoir continuer à croire que l’archange tenait la main du prophète pour écrire le Coran in extenso ? Nous avons connu ça dans le catholicisme. Les critiques textuelles qui ont montré le problème de la rédaction des évangiles ont bouleversé de nombreux catholiques. Mais nous l’avons affronté, non sans mal, et nous en sommes sortis grandis. Eh bien je pense que cette crise de rationalité touche aujourd’hui l’islam. Mais l’islam doit aussi être confronté à la post-rationalité, c’est-à-dire à un individualisme. Et pour une religion aussi sociale que l’islam, il est difficile d’accepter cet individualisme.
Il faudrait aussi que le monde musulman puisse penser une théologie de l’Histoire et une théologie de l’inspiration. Comment se reporter aux textes sacrés ? Comment les interpréter ? Il faut une réflexion théologique en profondeur. Deuxièmement, il serait bon que les musulmans se dotent d’une théologie de l’Histoire. Elle a été possible dans le christianisme parce que Dieu est entré dans l’Histoire et donc l’Histoire a un statut spirituel. Retrouver une pureté de l’islam, comme certains musulmans y aspirent, ne doit pas vouloir dire revenir à l’islam du VIIe siècle. Il y a confusion entre la pureté de fond, la pureté théologique et l’ancienneté historique.
De nombreux musulmans se penchent déjà sur ces questions. Ils sont parfois un peu isolés, pas toujours bien vus. Dans le christianisme, ceux qui ont été les prophètes de ces réalités n’ont pas toujours été acclamés, il a fallu qu’ils s’imposent. Mais il y a des musulmans qui veulent réfléchir intelligemment à leur propre foi.

 

Procession de la croix le Vendredi saint de cette année dans les rues de Damas. Les chrétiens n’ont pas eu peur d’afficher leur foi au milieu de la population musulmane qui immortalisait les célébrations sur les smartphones.

 

Ceux qui s’intéressent à l’islam au-delà des clichés connaissent ces réflexions et travaux de musulmans, mais dans l’islam du Proche-Orient, ce travail existe-t-il ?

Oui bien sûr. Il faudrait voir tout le travail qui se fait par exemple avec les dominicains au Caire, l’Idéo (Institut dominicain d’études orientales NDLR), qui accueille de nombreux doctorants de l’université Al-Azhar, qui parlent avec eux. Au Liban, il y a Al-Adyan qui réfléchit spécifiquement sur les relations entre chrétiens et musulmans. Une association qui a été cofondée par un prêtre maronite et une musulmane. Lisons son livre “L’islam pensé par une femme”. On verra l’étendue d’ouverture d’une musulmane face à ces questions. Nous voyons aussi le rôle des dominicains en Irak. Ils sont souvent invités dans des universités chiites pour parler du christianisme.
Les chrétiens d’Orient pensent qu’ils connaissent les musulmans parce qu’il y a ce dialogue dans la rue, parce qu’ils ont fait leurs études ensemble, qu’ils ont été voisins.
Mais creusez un peu la question en profondeur sur les plans théologique et philosophique ; c’est vraisemblablement l’onde projetée d’un nombre limité de croyants ; mais vous savez, les idées fortes, même tenues par un petit nombre de gens, finissent par se déployer et faire leur chemin. Donc moi je suis plein d’optimisme sur les relations entre chrétiens et musulmans. Encore une fois, je n’ai aucune naïveté, il y a des musulmans très violents, certains musulmans très antichrétiens, mais j’affirme que ce n’est pas tout le monde musulman.♦

 

Dernière mise à jour: 20/03/2024 14:34

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