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A l’école des Sadafjiyé, les artisans nacriers de Bethléem

Marie-Armelle Beaulieu
29 novembre 2017
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A l’école des Sadafjiyé, les artisans nacriers de Bethléem
Salim a une ambition : former les maîtres nacrier qui perpétueront après lui cet art ancestral dont les Bethléemites se sont faits les champions Salim a une ambition : former les maîtres nacrier qui perpétueront après lui cet art ancestral dont les Bethléemites se sont faits les champions ©MAB/CTS

A l’ombre de la basilique de la Nativité à Bethléem, renaît un atelier d’artisans nacriers. Du XVIe siècle à aujourd’hui, les franciscains veillent à ce que cet art, passé au rang d’héritage culturel palestinien et bethléemite, perdure. Visite.


Daoud a fini l’école une heure plus tôt. Il arrive au centre. On l’appelle simplement “le centre”. Comme si il lui fallait encore un peu de temps pour mériter le nom que l’on songe à lui donner.

Dans le bruit des machines, son “bonjour” s’accompagne d’un geste timide de la main. Daoud est nouveau. On le découvre impatient. Il vient s’exercer. Après quelques minutes, il tend une première croix à Salim. Ce dernier ne cache pas son contentement. “Ce gamin est doué. Il a ça dans le sang.”

“Ça”, ce sont les dispositions pour devenir un jour comme lui artisan d’art nacrier. Le dernier maître nacrier encore vivant en Palestine. Et bien vivant. A 52 ans, Salim Atick qui a appris de son père, qui l’avait appris de son père avant lui et ainsi sur cinq générations, Salim a une ambition : former les maîtres nacriers qui perpétueront après lui cet art ancestral dont les Bethléemites se sont faits les champions.

Salim Atick est le dernier maître nacrier vivant de Palestine ©MAB/CTS

Salim lui-même a bien failli jeter l’éponge. Durant la deuxième intifada, alors qu’une nuit la porte de son atelier avait été fracturée par l’armée israélienne lors d’une incursion, il s’est fait voler une partie de son matériel. A la même époque, tous les ateliers de nacre fermaient les uns après les autres faute de pèlerins pour acheter leur production. Malgré la perte qu’il avait subie et parce qu’il aime infiniment son métier, Salim lui s’était maintenu à flot.

Amour du passé, soin du présent

Dans le même temps, le père Michele Piccirillo ofm achevait la rédaction de son livre “La nouvelle Jérusalem. L’artisanat palestinien au service des lieux saints”. Grâce à un réseau d’amis, cet archéologue et passionné d’art, avait pu visiter les musées et découvrir les collections privées qui détenaient les plus belles pièces de nacre originaires de Bethléem. Et au moment où il s’apprêtait à montrer ce que l’artisanat chrétien palestinien avait su produire dans les siècles, celui-ci disparaîtrait ?

C’était mal connaître Michele qui avait autant l’amour du passé que le soin du présent. Dès 2003, avec l’aide de quelques bienfaiteurs, il fit venir à Bethléem un maître artisan nacrier italien, Salvatore Giannottu. Dans une dépendance du couvent franciscain, il fit installer un laboratoire avec deux bancs équipés d’aspiration et de micromoteurs. Mais sa mort prématurée en 2008 mit un frein à l’entreprise. Jusqu’à ce que le frère Ibrahim Faltas, franciscain lui aussi, ne reprenne le flambeau.

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“La nacre à Bethléem, c’est une tradition franciscaine. Ce sont les franciscains qui l’ont introduite au XVIe siècle. Ce sont les franciscains qui la portent en avant au XIXe.” Le religieux égyptien n’est pas mécontent de prendre le relais de ses illustres prédécesseurs. C’est lui qui est à l’initiative du déménagement et de l’agrandissement du centre. L’achat des machines, les frais de fonctionnement, il a trouvé à les couvrir grâce à des donateurs privés. “Il faut souligner la place de la région italienne du Trentin” et par la Fondation Jean-Paul II dont il est le représentant à Bethléem.

Facilitateur

“Ce n’est pas un atelier du travail de la nacre, c’est une école pour devenir nacrier. Depuis que nous avons de nouveau impulsé le projet en 2014, nous avons permis à de jeunes chrétiens de Bethléem qui étaient sans emploi, parce qu’ils avaient quitté l’école prématurément, de se former et de trouver un travail. Nous ne cherchons pas des ouvriers, nous en formons pour que revive cet art ancestral”, poursuit celui qui a longtemps été directeur de l’école Terra Santa de la ville et en connaît bien les difficultés comme le potentiel.

C’est le frère Ibrahim et Samer Baboun qui sont allés chercher Salim dans son atelier, l’année dernière, pour lui offrir les meilleures conditions d’enseignement. Samer gère le centre. Il est fier d’annoncer que “c’est un des ateliers de nacre les mieux équipés au monde en terme sanitaire”. Bien que plusieurs personnes soient au travail, il n’y a pas de poussière en suspension.

En 1905, d’après un recensement et les études Khalil Shokeh, la ville de Bethléem comptait 30% d’artisans soit en nacre soit en bois d’olivier. Photo prise entre 1898 et 1914 © Matson Collection/Library of Congress Washington D.C.

 

“Tout est aspiré au niveau des stations de travail et par les hottes aspirantes que nous avons installées. Dans tous les aspects du travail, nous tendons à nous équiper en vue de faire du développement durable. C’est le confort de l’artisan qui est premier. Pour ce qui est de l’environnement, nous devons encore travailler à récolter la poussière aspirée dans des sacs”, dit-il dans une salle qui pour être propre est tout de même assez bruyante du fait des moteurs.

Samer n’est pas un gérant comme les autres, du reste lui-même préfère le mot de “facilitateur”. Officiellement il est quand même le directeur du centre, mais un directeur qui accueille chacun comme il est et à l’heure où il veut bien venir. “Nous voulons donner à des jeunes le goût de venir. Ils savent que les cours sont répartis sur trois jours de la semaine, et que tous les autres jours l’atelier est ouvert de 8 heures à 20 heures.”

Une croix en cadeau officiel

Tandis qu’il parle, sept personnes sont au travail. Chacun à des stades différents travaillent à confectionner la même croix. Chaque croix demande 20 étapes qui, au total requièrent 35 minutes de travail. “Nous avons eu de la chance. Le jour où nous remettions les diplômes à la première promotion, le custode de Terre Sainte, à l’époque Pierbattista Pizzaballa, nous fit l’honneur de sa présence. Il vit le travail des élèves et demanda si la croix qu’il avait sous les yeux avait bien été faite par nos apprentis. Quand il en eut la confirmation, il en commanda 10 000. Depuis, c’est devenu le cadeau que la Custodie offre à ses visiteurs.”

Samer explique quelle opportunité cela a représenté. “J’ai été longtemps contre le fait de payer les élèves. La première motivation pour travailler la nacre est selon moi l’amour de notre héritage culturel. La seconde motivation est celle d’apprendre un métier.

Autrefois prélevée dans la mer Rouge, la nacre aujourd’hui est importée pour l’essentiel d’Australie et de Nouvelle Zélande. Dans chaque huître géante on peut réaliser près de 10 croix par moitié soit près de 20 au total. Mais les « déchets” seront eux aussi utilisés ©MAB/CTS

La motivation économique est légitime mais doit venir en dernière place. On peut correctement gagner sa vie en étant nacrier. S’agissant de la commande reçue, elle a représenté pour les élèves un signe extrêmement fort d’encouragement. Comme nous ne sommes pas un atelier de production mais une école, alors que cet enseignement est à but non lucratif, nous avons décidé de reverser l’argent aux apprentis au prorata du nombre de pièces qu’ils produisent pour la commande à tenir.

Et parce qu’un bonheur n’arrive jamais seul, Pizzaballa étant devenu évêque, il continue à soutenir le centre. Aussi, aux visiteurs du patriarcat latin de Jérusalem, fait-il offrir un autre modèle de croix dont il a de nouveau commandé 10 000 exemplaires. “On les lui a fournis, et c’est déjà fini. Le patriarcat vient de repasser commande.”

Nacre de toutes les couleurs

Samer qui est diplômé en Administration publique se pique de découvrir la tradition de la nacre. “A Bethléem, nous avons Georges. Georges c’est un père spirituel à Bethléem pour tout ce qui est de notre héritage culturel. Et c’en est un pour le centre.” George Al’Ama est collectionneur d’art et féru de l’histoire de l’artisanat palestinien. “Dès que Georges fait l’acquisition d’une nouvelle pièce en nacre, il nous la confie à restaurer. C’est bien sûr Salim qui s’en charge, car Salim connaît toutes les techniques et c’est vraimentun artiste. Mais c’est aussi pour lui l’occasion de transmettre à ceux des élèves qui montrent les meilleures dispositions.”

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Du reste sur une table dans une pièce voisine une croix attend que l’on vienne lui redonner son lustre d’antan. Salim la regarde avec amour. “La technique utilisée ici est appelée “tahbiir”, littéralement l’encrage. Après que le dessin a été gravé au stylet dans la nacre, on y injecte de l’encre de Chine. L’autre technique la plus importante est le “tasfiir”, littéralement le lissage. C’est de la marqueterie.”

Accroché au mur, un tableau tout en nacre représente la place de la crèche devant la basilique de la Nativité. De la nacre il y en a de la noire, de la blanche, de la jaune, de la bleue. Elle peut être moirée, satinée, mate. Tout dépend de son origine et de la façon dont elle est travaillée.

Salvatore, l’italien de Sardaigne qui est venu à trois ou quatre reprises enseigner à Bethléem a partagé une technique qu’il a inventée : l’effet 3D, la trois dimensions, très nette sur le tableau. “Les quelques pièces que nous avons réalisées, ou la réaction de nos partenaires nous font penser que nous devons poursuivre dans cette voie. Mais pour cela nous aurions besoins de dessinateurs qui s’y connaissent en perspective. Peut-être même nous faudrait-il le concours d’architectes.”

Cours gratuits

Architecte, dessinateur, c’était précisément les connaissances du franciscain Bernardino Amico. Présent à Bethléem entre 1593 and 1597, c’est lui qui a introduit l’artisanat de la nacre et qui très vite a permis aux artisans d’exceller. En effet, il leur soumit le plan de maquettes de la basilique de la Nativité et du Saint-Sépulcre pour les réaliser en bois (de pistachier et d’olivier) et nacre. Ce sont ces chefs-d’œuvre que les musées aujourd’hui s’arrachent. Ou plutôt ont fini de s’arracher. Les pièces connues sont soit dans les plus grands musées soit chez des collectionneurs jaloux de les posséder.

Une partie de l’équipe ©Nizar Halloun/CTS

Samer écoute Salim, Salim écoute Samer, tous deux ont l’œil gourmand de la passion. “Si des lecteurs ont chez eux des objets en nacre abîmés, qu’ils ne les jettent pas. Qu’ils nous les apportent, nous les restaurerons. Il y a plusieurs choix possibles dans la restauration. Dans tous les cas de figure nous comblerons les lacunes de nacre. La question se pose ensuite de savoir si l’on doit redessiner à l’identique tel motif floral par exemple, ou si l’on doit combler la lacune dans un visage ou une scène évangélique. C’est une discussion, un choix à chaque fois. Encore que Georges lui ait des idées très précises.”

Le père Ibrahim Faltas regarde la photo de la première promotion. Plusieurs des élèves ont aujourd’hui un travail. Un d’entre eux a ouvert son propre atelier. “Tous les ateliers avaient fermé avec la deuxième intifada. Aujourd’hui on en ouvre, et cette activité reprend.” Il est manifestement satisfait et il y a de quoi. La partie n’est pas pour autant encore gagnée. Aujourd’hui l’école vit sous perfusion de ses donateurs. “Les cours sont gratuits pour les élèves et doivent le rester”, explique Samer qui convient qu’il va falloir songer à changer l’économie du centre pour assurer sa pérennité car les donateurs passent d’un projet à l’autre.

Encore faut-il aussi que les pèlerins plutôt que d’acheter des produits bas de gamme chinois, veuillent bien acheter la qualité. Samer reste confiant : “Les Chinois peuvent bien nous concurrencer, ils ne nous imiteront pas. La qualité de notre travail fait la différence. Mais oui, les pèlerins seront aujourd’hui comme autrefois un rouage essentiel.” A bon entendeur… τ

Dernière mise à jour: 29/01/2024 16:41

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