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Rhodes: car j’étais un étranger

Giuseppe Cafulli
6 mai 2020
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Rhodes: car j’étais un étranger
© Photos Giuseppe Caffulli

Dans les îles de Rhodes et de Kos les franciscains de la custodie de Terre Sainte travaillent au service des pauvres et des réfugiés.
Zoom sur l’engagement du frère John Luke toujours prêt à offrir un sourire à tant de personnes désespérées qui fuient la guerre et la misère.


Par temps clair, de la pointe où se trouve l’aquarium public de l’île, on croirait pouvoir toucher la côte turque. Avec plusieurs traversées en été (moins fréquentes l’hiver), un ferry relie Marmaris à Rhodes, transportant les touristes qui viennent visiter la forteresse des Chevaliers de Saint-Jean, ou à l’inverse, découvrir la beauté de la côte turque. Il y a d’un côté l’Asie mineure, de l’autre l’Europe, à quelques bras de mer. Rhodes se trouve à une petite distance de l’île de Simi ; Kos, juste en face de Bodrum, en est plus proche encore. Cela représente une distance parfois sidérale pour les réfugiés de nombreuses guerres oubliées et les migrants en quête d’un avenir.

L’hiver les vents battent la côte, la mer est agitée et empêche la traversée. Avec le printemps et le retour du beau temps, c’est la reprise des embarquements et le rythme ne cesse d’augmenter.

Avec une paire de chaussettes, un sourire et quelques mots frère John Luke remet de l’humanité au cœur de la détresse.

 

LE PROJET

Une aide aux pauvres et aux réfugiés

Depuis 2015 la population de Rhodes a augmenté d’environ 15 000 personnes, pour un total de 45 000 habitants. Un tiers d’entre eux sont des réfugiés. Ils viennent de la Turquie voisine et fuient la guerre ; la plupart sont Syriens, mais il y a aussi beaucoup d’Irakiens, d’Iraniens, de Kurdes et quelques Palestiniens de Gaza. Depuis le début de l’urgence frère John Luke les secourt en leur fournissant de la nourriture, des produits de première nécessité et des jouets ou des livres à colorier pour les enfants.
Pour soutenir l’œuvre des franciscains
de Rhodes, www.proterrasancta.org
Projet : Aide aux réfugiés et aux pauvres.

 

Dans l’ancien abattoir de Rhodes, un bâtiment de la première moitié du XXe siècle, aux murs lézardés et en ruine, royaume des rats et des cafards, a longtemps vécu une communauté bigarrée de quelque 200 réfugiés et migrants, dont beaucoup ont par chance survécu aux traversées en canot. La plupart sont Syriens, certains viennent de la bande de Gaza, on compte une douzaine d’enfants ; il y a également des Africains – hommes et femmes – de divers pays francophones du Sahel et même un Tibétain, arrivé ici après avoir traversé pratiquement toute l’Asie.

 

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Tous passent leurs journées enfermés dans ce camp informel, les yeux fixés au-delà de la mer, le téléphone à la main, peut-être pour aller saisir – par nuits noires – quelques SOS d’amis ou de compatriotes déterminés à tenter la traversée.

“Cela dure depuis maintenant des années. En 2015, j’ai été appelé par le maire de Kos, désespéré par l’arrivée en quelques jours de 15 000 réfugiés syriens. Quand je suis allé voir, je n’en croyais pas mes yeux. Kos était réduite à un grand campement peuplé de personnes ayant besoin de tout, de la nourriture aux vêtements ; une situation qui, bien que dans une moindre mesure, dure toujours aujourd’hui. Et aujourd’hui encore, les gens continuent d’arriver, à Kos comme ici à Rhodes“. Tels sont les mots du frère John Luke Gregory, britannique, franciscain de la custodie de Terre Sainte, qui a en charge, avec frère Pawel Juda, polonais, les paroisses latines des îles de l’archidiocèse de Rhodes, dont l’archevêque d’Athènes, Mgr Sevastianos Rossolatos, est l’Administrateur apostolique.

Par un après-midi sous un ciel sans nuage, j’escorte frère John Luke pour l’une de ses visites quasi quotidiennes du camp de fortune de l’ancien abattoir de Rhodes. Il apporte de la nourriture, des produits d’hygiène, des vêtements et surtout quelques jouets pour les enfants. Dans le camp, sa visite est attendue pour telle question, telle information, tel confort. Frère John Luke est polyglotte : outre sa langue maternelle, il parle l’italien, l’arabe, le français et bien sûr le grec moderne. Il écoute tout le monde, parle avec chacun.

Polyglotte, Frère Luke s’adresse à chacun pour faire renaître un sourire sur les visages.

 

“Ces derniers temps – me dit-il en sortant de quelques sacs des chaussettes et des pantoufles en laine – de nombreux Syriens et Kurdes sont arrivés de la région d’Idleb (l’ultime poche de résistance de l’État islamique, soumise à de lourds bombardements aériens par les Russes et assiégée par l’armée syrienne – ndlr). Je suis sidéré par l’augmentation du nombre de réfugiés de Gaza, qui sortent de ce triste territoire en passant par l’Égypte, puis par la Jordanie, la Syrie et la Turquie, pour finalement arriver ici. Ils versent mille dollars aux passeurs, qui les abandonnent souvent à leur sort à quelques kilomètres de la côte. De grands cargos passent entre ces îles, en causant d’immenses vagues… Un canot surchargé résiste difficilement à l’impact dans l’obscurité de la nuit. Nul ne sait combien de cadavres anonymes se trouvent au fond de ce bras de mer. Et il n’est pas rare de trouver des corps sur les plages, surtout à Kos, parmi lesquels des mères avec leurs enfants”.

 

“Nous parlons d’Europe, tenons tant de discours sur les droits de l’Homme… Mais ici, dans ce coin du monde, il y en a qui vivent bien loin du respect de la dignité humaine. »

 

En Europe on a entendu parler, à propos de l’immense tragédie des migrants et des réfugiés de la Méditerranée, de ’croisiéristes’ transportés par taxis maritimes. Frère John Luke s’est indigné de cette odieuse propagande.“Quand la crise s’est aggravée, que nos îles se sont trouvées envahies par cette humanité souffrante, j’ai voulu aller voir. Je me suis rendu chez nos frères en Syrie, à Damas, Lattaquié, Alep… Pour s’enfuir avec de jeunes enfants, prendre le risque de mourir en mer – me suis-je dit – la question devait être grave. Ce que j’ai vu en 2016 en Syrie était l’explication la plus évidente. En voyant Homs rasée, on comprend tout de suite. En voyant Alep éventrée par les bombes, on comprend pourquoi ces gens fuient. Ce que j’ai vu de mes yeux, c’était l’apocalypse. Ils ne viennent pas pour des raisons financières, du moins pas les Syriens. Ils viennent chercher une chance de vivre qui chez eux ne leur est plus donnée“.

 

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Au coucher du soleil, dans l’abattoir de Rhodes, on se prépare à passer la nuit. On cuisine sur des braseros improvisés en tôle, on place les couvertures, l’un ou l’autre tentent une douche glaciale. Les enfants (certains non-accompagnés) se courent après et jouent ensemble. Un petit groupe de femmes africaines assises par terre forment un cercle ; certaines aident d’autres à se coiffer. Dans un coin de l’ancien bâtiment un réfugié propose gratuitement ses prestations de coiffeur, car la vie doit continuer.

“Nous parlons d’Europe, tenons tant de discours sur les droits de l’Homme… Mais ici, dans ce coin du monde, il y en a qui vivent bien loin du respect de la dignité humaine. L’Église catholique locale est très petite, mais nous tâchons d’offrir le maximum. Chaque semaine nous allouons une part considérable des ressources qui nous viennent de donateurs pour aider les réfugiés et nous distribuons plus de 300 colis pour les pauvres. C’est une goutte d’eau dans l’océan, mais nous ne baissons pas les bras“.

 

MISE À JOUR 

Frère John Luke toujours au travail en période de coronavirus

Au moment de préparer la copie frère John-Luke nous a écrit :

“À ce jour (1er avril), Dieu merci ! nous n’avons eu qu’un seul cas de virus. Une famille albanaise l’a apporté d’Athènes, ils n’avaient pas dit avoir été dans une zone infectée jusqu’à ce que l’enfant soit malade. Heureusement l’enfant se remet bien, cependant, pour l’instant, nous ne savons pas s’il a infecté autour de lui et personne n’est testé. Je ne sais même pas si nous avons la possibilité de le faire ici. Les îles sont toujours les dernières à recevoir quoi que ce soit de nouveau ou d’essentiel d’ailleurs !

De toute façon les réfugiés continuent de venir maintenant que la mer est un peu plus calme. C’est toujours dangereux. 18 ont été récupérés par la garde côtière dans un canot flottant dans la mer. Le problème est que les autochtones pensent que les réfugiés et les gitans vont apporter le virus. Ce n’est pas vrai, du moins pour le moment. Cependant, je pense qu’ils devraient tester les nouveaux arrivants. En conséquence personne ne va plus voir les réfugiés, sauf les frères.

Personne ne prend de nourriture ou de produits d’hygiène essentiels. Certains pensent que je suis fou à fréquenter toujours l’endroit mais il m’est impossible de faire autrement , je ne peux pas les abandonner. Une personne m’a écrit pour dire que je devrais arrêter d’être un “héros de miséricorde“ ! Pouvez-vous le croire ? Je ne suis pas un héros, mais je sais en conscience, en tant que franciscain, ce que je dois faire, ce que j’ai toujours essayé de faire, personne ne me persuadera du contraire.
Les pauvres continuent également de venir tous les mardis, ils ont peur mais ils ont faim, je comprends.

J’ai parlé avec Tommy Saltini de l’association ATS Pro Terra Sancta. Grâce à leur aide, nous allons acheter une petite charrue et transformer le jardin du monastère Saint-François en potager. Je pense aussi que nous devrions obtenir plus de poulets et peut-être une chèvre ! Nous verrons.

La vie continue donc avec beaucoup de travail et nos sourires ne coûtent rien. Une école en Angleterre va envoyer des jouets et des jeux pour les enfants. Tout n’est pas sombre !”

 

Tarek, un beau garçon de Lattaquié, 19 ans, s’approche d’abouna John Luke pour lui demander un shampoing mais surtout, ce dont tout le monde rêve ici : pouvoir travailler pour ne pas mourir de faim et gagner son pain. Un conciliabule dense, en arabe, qui attire bien vite d’autres résidents du camp. Une demande impossible, parce que pour tous ceux qui arrivent ici, la vie aussi est suspendue à l’obtention de documents, des demandes d’asile et des papiers officiels. De temps en temps, me disent-ils, des fonctionnaires de l’agence des Nations-Unies pour les réfugiés passent dans le camp. Mais en 2019, la Grèce a adopté une loi qui rend l’expulsion plus facile que l’accueil. Ce n’est pas un hasard si Dunja Mijatovic, la Commissaire pour les droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, lors d’une visite dans les îles grecques de Lesbos et Samos (les plus concernées par l’arrivée des migrants) a parlé des « conditions désespérées dans lesquelles se trouvent des milliers d’êtres humains“. Il y aurait près de 35 000 réfugiés migrants dans la zone de la mer Égée, la plupart d’entre eux en attente d’information quant à leur demande d’asile. Mais en raison du nombre élevé de demandes (68 000) et de la lourdeur du système, il peut s’écouler jusqu’à 5 ou 6 ans en Grèce avant qu’ils ne soient fixés sur leur sort.

 

« Comme saint François nous allons à la rencontre des pauvres et des lépreux, en nous mettant à leurs côtés, sans porter aucun jugement“

 

“C’est pourquoi – explique le religieux – il est important pour nous, frères mineurs, de rester ici. Les catholiques résidents sont peu nombreux, mais nous vivons dans un contexte orthodoxe et collaborons avec la minorité musulmane. Nous sommes comme une frontière, un laboratoire de dialogue. Aujourd’hui comme hier, Rhodes est un pont entre les mondes et les cultures. Nous sommes ici pour accueillir ceux que personne n’accueille : réfugiés, toxicomanes, alcooliques, prostituées… Nous ne posons pas de questions. Comme saint François nous allons à la rencontre des pauvres et des lépreux, en nous mettant à leurs côtés, sans porter aucun jugement“.

À la porte du couvent, les fidèles de la paroisse sortant de la messe, croisent les pauvres qui viennent frapper jusque
là pour demander de l’assistance.©Paroisse Notre-Dame des Victoire de Rhodes

Le visage de frère John Luke est devenu grave en scandant les mots de son italien marqué par un fort accent anglo-saxon : “Ces pauvres gens que je rencontre, qui m’empêchent de dormir, sont le visage même du Christ. Je ne pourrais pas célébrer l’Eucharistie ni vivre ma foi si je ne reconnaissais pas le Christ dans le visage des pauvres, si je n’accueillais pas et ne partageais pas ce que j’ai. Et cela aussi m’a été donné.”

 

L’HISTOIRE

Savoir redémarrer, en mettant sa confiance en Dieu

John Luke, Stephen de son nom de baptême, est né en 1958 au-dessus du pub des Gregory à Sheffield, en Angleterre. Les parents offrent à leurs six enfants d’excellentes études dans de prestigieuses universités. Stephen a terminé son lycée avec un an d’avance et, avant d’entrer au King’s College de Londres, il a vécu plusieurs expériences de bénévolat au milieu des pauvres, de prostituées, de migrants et de mourants. En 1976, il se rend en Terre Sainte pour un pèlerinage et y rencontre les frères de la custodie. Après avoir terminé ses études, il a obtenu un diplôme d’infirmier et a travaillé dans un hôpital. Mais à 30 ans il a décidé de devenir franciscain : il a commencé par le postulat à Rome, avant de suivre son noviciat à Ein Karem. Ordonné prêtre, il semblait destiné à des études œcuméniques. Mais de façon improbable, il fut envoyé comme chantre au Saint-Sépulcre où il restera pendant 6 ans. La charge de secrétaire du custode (à ce moment-là frère Giovanni Battistelli) lui a ensuite été confiée pour 6 années supplémentaires.

Enfin, il a été envoyé à Rhodes par le custode suivant, frère Pierbattista Pizzaballa.

“J’avais 46 ans et je ne comprenais pas un mot de grec – se souvient-il – c’était un nouveau départ. Très dur, mais j’ai appris qu’en mettant sa confiance en Dieu,
on pouvait tout supporter“.

La paroisse de Sainte-Marie de la Victoire, ’l’église mère’ de la présence franciscaine à Rhodes, est aujourd’hui le cœur de la pastorale sur l’île. En été, avec l’arrivée des touristes (3 millions en 2019), elle est très fréquentée pour des célébrations en grec, anglais, français, polonais… et même en tagalog.

“Ma carte maîtresse a immédiatement été l’implication des laïcs. J’ai tout de suite mis en place le conseil pastoral, et aujourd’hui encore, je suis reconnaissant à tous ceux qui participent aux différentes activités“.

Angela Philippou, bras droit de la paroisse, gère toute l’administration : “Notre mission aujourd’hui consiste surtout en l’assistance aux réfugiés et aux plus pauvres de la ville. Nous pouvons le faire notamment grâce aux fonds des donateurs qui arrivent par l’intermédiaire de l’ATS pro Terra Sancta. Nous nous occupons également des malades, des femmes atteintes de cancer, qui se réunissent pour s’entraider dans la salle Sainte-Claire. Nous collaborons avec la communauté luthérienne, car nous voulons que notre témoignage soit celui du dialogue et de l’accueil qui dépasse l’appartenance confessionnelle“.

”Nous sommes vraiment reconnaissants –a déclaré frère John Luke – aux bienfaiteurs répartis dans le monde entier. Si nous pouvons offrir un sourire à tant de personnes en difficulté, c’est avant tout grâce à eux“.

Dernière mise à jour: 06/03/2024 09:48

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