
Depuis Jérusalem, Meir Margalit parle du précipice vers lequel le pays est en train de se jeter. Cet historien et militant est une voix respectée de l’opposition au gouvernement et à la majorité de l’opinion publique, qui refusent de mettre fin à la guerre. « Seules de fortes pressions internationales peuvent sauver Israël. »
Juif israélien d’origine argentine, Meir Margalit est un spécialiste du conflit israélo-palestinien. Dans les années 1970, il fut l’un des fondateurs de la colonie de Netzarim, dans la bande de Gaza, et participa à la guerre du Kippour (1973). C’est à ce moment-là qu’il changea radicalement son approche de la question arabo-israélienne.
Il a été pendant des années membre du Conseil municipal de Jérusalem pour le parti de gauche Meretz, conseiller auprès de divers organismes des Nations unies, et cofondateur de l’ICAHD, l’un des principaux organismes de défense des droits humains dans le pays : le Comité israélien contre les démolitions de maisons.
Une interview publiée en italien le 12 juin sur terrasanta.net
En tant qu’observateur de l’intérieur, comment évaluez-vous la société israélienne après vingt mois de guerre à Gaza ?
C’est une question difficile, car tout est en train de changer et rien n’est plus comme avant le début de la guerre. Mais de nouveaux schémas de pensée et d’action ne se sont pas encore cristallisés.
Je peux dire que c’est une société dominée par la peur. Une peur qui a ses racines historiques : le peuple juif a souffert des persécutions pendant des siècles, de la Shoah… La peur est inscrite dans sa peau. Bien que nous soyons une puissance nucléaire, nous avons développé cette peur avec le temps.
L’attaque du 7 octobre 2023 a libéré tous les fantômes et toutes les angoisses que les Israéliens avaient intériorisés, et ils ont réagi. Mais une des caractéristiques de la peur, c’est qu’elle affecte la capacité à penser de manière sensée.
Nous avons cessé de réfléchir : d’un côté à cause de la peur, de l’autre à cause de caractéristiques qui se développaient en Israël depuis sa fondation. Je pense surtout à son militarisme.
La combinaison de la peur et du militarisme nous a menés à la situation actuelle, dans laquelle le peuple n’est plus capable de reconnaître les barbaries qu’il commet de ses propres mains.
Reuven Rivlin, président d’Israël de 2014 à 2021, parlait d’un pays divisé en groupes minoritaires : les juifs laïcs ; les sionistes religieux ; les haredim (ultraorthodoxes) ; les Arabes. Une société morcelée…
La société israélienne est un véritable creuset de cultures. Dans des périodes relativement calmes, ces groupes ethniques et nationaux, ces cultures, avaient développé une forme de modus vivendi, grâce auquel nous pouvions plus ou moins coexister les uns à côté des autres.
La guerre a accentué les différences entre les divers groupes, et aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus rien de cette coexistence d’avant le 7 octobre.
Les groupes sont désormais dans des rapports antagonistes, les uns contre les autres. Par exemple, les relations entre les haredim et la population qui fait son service militaire sont extrêmement tendues.
Les juifs ultraorthodoxes ne participent pas à l’armée, car ils se consacrent à l’étude de la Torah. Les laïcs et les religieux nationalistes disent qu’en temps de guerre, tout le monde doit contribuer de manière équitable – cela a provoqué une confrontation.
Il y a aussi une tension entre ceux qui veulent poursuivre la guerre jusqu’à l’élimination totale du Hamas, et les groupes libéraux qui estiment que cette guerre n’a aucun sens et qu’il faut y mettre fin au plus vite.
Nous sommes dans une situation de tension entre toutes ces composantes. Aujourd’hui, il n’existe aucun dénominateur commun qui permettrait de construire une société à peu près homogène.

Et l’opposition intérieure, composée des groupes libéraux ou des partis de gauche aujourd’hui quasiment disparus, n’a pas la force de changer la situation ?
Les périodes de guerre favorisent l’extrême droite. Les groupes pacifistes, libéraux, de gauche, disparaissent généralement. La gauche israélienne a disparu de la carte politique, et les libéraux sont en chute, car leur discours ne correspond pas à ce que le peuple veut entendre : la victoire absolue, la destruction.
La majorité pense que Hamas et Gaza sont une seule et même chose, et que, par conséquent, il ne suffit pas de démanteler le Hamas : il faut trouver un moyen de détruire toute la bande de Gaza.
Les libéraux, eux, estiment qu’après 50 ou 60 000 morts, nous avons gagné la guerre et qu’il n’y a plus de raison de continuer à se battre : il est temps de reculer. Israël ne peut pas maintenir ce rythme de guerre indéfiniment.
Mais la majorité de la population ne l’accepte pas.
Le risque d’isolement international pour Israël n’est donc pas perçu comme un problème par l’opinion publique ?
Pas du tout. Si nous arrivions à un point où les pays européens empêchent les Israéliens d’entrer, ou qu’Israël ne puisse plus participer à l’Eurovision, ou que l’équipe du Maccabi Tel-Aviv soit exclue des coupes européennes de football… là, peut-être que les gens commenceraient à reconsidérer la situation.
Mais les Israéliens peuvent encore voyager librement vers toutes les plages d’Europe, aller à Majorque, voire à Antalya en Turquie, sans que personne ne les dérange.
Donc cet isolement, les critiques des Nations unies, ne les perturbent pas. L’économie fonctionne, et ils pensent qu’ils peuvent continuer à faire des affaires sans rencontrer d’obstacle.
Les destructions et les tueries à Gaza ont sans doute renforcé les sentiments anti-israéliens…
Les sentiments anti-israéliens ne suffisent pas. Ce qu’il nous faut, ce sont des sanctions, pas des sentiments, ni des critiques, ni des votes.
Nous avons besoin de sanctions claires. Par exemple, l’accord commercial entre l’Europe et Israël doit être immédiatement annulé. L’économie israélienne doit sentir que l’Europe ne soutient plus l’État d’Israël.
Il faut d’urgence que l’Europe reconnaisse l’État palestinien, que la Palestine devienne membre de l’ONU, et que les Nations unies viennent en aide à l’État palestinien, car un État voisin – Israël – est en train de violer le droit international.
La haine des Palestiniens n’a fait qu’augmenter, renforçant l’insécurité d’Israël.
Bien sûr. Mais les Israéliens ne le comprennent pas, paralysés par cette peur dont je parlais au début. Une peur qui cause des dégâts non seulement aux Palestiniens, mais aussi à nous-mêmes.
Il est évident que pour chaque Palestinien que nous tuons, il y en aura au moins dix qui voudront venger la mort de leurs proches.
Pendant ce temps, pour les Palestiniens de Cisjordanie, les militants du Hamas deviennent des modèles. Ce sont désormais des héros, des idoles de la lutte nationale.
On finira peut-être par en finir avec l’affrontement à Gaza, mais on favorise en même temps l’enracinement du Hamas en Cisjordanie.
C’est un cercle vicieux, et Israël ne le comprend pas. Ou plutôt : certains le comprennent, mais ne s’en préoccupent pas.
Par exemple, les milieux religieux nationalistes d’Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich affirment : « Très bien, il faut que la Cisjordanie devienne comme Gaza, parce que ça nous donnera un prétexte pour y faire ce que nous faisons à Gaza, et ainsi nous pourrons annexer la Cisjordanie, détruire pour toujours l’Autorité palestinienne et le plan des deux États. »
La majorité ne comprend pas que nous sommes en train de creuser notre propre tombe. Mais ceux qui le comprennent sont ravis de ce qui se passe en Cisjordanie. Des gens pour qui : plus il y a d’ennemis, mieux c’est.
De plus en plus d’Israéliens décident de quitter le pays : en 2024, plus de 80 000 ont émigré, principalement vers les États-Unis et l’Europe. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Je comprends parfaitement ceux qui disent qu’on ne peut plus vivre dans ce pays. Comment peut-on avoir envie d’avoir des enfants, quand les hauts commandements militaires affirment que cette guerre va durer indéfiniment?
La réaction la plus naturelle pour des parents, c’est de dire : « Non, je n’enverrai pas mon fils se battre en Cisjordanie ou à Gaza. »
Donc je comprends leurs motivations.
D’un autre côté, ce qui m’inquiète, c’est que ces personnes qui quittent le pays ont à peu près le même profil que moi, et pourraient voter pour les partis pacifistes, libéraux… J’ai vu une étude récente selon laquelle, ces dernières années, nous avons perdu jusqu’à quatre sièges à la Knesset (sur les 120 du Parlement israélien – ndlr), précisément à cause d’électeurs qui ont quitté le pays.
À moyen terme, cela signifie que ce sont les citoyens qui contribuent le plus à l’économie israélienne qui s’en vont. Il ne restera que les haredim (ultra-orthodoxes) et les Arabes, mais ils ne suffiront pas à faire fonctionner économiquement le pays.
En d’autres termes, le pays va s’effondrer. Et peut-être est-ce mieux ainsi : qu’il s’effondre. Car il ne peut pas continuer comme ça.
Après un effondrement, il y aura peut-être les conditions pour reconstruire quelque chose sur des bases plus éthiques, pour bâtir un pays plus sensé.
Mais pour que cela arrive, il faudra un effondrement général qui amènera les gens à reconsidérer les choses.
Les critiques adressées au gouvernement et à l’armée israélienne sont souvent rejetées comme de l’antisémitisme. À nous, Européens – même ceux qui aiment Israël – on répond que nous avons une attitude antisémite. Quelle est votre opinion à ce sujet ? N’est-il pas possible de formuler une critique politique ?
C’est une honte immense. Israël utilise cet argument pour faire taire tous ceux qui ont parfaitement le droit de le critiquer.
C’est une manipulation politique, une chose sale, du plus bas niveau possible. Quand Israël est incapable de fournir une réponse logique, il accuse l’autre d’antisémitisme.
Je demande à mes amis franciscains, à ceux de Terre Sainte, de ne pas se laisser intimider, de ne pas avoir peur de dire ce qu’ils pensent, car nous avons besoin de personnes courageuses, partout dans le monde, pour dire les choses clairement.
Je voudrais dédier une pensée à un frère franciscain, Frère Giorgio Vigna, qui a été commissaire de Terre Sainte à Turin, et qui, durant sa mission en Terre Sainte, a travaillé au sein de la Commission Justice et Paix.
Depuis sa mort en 2022, il nous manque énormément, pour sa sainteté et son engagement dans la lutte pour la paix et la justice.
Quelles conditions faut-il réunir pour pouvoir à nouveau imaginer, et relancer dans le débat public, la solution des deux États ou celle d’un État binational où vivre en paix ?
Il faut beaucoup de pression internationale. Je place de l’espoir dans l’initiative à l’ONU portée par la France et l’Arabie Saoudite (qui aurait du avoir lieu le 17 juin 2025 – ndlr).
Qu’elle soit comme une boule de neige qui se transforme en avalanche de pression internationale. J’espère que la France ne reculera pas.
Mes amis me disent que je suis naïf, mais je crois que nous avons besoin que Trump et les États-Unis frappent du poing sur la table et disent : « Enough is enough! Ça suffit, nous ne pouvons plus continuer à soutenir un pays qui met en danger la paix internationale. »
Si les États-Unis décident de cesser la livraison d’armes et l’appui politique, tout cela s’arrêtera sans aucun doute.
Un autre partenaire qui m’a déçu est l’Arabie Saoudite.
L’Arabie et la Ligue arabe pourraient, pas directement, mais par l’intermédiaire des États-Unis, conduire à un cessez-le-feu, au retrait des forces israéliennes dans leurs frontières, et permettre le début d’une solution politique – qu’il s’agisse de deux États ou d’un État binational. Mais il faut que commence une nouvelle phase.
Aujourd’hui, ce n’est pas entre nos mains.
Nous, opposants de l’intérieur, ne pouvons pas faire beaucoup plus que ce que nous faisons déjà : manifester, protester, crier…
Mais les clés de la solution du conflit sont entre les mains de la communauté internationale.
Nous sommes plus que jamais entre vos mains.
Un grand soutien à Israël est venu, durant tous ces mois, de plusieurs pays européens…
Je voudrais dire ceci, sans offenser personne : il y a des pays qui soutiennent Israël quoi qu’il fasse. Ils le font par amour pour Israël.
Je parle d’abord de l’Allemagne, de l’Autriche, mais pas seulement… et pour des raisons historiques évidentes.
Mais je pense que si aujourd’hui un pays est antisémite, c’est bien l’Allemagne. Et elle l’est justement parce qu’elle soutient Israël.
Paradoxalement, soutenir Israël, cela signifie soutenir une politique qui nous mène droit dans le précipice.
Celui qui aime vraiment Israël, c’est celui qui le critique et impose des sanctions.
Et non celui qui dit « Amen » à chaque folie qu’Israël est en train de commettre.
Le monde doit comprendre que tous ceux qui ont de l’affection pour Israël doivent, pour le bien d’Israël, commencer à faire pression, car sans votre aide, nous ne pourrons pas nous en sortir.