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Qui sont vraiment les kawas ?

Cécile Lemoine
5 septembre 2022
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Qui sont vraiment les kawas ?
Les gardes suisses du monde arabe. Au son du bâton des kawas, la foule doit s’écarter du passage. Le sabre, comme la hallebarde des gardes suisses, n’est plus que d’apparat ©Nadim Asfour/CTS

Incontournables des processions chrétiennes, les kawas ne font pas seulement partie du folklore de Jérusalem. Ils sont les gardiens de traditions héritées de plusieurs siècles d’Histoire et veillent à un principe immuable de la Terre Sainte : que les choses restent comme elles sont.


Bâton à la main, sabre au côté, et tarbouche sur la tête, il semble tout droit sorti des Mille et une nuits. Shibly Abusada est un kawas. Cela fait 25 ans que, revêtu de son costume bouffant bleu brocardé d’or, il ouvre les processions solennelles des franciscains dans Jérusalem, en frappant le pavé de sa canne. Visage taillé à la serpe derrière l’épais rectangle de ses lunettes, il est la mémoire vivante d’une fonction qui remonte à l’Empire Ottoman.

À 57 ans, Shibly Abusada est le doyen des kawas. Quand il n’affiche pas un sourire amical , il assoit sa fonction de sa stature et de son autorité naturelle ©Nadim Asfour/CTS

« Entre les XVIIe et XXe siècles, les kawas étaient des gardes du corps chargés de la protection des consuls, ambassadeurs et autres diplomates européens de passage en Palestine, mais aussi en Égypte, en Syrie ou au Liban. À la chute de l’Empire, ils ont continué à travailler auprès des Églises », explique Shibly en avalant une grande rasade de café glacé. Ce cinquantenaire à la mine patibulaire est le plus ancien des douze kawas actuellement employés par les trois principales Églises de Jérusalem (grecque-orthodoxe, latine et arménienne).

Au-delà de leur présence séculaire et de leur côté folklorique, on sait peu de choses sur les kawas : pas d’études, ni d’articles ou le moindre chapitre de livre. Même l’orthographe de leur nom fait débat : kawas, cavas, kavas, parfois caouasse… De quoi piquer notre curiosité : qui sont-ils vraiment ? Quelle est leur histoire ? Que représentent-ils aujourd’hui et quelle est leur utilité alors que les processions chrétiennes sont – le plus souvent – escortées par la police israélienne ?

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En arabe, le terme kawas signifie « archer ». Sous les Ottomans (1299-1923), il est arrivé à désigner des gardes du corps individuels armés non plus d’un arc mais d’un sabre. D’abord au service des dignitaires de la Sublime Porte, les kawas sont progressivement prêtés à des diplomates étrangers.

« Cette garde leur était nécessaire, non seulement pour protéger leur personne et leur hôtel contre l’hostilité des populations indigènes encore mal habituées aux Européens, mais aussi pour leur permettre de faire efficacement la police parmi leurs nationaux », explique Gérard Pélissié du Rausas, directeur de l’école française du droit au Caire, dans un ouvrage de 1911 intitulé Le régime des Capitulations dans l’Empire Ottoman.

« Suisses arabes »

Le renouvellement des Capitulations, en 1740, permet à la France de s’approprier un droit auparavant réservé aux autorités ottomanes : le recrutement de ses kawas. Ils étaient jusqu’alors imposés par la Sublime Porte qui les choisissait parmi les janissaires, soldats d’élite de l’infanterie turque appartenant à la garde du sultan. Le consulat français préfère les recruter parmi la population locale. La fonction s’accompagne dès lors d’un statut particulier : la France offre à ses « protégés » des exemptions d’impôt ou de droits de douane. « Le statut de kawas devient particulièrement convoité », précise Mafalda Ade-Winter, historienne spécialiste de la Syrie ottomane.

Photo prise au consulat de France à Caïffa (actuelle Haïfa) au XIXe siècle. Les deux kawas ont chacun un magnifique « RF », République Française, brodé sur leur revers. De nos jours pour la sécurité du Consulat général, les gendarmes ont remplacé les kawas ©École biblique, pères dominicains, Jérusalem

Gardes et escortes des consuls, les kawas servent aussi de guides, de traducteurs et de facilitateurs aux Européens de passage à Jérusalem à la fin du XIXe siècle. « Superbes », « imposants », « impassibles »… Les récits de leurs voyages regorgent d’un romantisme teinté d’orientalisme lorsqu’il s’agit de dépeindre les kawas. Un certain Isidore Picard, qui s’est rendu en Terre Sainte à la fin des années 1890, décrit son compagnon de route comme un « ancien soldat turc, à la haute stature, au teint basané, aux yeux noirs et brillants ». Et de conclure : « Une tête de Nubien ». Les kawas sont à l’image de leur emploi : faits pour impressionner.

Toucher aux gens que le kawas d’un consul accompagne, c’est toucher au consul lui-même, et les plus fanatiques ne s’y risquent pas”, témoigne ainsi ce même Isidore dans des notes de voyage publiées par la revue “Foi et vie” en décembre 1899. 

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Par leur rôle et leur prestance, les kawas sont parfois assimilés aux gardes Suisses du Vatican : “Ce sont des Suisses arabes”, note le père Marie-Alphonse Ratisbonne, cofondateur de la Mission Notre-Dame de Sion lors de son premier déplacement à Jérusalem en 1856. Le jésuite atteste que, dès cette époque, les kawas escortaient les autorités religieuses dans la ville :  “Le Patriarche est toujours précédé de deux grands kawas et de son drogman (traducteur, ndlr)”, écrit-il dans un texte publié par les Annales de la Mission en juin 1894.

À ce jour, l’origine de la collaboration de ces gardes consulaires avec les Églises chrétiennes demeure un mystère. Nos interlocuteurs oscillent entre plusieurs explications. “À cause de leur identification avec des intérêts consulaires étrangers, il n’est pas étonnant que les kawas ont continué à jouer un rôle du moins cérémonial à des endroits avec une forte présence étrangère et coloniale, tel le Liban ou Jérusalem”, estime la chercheuse Mafalda Ade-Winter, en référence au fait que le Consulat de France à Jérusalem s’est arrogé la responsabilité de la protection de la présence catholique en Terre Sainte. Il y a pu avoir des prêts de kawas entre les deux institutions.

Protéger la Croix”

Toutefois, comme chacune des trois principales Églises dispose de ses propres kawas, le franciscain Athanasius Macora fait une autre supposition : “L’origine de l’utilisation des kawas est probablement liée au fait qu’ils étaient nécessaires pour maintenir l’ordre au Saint-Sépulcre.” Les kawas feraient ainsi partie du “Status quo”, cette partition des lieux, des tâches et des cérémonies au dans les lieux saints fixée par les Ottomans en 1852 et restée figée depuis. Objectif : apaiser les tensions entre les différentes communautés chrétiennes qui cherchent à s’approprier l’entièreté du lieu saint.

Les trois Églises majeures emploient chacune deux kawas. En dehors des temps de procession, prières et réceptions, ils sont employés à toute sortes de fonctions au service des institutions qu’ils servent ©Nadim Asfour/CTS

Frère Athanasius est responsable du respect de ces règles côté franciscain : “Aujourd’hui, les kawas servent avant tout un objectif de souveraineté. Ils affirment la présence de l’Église qu’ils représentent”, explique-t-il avant d’illustrer : “Lors des célébrations de Noël à la basilique de la Nativité, l’entrée d’un patriarche se fait ainsi toujours en présence des dragomen et des kawas des deux autres communautés, en signe de souveraineté.”

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Shibly a fini son café glacé. Le kawas des franciscains, fervent chrétien de rite melkite, se fait philosophe : “Notre mission sert un but plus grand que le simple respect de ces règles : la protection de la Croix, le maintien de la présence chrétienne en Terre Sainte”, appuie-t-il avant de relater une des nombreuses altercations qui l’a opposé à des musulmans croisés lors du chemin de croix que les franciscains effectuent de manière hebdomadaire. Crachats, insultes… Les kawas sont en première ligne de la haine parfois exprimée à l’encontre des chrétiens. Et ce malgré la présence de la police israélienne, qui escorte aussi les processions.

Le secret pour y faire face ? La diplomatie. “C’est une des premières qualités à avoir quand on est kawas”, s’amuse Shibly. La seconde ? La patience. Un kawas, ça attend. Beaucoup. Le début des processions, la fin des cérémonies. Les mains croisées sur le large pommeau en argent de leur canne en bois. “Il faut aussi accepter de ne pas être en famille lors des fêtes de Noël et de Pâques”, glisse le kawas. La récompense, c’est qu’ils sont de toutes les visites officielles. En 25 ans de service, Shibly a vu passer quelques chefs d’Etat, têtes couronnées, et autres papes. Mais ce qu’il préfère dans cette fonction, c’est “aider les gens à pouvoir entrer dans les lieux saints lorsque ce n’est pas possible.” Un peu à la manière des kawas de l’époque Ottomane. Un kawas, ça doit enfin accepter de se faire tirer le portrait ou prendre en selfie autant de fois qu’il y a de pèlerins à une cérémonie. C’est loin de déranger Shibly, qui avoue, un sourire en coin : “C’est sympa d’être célèbre.”

 

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