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Franciscains en Terre Sainte ? 800 ans de mémoire, de prière et de chair

Marie-Armelle Beaulieu
20 novembre 2025
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Les commissaires à l'écoute de trois franciscains de la Custodie qui leur parlent de la spécificité de leur vocation en Terre Sainte ©Francesco Guaraldi/CTS

Ils sont Franciscains comme (la plupart des) Commissaires de Terre Sainte. Mais ils sont Franciscains au service de la Custodie et vivent une mission qui a ses propres objectifs. Elle se vit aussi sur les lieux mêmes de la vie de Jésus et de ses disciples. Un petit quelque chose qui change tout. Un article pour entrer dans la compréhension de ce que vit et permet la Custodie de Terre Sainte.


Pour leur deuxième journée de travail à Jérusalem, les commissaires de Terre Sainte – envoyés par leurs provinces pour « écouter, soutenir, annoncer la Terre Sainte » – ont changé de focale. Après l’écoute des « pierres vivantes », les chrétiens locaux, ils ont tourné leur regard vers ceux qui, depuis plus de huit siècles, tiennent la garde sur les lieux de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection : les Franciscains de la Custodie de Terre Sainte.

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Sous le thème, « Garder des lieux et de la mémoire », la matinée a donné la parole à trois frères : Frère Stéphane Milovitch, responsable du Terra Sancta Museum, Frère Sinisa Srebrenović, gardien du couvent de l’Agonie à Gethsémani, et Frère Juan David Rodríguez, jeune frère colombien, architecte de formation, désormais étudiant au Studium Biblicum Franciscanum. La rencontre, animée par Frère Marcelo Cicchinelli, gardien de la communauté franciscaine de Bethléem, avait un but clair : montrer que la Custodie n’est ni un décor, ni une institution abstraite, mais une mission vivante, faite de mémoire, de prière et de chair.

Frère Stéphane Milovitch, en charge de la partie historique du Terra Sancta Museum ©Francesco Guaraldi/CTS

Un musée pour raconter huit siècles de fidélité

Frère Marcelo plante le cadre d’emblée : il ne s’agit pas de simples « présentations de services », mais de témoignages qui « enseignent, partagent, éduquent ». À commencer par un chantier encore méconnu : le Terra Sancta Museum.

Frère Stéphane Milovitch rappelle que le désir d’un musée n’est pas né hier. « Depuis plus de cent ans, la Custodie a en tête d’exposer son patrimoine », explique-t-il. Un premier musée archéologique existe déjà au couvent de la Flagellation, avec des pièces venues des fouilles dans les sanctuaires, de l’Ancien Testament jusqu’au premier millénaire. Mais le projet actuel est différent : il veut donner à voir les 800 ans de présence franciscaine en Terre Sainte, depuis l’arrivée des frères en 1217 du vivant même de saint François.

Pour frère Stéphane, tout part des trois grandes missions de la Custodie : « Garder (Custodire en latin) les Lieux saints, servir les fidèles locaux, accueillir les pèlerins du monde entier. » La liturgie y occupe une place centrale : Noël à Bethléem, Pâques au Saint-Sépulcre, les grandes stations de la Semaine Sainte, mais aussi les offices plus modestes des communautés locales. Au fil des siècles, rois, confréries, pèlerins anonymes, commissaires de Terre Sainte, chevaliers du Saint-Sépulcre et Églises du monde entier ont offert des objets pour ces liturgies : calices, lampes, tissus, croix, pièces d’orfèvrerie.

« Ce patrimoine n’appartient pas aux frères, insiste Frère Stéphane, il est un don fait aux sanctuaires. Nous en sommes les gardiens. »

Lire le dossier paru dans Terre Sainte Magazine 688 →Terra Sancta Museum : le musée à tisser des liens

Resterait la tentation de l’entre-soi. Le musée, au contraire, entend servir d’outil de dialogue dans un pays où le poids symbolique de la culture est décisif. « Dans ce contexte, si l’on n’occupe pas un espace culturel, on n’existe pas. Nous ne pouvons pas laisser le terrain aux seuls musées israéliens ou islamiques. »

Avec les juifs, le pont passe souvent par l’art lui-même. « Beaucoup d’entre eux reconnaissent dans notre patrimoine quelque chose d’européen qui leur est familier. Ils vont au Louvre, aux Musées du Vatican. Ici, ils retrouvent cette culture et découvrent qu’elle est liée à des lieux qui, pour eux aussi, sont chargés d’histoire. »

Avec les musulmans, l’entrée se fait parfois par les archives : décrets mamelouks ou ottomans autorisant la présence franciscaine, firmans de protection, documents administratifs conservés dans les sacristies alors que les bibliothèques musulmanes ont, pour une part, disparu. « Des pans entiers de l’histoire mamelouke n’existent plus que dans nos fonds. Pour certains musulmans, c’est ici qu’ils retrouvent la trace de leur propre souveraineté passée. »

Mais le musée vise aussi un autre public, essentiel : les chrétiens locaux. « Souvent écrasés entre un monde juif dominant et un environnement musulman, ils ont du mal à percevoir leur propre histoire. Le patriarche Pizzaballa a voulu que le musée soit un lieu où ils puissent reconnaître leur identité, voir qu’ils ont produit des œuvres, qu’ils ont une mémoire, et en être fiers. »

Il ne s’agit pas de planter un drapeau chrétien de plus, prévient-il, mais de proposer une présence culturelle ouverte : « Le Christ n’est pas seulement le Rédempteur des latins ou des chrétiens. Il est le Rédempteur de tous. » Rappel significatif : jusqu’au début du XXᵉ siècle, la pharmacie de Saint-Sauveur soignait « chrétiens, juifs, musulmans, pèlerins ». Le musée le donnera à voir, comme un morceau de mémoire partagé.

Frère Sinisa Srebrenovic, gardien du couvent de la basilique de l’Agonie à Gethsémani ©Francesco Guaraldi/CTS

« Sans prière, nos sanctuaires deviendraient des musées »

L’autre axe de la matinée, porté par Frère Sinisa Srebrenović, était ancré dans la vie des sanctuaires : que signifie vivre dans un sanctuaire quand les pèlerins ne viennent plus ?

Croate, entré très jeune au couvent, après presque vingt ans de présence en Terre Sainte, il a déjà connu plusieurs crises : la guerre au Liban en 2006, les périodes de tension, la pandémie, puis la guerre ouverte depuis 2023. « Nous avons une mémoire courte, dit-il. Nous ne nous souvenons que des trente ou quarante dernières années avec de grands nombres de pèlerins. Mais, sur huit siècles, les frères ont vécu beaucoup plus souvent avec peu ou pas de pèlerins qu’avec des foules. »

Lire le dossier paru dans Terre Sainte Magazine 667 → Pandémie : Quand Jérusalem se fait prière

Au Saint-Sépulcre, où il a résidé six ans, le choc de la pandémie a été brutal. La fermeture du sanctuaire, décidée par les autorités israéliennes le 25 mars 2020, jour de l’Annonciation, a laissé la communauté franciscaine enfermée à l’intérieur sans possibilité de sortir, puisque la clé de la porte principale est détenue, comme on le sait, par une famille musulmane. « Nous sommes restés presque un mois ainsi. On nous passait la nourriture par la petite fenêtre de la porte. »

Durant le Covid les frères franciscains, étaient enfermés dans la basilique du Saint-Sépulcre et la nourriture leur arrivait par cette seule ouverture, comme des générations de frères avant eux @Giovanni Malespina/CTS

La liturgie, elle, n’a jamais cessé. « Que la basilique soit pleine à craquer ou vide, la procession quotidienne continue. C’est notre première mission : prier dans le Lieu saint. »

Ce qu’il dit de la période Covid vaut aussi pour ces deux dernières années marquées par la guerre : à Gethsémani, au cœur d’un paysage souvent déserté par les groupes, la petite communauté continue de chanter, de célébrer, de tenir la veille. « Il peut n’y avoir que cinq ou six frères à la messe dans une basilique vide, reconnaît-il. On pourrait se dire : “À quoi bon ?”. La réponse est simple : un lieu saint sans prière continue cesserait d’être un lieu saint. Il deviendrait un musée. »

Ce mot revient souvent dans sa bouche, comme un repoussoir : « Nous ne sommes pas les gardiens d’un musée. Nous sommes les gardiens des pierres vivantes : la communauté locale et les pèlerins. » [Frère Sinisa : No offense – Frère Stéphane : None taken)

Il sait aussi que la vie au sanctuaire exige plus que l’endurance. Elle réclame une qualité de présence : « En cinq minutes, nous pouvons rendre le Christ très présent dans la vie d’une personne – ou tout ruiner. » Le flux des foules, la fatigue, la solitude quand elles ne sont plus là, les sirènes qui réveillent des souvenirs de la guerre des années 1990 en Croatie, rien de tout cela n’est neutre. Mais il insiste : ce qui tient, c’est la fidélité au présent.

« On parle beaucoup de projets d’avenir, de plans, de programmes. On regarde le passé. Mais on oublie de vivre le moment que Dieu nous donne maintenant. Le sanctuaire nous oblige à cela : à vivre aujourd’hui, dans cette guerre, avec cette communauté précise, dans cette basilique, devant ce rocher de Gethsémani. »

Frère Juan David Rodríguez, étudiant au Studium Biblicum Franciscanum ©Francesco Guaraldi/CTS

Un jeune frère entre architecture, archéologie et foi retrouvée

La troisième voix, celle de Frère Juan David, est celle d’une génération nouvelle. Né à Bogota, architecte, il confie qu’en Colombie, il n’avait quasiment jamais entendu parler des Franciscains de Terre Sainte. « On parlait de Gaza, d’Israël, des problèmes du Moyen-Orient, mais je ne savais pas qu’il y avait ici des frères chargés de garder les lieux de la vie de Jésus. »

Tout change lorsqu’un prêtre colombien qui s’était vu dans sa jeunesse proposer une bourse d’études à la Flagellation fit décourir l’existence de la Custodie à frère Juan en recherche vocationnelle. Le jeune architecte demanda à faire une expérience. On lui suggèra que ses compétences pourraient être utiles pour les sanctuaires. Il arrive à Bethléem en 2015, avec ses peurs et ses questions.

Sa première surprise n’est pas vocale, mais spirituelle : « Le premier choc, ce n’était pas de devenir franciscain, c’était de redécouvrir ma foi. Comprendre que ce que je croyais à Bogota – les récits, les liturgies, les prières de ma grand-mère – n’était pas une belle invention, mais qu’il existait un lieu concret : Jérusalem, Bethléem, le tombeau vide, Nazareth. Le Verbe s’est incarné quelque part, dans un endroit précis, et cet endroit existe. »

De là vient, dit-il, sa vocation à rester et à servir : « Si moi j’ai pu redécouvrir ma foi en visitant ces lieux, je voudrais que d’autres faire découvrir ces lieux à d’autres Colombiens, à des Chinois, à des Africains, à des Européens. »

Sa formation d’architecte l’oriente vers l’archéologie, et il trouve un fil conducteur dans une parole de Jésus, à l’entrée de Jérusalem : « Si vous faites taire ces enfants, les pierres crieront. »

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Il en tire une théologie très simple de l’archéologie franciscaine : « Ces pierres ont déjà crié quand Bagatti a trouvé la maison de la Vierge à Nazareth, quand Corbo a identifié la maison de Pierre à Capharnaüm. Elles doivent encore crier. »

Et de rappeler que seulement 5 % de Capharnaüm ont été fouillés : « Il reste 95 % à découvrir. Il y a encore du travail, à Capharnaüm, à Magdala. Les pierres continueront à parler aux générations qui viendront, si nous restons et si nous travaillons. »

Bien sûr, l’avenir n’est pas simple. « Avec la guerre de 2023, les missiles, l’attaque iranienne, on se demande : quel futur pour les chrétiens ici ? Quel futur pour nous, les frères ? » Sa réponse, trouvée en prière, est limpide : continuer à connaître le Verbe, à le servir en ce lieu précis où il a voulu naître, vivre, mourir et ressusciter. « Notre mission est de garder la mémoire du passage du Verbe sur cette terre. »

Aux jeunes, il n’hésite pas à parler de vocation en Terre Sainte comme d’un service de l’Église universelle : « Ce n’est pas seulement choisir un style de vie franciscain. C’est servir la mémoire de toute l’Église, et de toutes les générations. »

Aux pèlerins, il rappelle aussi l’ancienne radicalité du pèlerinage : « Au Moyen Âge, venir en Terre Sainte pouvait vous coûter la vie. On venait pour “gagner le ciel”, pour respirer l’air que Jésus a respiré, voir les paysages qu’il a vus, entrer dans la ville sainte. Aujourd’hui, on prend un avion, on dort à l’hôtel. Il y a toujours des risques, mais il y en a toujours eu. La vraie question reste la même : es-tu prêt à laisser ta foi être touchée par cette terre ? »

Montrer les personnes concrètes, pas seulement les pierres

En fin de rencontre, Frère Marcelo demande à Frère Sinisa ce qu’il voudrait dire, depuis Gethsémani, aux commissaires qui parcourront, demain, diocèses et paroisses pour parler de la Terre de Jésus. « Dites aux gens qu’ici vivent des personnes concrètes. Des frères concrets. Nous ne sommes pas une foule anonyme, ni un beau projet sans visage. Nous sommes des frères venus d’Europe, d’Amérique, d’Afrique, d’Asie, qui ont choisi de vivre ici, dans ces lieux. »

Il se souvient de la remarque de son provincial, lorsqu’il a reçu l’appel : « On m’a dit : tu es fou, là-bas ils ne font que porter des cierges… tu reviendras dans trois semaines. En réalité, ici, j’ai découvert une vocation à l’intérieur de la vocation. »

Cette dimension personnelle, insiste-t-il, doit apparaître jusque dans la manière de présenter les besoins matériels : « Dire seulement “nous avons des Lieux saints, nous avons besoin d’argent”, cela ne suffit plus. Il faut pouvoir dire : ces fonds servent à un musée porté par tels frères, à une école animée par tels autres, à un sanctuaire où des frères prient et accueillent. La transparence, aujourd’hui, passe par la vie concrète. »

Les commissaires repartent donc avec une responsabilité claire : ne pas parler de la Custodie comme d’une structure lointaine, mais comme d’une communauté de personnes qui prient, travaillent, étudient, souffrent et espèrent en Terre Sainte.

Au fil de cette matinée, une image s’impose en creux. La Custodie de Terre Sainte, ce ne sont ni des pierres mortes, ni des vitrines, ni un récit héroïque figé. C’est une mémoire gardée debout par des hommes en prière ; c’est un patrimoine ouvert au dialogue avec juifs et musulmans ; c’est une terre où les frères continuent de porter, dans la fragilité de leur vocation, le poids de la guerre et la promesse de la Résurrection.

Ou, pour reprendre la formule d’un participant : « Si nous cessons de prier, nos sanctuaires deviennent des musées. Mais si nous restons, si nous prions, si nous accueillons, alors la Terre Sainte continue de parler – et les pierres continueront à crier. »

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