Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Un autre chemin de croix

Marie-Armelle Beaulieu
2 avril 2012
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Un autre chemin de croix
Lifta, un des rares villages abandonnés en 1948 et dont les ruines n’ont pas été effacées du paysage. Il est devenu le symbole du déplacement des populations palestiniennes en 1948.©MAB/CTS

À la veille de la Semaine sainte, les journalistes en poste à Jérusalem cherchent comment traiter sous un angle nouveau tout ce que l’on sait déjà par cœur. Cette année-là l’association Sabeel leur proposa de vivre un chemin de croix contemporain. Embarquement immédiat.


Chaque année, à l’occasion de Pâques il s’agit pour les correspondants de presse, de faire découvrir aux lecteurs et auditeurs, la même chose et pourtant différemment. Cette année-là, l’association Sabeel (lire Sabîl) avait préparé pour eux un autre chemin de croix, un chemin de croix contemporain et avait délégué pour le guider Nora Carmi. Le rendez-vous était fixé rue de Naplouse, en face des dominicains à 9 heures du matin.
Quand tout le monde est monté dans le minibus, Nora se présente. Elle a longuement travaillé avec Sabeel, maintenant à la retraite elle poursuit sa vie de témoignage pour la justice. Nora est un concentré de l’œcuménisme de Terre Sainte : arménienne, elle a été scolarisée dans une école catholique, a fait ses études dans une université protestante et a épousé un orthodoxe. « Comme arménienne, ajoute-t-elle, je sais aussi ce qu’est un génocide. »
Le groupe est constitué de diplomates et de journalistes parfois accompagnés de membres de leurs familles ou d’amis. Nora le sait mais ne modifie pas pour autant sa façon de parler. Elle ne guidera pas un de ces tours alternatifs qui proposent un exposé politique du point de vue palestinien. Elle invitera à une expérience spirituelle pour prier, pardonner, espérer en parcourant une autre via dolorosa, la voie de la douleur palestinienne. « Si nous sommes prêts à embrasser la croix, le peuple de Dieu, peuple réconciliateur, aura une profonde influence sur le cours de l’histoire du monde… Ce pourrait être notre plus belle heure. Le monde n’a jamais eu plus besoin de notre message. Il n’y a jamais été plus ouvert. Maintenant, c’est le moment de tout risquer pour notre conviction que Jésus est le chemin de la paix. Si nous y croyons toujours, c’est le moment de vivre ce que nous affirmons. » (1)

Au coeur de Jérusalem le mur de sépration. Entre Pisgat Zeev et Shouafat. ©MAB/CTS

Le minibus a pris la direction de la sortie ouest de Jérusalem pour se rendre dans le village de Lifta. La plupart des participants connaissaient ces ruines, entourées de verdure et flanquées sur les coteaux d’une colline à la sortie de Jérusalem. On les aperçoit habituellement en passant en voiture. Elles ont donc un nom et c’est une histoire qui se révèle.
C’est moins ce village, qui est la première station du Chemin de croix, que ce qu’il représente. En regard des 14 stations du Chemin de croix de Jésus, Sabeel propose 14 autres stations, celles de l’étau qui se resserre sur les Palestiniens depuis 1948.

Première station

Première Station, la condamnation de Jésus, Première station, 1948, la Nakba, la catastrophe, la condamnation du peuple palestinien.
Nora résume l’histoire du village, les projets d’y construire un hôtel 5 étoiles et d’en faire un village d’artistes israéliens. Elle nous montre aussi les premiers colons qui squattent et nous parle des descendants des villageois de 1948 dont certains habitent encore Jérusalem mais se rendent de moins en moins sur place pour éviter les jets de pierres qui accompagnent leurs visites. Elle invite quelqu’un à faire la lecture du livret liturgique qui a été distribué aux participants. Première station, méditation d’ouverture. « Tout comme Jésus fut condamné à mourir, les événements de 1948 ont constitué une sentence de mort pour plus de 400 villages palestiniens historiques qui furent totalement détruits à travers le pays. Nous nous souvenons de la souffrance qui consiste à perdre sa communauté, ses liens familiaux et ses racines natales. Nous ouvrons les yeux sur l’anéantissement radical causé par la création de l’État d’Israël, qui n’a jamais été reconnu, et nous gardons à l’esprit ces gens et leurs souvenirs. » Le groupe pose des questions, Nora répond mais retourne à l’essentiel et invite à la lecture du psaume 69,2-4. « Dieu, au secours, j’ai de l’eau jusqu’au cou ! J’enfonce tout au fond de la boue, Sans trouver un sol ferme sous les pieds. Me voilà dans l’eau profonde, emporté par le courant. Je n’en peux plus d’appeler au secours, J’en ai la gorge brûlante. Mon regard se fatigue à t’attendre, mon Dieu.” (Trad. Français courant).
S’ensuit un extrait de souvenir de Mgr Elias Chakour : « Qu’il est dramatiquement triste que des hommes puissent ignorer le plan divin de paix entre des frères divisés, si bien qu’un groupe utilise son pouvoir pour chasser l’autre par la force… [Nous sommes appelés à] relever, comme le fit Jésus, les hommes et les femmes qui ont été avilis et battus. »
La lecture continue. « Prenez quelques instants pour réfléchir aux vies qui existaient dans ces villages, à la façon dont elles ont été changées en 1948, et à la façon dont ce changement a affecté toute l’existence de ceux qui ont été déracinés, adultes comme enfants. »
Pour des journalistes et des diplomates qui suivent la vie des Palestiniens, l’exercice est tristement aisé. Tous en ont déjà rencontrés et connaissent leurs histoires.
Une prière finale clôt cette station « Bien que la nuit obscure de l’oppression soit longue, l’aube de la justice brillera bien. Dieu peut agir avec les gens de bonne volonté, et faire surgir une paix véritable fondée sur la justice et la miséricorde. De sorte que le pardon et la réconciliation l’emportent pour tous les peuples de Palestine. Amen. » Première station, premier choc.
Quelqu’un trouve que certains des commentaires de Nora jouent une carte pro palestinienne victimisante à l’excès et dénature même le message spirituel : « Nous ne montrons pas cela d’un doigt accusateur pointé en direction de celui qui cause la souffrance, mais pour aider les oppresseurs à retrouver leur liberté et redevenir humains. »

Le choix du réel

Dans voie douloureuse il y a douleur. Celle-là n’est pas moins respectable que d’autres. Mais, continue d’expliquer Nora, la forme choisie par Sabeel du chemin de croix est un appel à laisser Dieu bouleverser nos vies. « Pour beaucoup de gens, explique Nora, la souffrance de Jésus n’est pas quelque chose qu’ils peuvent toucher, percevoir, mais cette réalité (de la souffrance palestinienne aujourd’hui) les bouleverse et est susceptible de les faire entrer dans la souffrance de celui qui a vaincu la mort. »
On fait quelques pas, on prend des photos. On pense, on médite, on prie ? Le village est tragique et magnifique. Dans le bus Nora nous situe en chemin Der Yassin, lieu d’un massacre d’illustre mémoire et aujourd’hui enfoui sous Givat Shaül.
Elle parle des stations que nous ne ferons pas. « Le temps qui nous est imparti ce matin est trop court pour les faire toutes ». D’ailleurs il ne s’agit jamais de tout faire physiquement (le livret liturgique invite à lire et méditer sur une ou deux stations par jour durant la semaine sainte) il s’agit davantage d’apprendre à se confronter à cette douleur, de la rendre réelle pour mieux l’offrir à Dieu.
Le groupe s’arrête une nouvelle fois, au pied de la barrière de sécurité, de séparation, le mur quoi !
« Seigneur, nous confessons que nous sommes plus facilement motivés par la peur que par l’amour. Nous construisons des murs en béton, et aussi des murs dans nos cœurs : des murs pour nous mettre en sécurité, pour nous mettre à l’abri, et pour tenir les autres à l’écart. Tout comme ce mur matériel sépare des voisins, divise des familles et maintient les gens en captivité, nos murs d’orgueil, de colère et de peur nous séparent de ceux que tu nous as commandés d’aimer, en les enfermant dans nos stéréotypes et nos préjugés. Seigneur Jésus dont la mort sur la croix a abattu la séparation entre Dieu et son peuple, en qui il n’y a pas de distinctions de nationalités, de sexe ou de statut, abats ces murs de haine, les murs matériels et les murs émotionnels, par la puissance de ton Esprit et pour l’avancement de ton royaume. Amen. »
Ce matin-là, nous n’aurons la possibilité de faire que deux autres stations. Mais le message est passé.

Exemple à suivre

La souffrance qu’expriment les Palestiniens est connue. Mais ce chemin de croix, c’est l’expression de leur prière au moins de celle de certains d’entre eux, résolus à trouver en Dieu les forces nécessaires pour ne pas désespérer et plus encore, pour vouloir construire une relation avec les Israéliens qui soit basée sur la reconnaissance réciproque des souffrances et sur la justice.
Si un jour les puissants décidaient de la paix, encore faudra-t-il qu’elle ait atteint les cœurs.
C’est cela à quoi veulent préparer ce chemin de croix et Sabeel. « Faire grandir la paix dans les cœurs » Une paix qui n’est pas l’effacement de l’ardoise, une paix qui n’est pas l’oubli des injustices vécues par les uns ou par les autres tout au long de l’histoire. Mais une paix qui aura pu germer dans les cœurs à force de s’en être remis à Dieu, à force d’avoir voulu l’imiter lui dans la souffrance, à force de s’abandonner pour accepter son projet et la façon dont il le mène. Si au coeur de leurs souffrances des Palestiniens font ce chemin, s’ils empruntent résolument la voie de leurs propres douleurs pour faire renaître en eux l’espérance, pour faire grandir en eux la foi, pour se disposer à la charité, à combien plus fortes raisons ceux qui sont spectateurs du conflit doivent-ils emprunter humblement ce même chemin, forts de l’assurance que donne la foi, pas un chemin de croix ne s’achève sans la Résurrection, sans la victoire sur la mort sous toutes ses formes. ♦


Sabeel

“ Sabeel (le chemin, la source…), réunit depuis 1994 des chrétiens palestiniens de diverses Églises de Terre Sainte et développe, dans le contexte de l’occupation de la Palestine, une spiritualité fondée sur la Bible pour la promotion des valeurs de justice, de paix, de non-violence, de libération et de réconciliation. Il invite ses “Amis” d’Amérique, d’Europe, d’Afrique, d’Océanie… à être ses relais et à se joindre, à midi chaque jeudi, à une “Vague de prière” dont les intentions sont souvent centrées sur des évènements douloureux en Palestine ou dans le monde.”
www.amisdesabeelfrance.blogspot.com

1. Extrait du livre liturgique du Chemin de croix contemporain

Dernière mise à jour: 02/01/2024 10:23