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La Via Dolorosa : une tradition spirituelle construite au fil des siècles

Thomas Duclert
24 mars 2016
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Évolution. Ce qui est aujourd’hui la VIIe station, marquant la deuxième chute de Jésus, a longtemps été la Porte du jugement et la fin du chemin.©Pierre Terdjman/Flash90

La Via Dolorosa est le chemin qu’aurait parcouru Jésus entre le lieu du jugement par Pilate et la crucifixion. C’est un lieu de dévotion majeur pour les pèlerins qui peuvent marcher avec le Christ et revivre dans la foi les dernières heures de sa Passion. Entre tradition, foi et archéologie, l’histoire sinueuse et méconnue de ce parcours vaut le détour.


Tous les vendredis à 15 heures, les franciscains de Jérusalem partent en procession sur le chemin de croix. De mémoire traditionnelle il est censé retracer les derniers pas du Christ. Ce lieu saint, aujourd’hui quasi-incontournable pour les pèlerins et les touristes, est le produit d’une histoire mal connue et controversée.

La Via Dolorosa, en français “Voie douloureuse”, est le nom latin donné au chemin parcouru par Jésus le Vendredi saint, de son jugement au prétoire de Pilate jusqu’à sa mise au tombeau au Saint-Sépulcre. Une rue à Jérusalem porte le nom officiel de Via Dolorosa. Elle ne couvre cependant que partiellement la longueur du chemin de croix pratiqué tous les vendredis par les franciscains.

La Via Dolorosa dans son acception de Via crucis, chemin de croix, est composée de quatorze stations (cf. encadré) représentées dans la plupart des églises d’Europe. En fait, aussi surprenant que cela puisse paraître, le parcours des quatorze stations actuellement pratiqué sur la Via Dolorosa est un concept importé d’Europe à partir du XVIe siècle par la volonté de nombreux pèlerins.

Il ne repose en réalité que très partiellement sur la mémoire historique de Jérusalem. Ainsi, pour comprendre la complexité de la dévotion à la Via Dolorosa, il est nécessaire d’en connaître la genèse.

Un Proto-chemin de la Passion

En l’an 380, la célèbre pèlerine espagnole Égérie part pour la Terre Sainte. Dans ses notes, elle évoque ce qui ressemble à un proto-chemin, décrivant dans son journal le trajet parcouru par les processions du Jeudi saint. Si ce trajet ne ressemble en rien à celui qu’on connaît aujourd’hui, il suggère cependant qu’à l’époque existait déjà un trajet défini de dévotion, avec pour ambition, non pas de retracer le chemin où Jésus porta sa croix, mais plutôt de relier différents lieux saints en rapport avec la Passion et d’y lire les Évangiles correspondants.

On compte alors quatre stations : la grotte de l’Éléona au Mont des Oliviers, pour le discours après la Cène. L’Imbomon, lieu de l’Ascension au sommet du Mont des Oliviers. L’église de l’Agonie, pour le récit de l’agonie et enfin le jardin de Gethsémani, pour l’arrestation.

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Au fil des siècles, différents trajets et processions apparurent. Par exemple, un lectionnaire arménien du début du Ve siècle décrit un parcours nocturne reliant sept lieux de mémoire. Bien plus tard, les Croisés eux aussi développèrent des processions, mais sans intention de retracer avec exactitude le chemin suivi par Jésus. Il n’existe en fait pas de trace qu’une procession publique ait été programmée un Vendredi saint pendant la période croisée

Sous la houlette franciscaine

Ce n’est que lorsque le pape Clément VI confie la garde des lieux saints aux franciscains en 1342, que les prémices de la Via Dolorosa telle qu’on la connaît aujourd’hui font leur apparition. Les franciscains assurent le culte liturgique et l’accueil des pèlerins en Terre Sainte et pour ce faire mettent en place un circuit des lieux saints pour les pèlerins.

Grâce à un dominicain de Florence, Ricoldo de Monte Croce, on dispose des premières informations sur “le chemin où le Christ a porté sa croix”. Cependant, le circuit qu’il décrit en 1288 fait mention de lieux sans rapport direct avec le parcours de Jésus le Vendredi saint, à l’instar de la “maison du mauvais riche” ou de “l’école où Marie apprit la lecture”. Les moyens de l’archéologie sont alors limités et c’est grâce aux textes sacrés, à la mémoire historique locale, et il faut l’admettre, à des hypothèses invérifiables, que naît la dévotion envers la plupart des lieux inclus dans le parcours.

Le circuit part au XIIIe siècle du couvent franciscain du Mont Sion et passe par la maison de Caïphe, le palais d’Anne, le Mont des Oliviers et la piscine de Siloé.

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Bientôt on pratique aussi un trajet partant du Saint-Sépulcre. Pèlerins et franciscains se rassemblent avant le lever du jour afin de ne pas troubler l’ordre public sous domination musulmane. Ils parcourent la partie “chemin de croix” à l’envers, et sortant de la ville se rendent à Gethsémani, continuent le circuit vers le Mont des Oliviers pour redescendre à Siloé.

Des mémoires sans rapport avec la Passion y sont inclus, qui sont notamment évoqués par William Wey, un intellectuel anglais pèlerin vers 1460. Il liste quatorze stations intermédiaires dont celles qui resteront dans la Via Dolorosa que nous connaissons aujourd’hui. Une chute de Jésus ; Véronique essuyant le visage du Seigneur ; une autre chute suivie de la réquisition de Simon de Cyrène ; Jésus s’adressant aux femmes de Jérusalem ; le spasme de la Vierge et la rencontre avec son fils.

Ce qui commence à ressembler à un chemin de croix n’est à l’époque qu’une section d’un long tour des lieux saints, et seule une partie de ce chemin constitue ce qu’on appelle aujourd’hui la Via Dolorosa. À partir du XVe siècle les franciscains prennent conscience de la place spéciale qu’il faut accorder au tronçon du portement de croix.

Les pèlerins dans les pas du Christ

Face à la volonté des pèlerins de marcher dans les pas de Jésus, le parcours habituel, partant du Saint-Sépulcre, est renversé. Progressivement les guides franciscains démarrent du palais de Pilate, supposé être à la forteresse Antonia, et terminent le parcours à la “Porte du jugement”, aujourd’hui VIIe station de la Via, qui est selon la tradition la porte par laquelle Jésus est sorti de la ville, mené au Golgotha – aujourd’hui à l’intérieur de la basilique du Saint-Sépulcre – où il est mis à mort.

Mais le chemin est encore différent de celui à quatorze stations qu’on connaît aujourd’hui. En 1530, lorsque le franciscain Antonio d’Aranda en fait la description, il ne mentionne que trois stations intermédiaires : la rencontre de Jésus avec sa mère, Simon de Cyrène portant la Croix, et Véronique essuyant le visage de Jésus. Quelques années plus tard Boniface de Raguse, custode de Terre Sainte, utilise pour la première fois les mots Via Dolorosa.

Les autorités ottomanes de l’époque étant réticentes à toute innovation dans le domaine religieux, a fortiori sur la voie publique, les franciscains ne cherchèrent pas à enrichir ou modifier le parcours. C’est donc principalement en Europe que se développera l’idée du chemin de croix.

Allers et retours

Les pèlerins, marqués par l’expérience de la procession dans les pas du Christ, cherchèrent à reproduire à leur retour au pays ce qu’ils avaient vécu. C’est en particulier un Allemand, Martin Ketzel, qui le premier va instaurer à Nuremberg un chemin de croix en plein air, partant d’une des portes de la ville pour s’achever au cimetière de Saint-Jean. Chacune des sept stations étant marquée par une statue montrant Jésus vacillant sous le poids de la Croix, le parcours est connu comme celui des “sept chutes”.

Cette représentation fut imitée sous diverses formes un peu partout en Europe, et l’une d’elles de Louvain, en Belgique, inspirera les deux livres de réflexion spirituelle qui auront une influence majeure sur le développement de la Via Dolorosa : La pérégrination spirituelle (1563) de Jean Pascha, et Jérusalem au temps du Christ (1584) de Christian van Adrichom, donnèrent pour la première fois la liste des quatorze stations telles que nous les connaissons aujourd’hui.

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Arrivés en Terre Sainte, les pèlerins européens s’étonnaient de ne pas retrouver les stations du chemin décrit et popularisé par ces deux livres, traduits dans de nombreuses langues. Ils étaient d’autant plus déçus de voir que la Via Dolorosa se terminait à la Porte du jugement, et non au Saint-Sépulcre. Ainsi, à leur demande, les guides franciscains adaptèrent peu à peu leur parcours et le nombre de stations.

Cependant, l’importation progressive de ce chemin va contre la tradition locale. À la fin du XVIe siècle, les notes et dessins de deux franciscains, Bernardino Amico et Francesco Quaresimio, réfutent cette représentation à quatorze stations, rappelant les huit principaux sites vénérés par les pèlerins jusqu’alors. Le palais de Pilate, la flagellation du Christ, le palais d’Hérode, l’arc de l’Ecce Homo, la chapelle de la Pâmoison de la mère de Jésus, le coin où Simon prit la Croix de Jésus, et où Jésus parla aux femmes de Jérusalem, la maison de Véronique, la Porte du jugement.

Mais entre 1724 et 1744, le franciscain Elzear Horn finalise la mise en place des quatorze stations en traçant un chemin de croix idéal. Il supprime tous les souvenirs étrangers à la Passion et adapte le trajet et les quatorze stations aux rues de Jérusalem. En effet, les livres de Pascha et d’Adrichom traçaient un chemin spirituel non praticable dans les rues de la ville du XVIIIe siècle.

Aujourd’hui

À partir de 1880, à l’initiative du Bienheureux frère Frédéric Janssoone, les franciscains processionnent le long de la Via crucis ou Via Dolorosa tous les vendredis. Encore aujourd’hui, accompagnés de nombreux pèlerins, les frères partent de la première station, à l’école de l’Omariyya (le prétoire), chaque semaine à trois heures de l’après-midi. Il faut presser le pas en suivant l’ouvreur, un kawas coiffé d’un fez, afin de pouvoir compléter les quatorze stations en temps voulu, car afin de respecter le Statu Quo du Saint-Sépulcre, la procession doit arriver au tombeau du Christ avant que ne sonne quatre heures.

Si la Via fait de nos jours l’objet d’une dévotion particulière, il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. Même si des parcours des lieux saints et des processions ont toujours existé, il faut attendre l’arrivée des franciscains pour voir naître la Via Dolorosa. La dévotion, les mémoires, le trajet et le nombre de stations sur la Via ont considérablement évolué au fil des siècles.

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Les archéologues jugent largement insuffisants les éléments qui pourraient prouver le passage de Jésus sur le tracé actuel (lire l’article “Entre foi et archéologie” page 42), mais la plupart des pèlerins l’ignorent, car il est largement admis qu’il s’agit avant tout d’un tracé né d’un désir spirituel. C’est ce pour quoi les pèlerins viennent. Pour cheminer vers le calvaire avec le Christ, parfois en portant une croix en bois. Avancer, s’arrêter, prier, et reprendre sa route dans l’indifférence des passants, occupés à leurs affaires, comme ils l’étaient probablement au temps du Christ.

Les jours où Jérusalem est bondée, se faire bousculer, attendre, subir la pluie parfois, ou avoir trop chaud. Voilà comment, simplement, cette procession unique transporte les pèlerins à travers les siècles afin de leur permettre de ressentir le courage, la sagesse et l’amour infini d’un innocent, qui accusé à tort, flagellé, crucifié, pardonne à ceux qui le martyrisent. Enfin, à la quatorzième et dernière station, on se souvient que la Via ne finit pas devant la Croix, mais devant le tombeau. vide depuis 2000 ans.

Dernière mise à jour: 06/01/2024 19:20

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