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L’Hospice Alexandre Nevsky de Jérusalem, pièce manquante du puzzle impérial russe

Samuel Forey
10 février 2023
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L’Hospice Alexandre Nevsky de Jérusalem, pièce manquante du puzzle impérial russe
L'entrée de l'hospice Alexander Nevsky à côté du Saint-Sépulcre, Jérusalem ©Olivier Fitoussi/Flash90

Après des années de divisions, la Russie de Vladimir Poutine a réussi à récupérer une grande partie des biens perdus en Terre Sainte après la Révolution de 1917. Seule résiste une petite possession, dans la Vieille ville de Jérusalem


C’est peut-être l’un des endroits les plus mystérieux de Jérusalem – qui en compte pourtant beaucoup. Un bâtiment tout contre le Saint-Sépulcre ou presque, dont les lignes classiques tranchent avec les pierres de la Vieille ville. Comme si une vaste maison bourgeoise du XIXe siècle avait été plantée là, entre souk, églises et mosquées. Une double porte de fer, à la fois solide et rouillée, surmontée d’une grille ornementée, noir et or, coiffée des mots « Hospice d’Alexandre ». À l’intérieur, tout respire la nostalgie de la Russie tsariste et orthodoxe.

Le lieu est l’un des plus importants pour la Russie en Terre Sainte. Après avoir perdu la guerre de Crimée et échoué à obtenir un droit d’accès au Saint-Sépulcre, l’empire achète ce terrain à l’est de la basilique en 1859 pour y construire un consulat. Des recherches sont menées.

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On parla longtemps, à Jérusalem, des « fouilles russes ». Elles furent fructueuses. On dégagea une arche, qui donnait l’accès au forum de l’empereur romain Hadrien. Et plus important encore, on trouva les restes d’un mur et de la Porte du jugement, celle que Jésus aurait franchie pour atteindre le Golgotha. Ces murs seraient donc ceux de la basilique de Constantin, le premier édifice construit sur le lieu de la mort et de la résurrection du Christ.

À défaut de contrôler le Saint-Sépulcre, les Russes en détiennent les toutes premières fondations. Au lieu d’un consulat, on bâtit l’hospice, qu’on baptisa Alexandre, en référence au tsar de l’époque, troisième du nom. Et la Russie, qui se voyait comme la Troisième Rome, après Constantinople, se tailla en Terre Sainte un petit empire, à l’échelle de sa puissance. Elle acheta un vaste terrain sur la partie la plus élevée de Jérusalem pour y construire l’église de la Sainte-Trinité, qui a longtemps dominé toute la ville. Elle était au centre de ce qui s’appelle encore aujourd’hui “l’Enceinte russe”, un quartier entier, avec hospices, hôpitaux et le consulat au service d’un pèlerinage d’autant plus massif qu’il était subventionné.

Dans le cadre suranné du salon de réception, on aperçoit au-dessus du miroir le portrait du Grand-duc Serge et sa femme Elisabeth.

Ce volontarisme s’étendit dans toute la Terre Sainte. Des écoles furent ouvertes, contre les établissements catholiques. La
liturgie était célébrée en slavon, à la grande irritation de l’Église grecque, concurrencée sur son terrain. À la veille de la Première Guerre mondiale, les Russes possédaient quelque
70 propriétés dans le pays.
Ces propriétés appartenaient en majorité à la Société orthodoxe de Palestine (SOP), une association savante créée en 1882, destinée à renforcer la présence russe en Terre Sainte. Son directeur, le grand-duc Serge, était le propre frère du tsar Alexandre III. Son siège se trouve à l’hospice d’Alexandre, seule emprise russe dans la Vieille ville. Il fut richement doté d’icônes immenses, racontant la Passion du Christ, dans une église construite à l’intérieur même de l’édifice et baptisée Alexandre-Nevski, moine et guerrier redoutable, un symbole, plus encore, un message à toute la chrétienté : “Au fond, si à l’époque médiévale, le pouvoir russe cherchait à transférer la Terre Sainte en “Sainte Russie”, dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est la “Sainte Russie” qui s’exporte en Terre Sainte”, écrit Elena Astafieva, chercheuse au CNRS et spécialiste de l’histoire de l’empire russe, dans un article publié dans The Conversation en 2016.
L’Hospice d’Alexandre était le centre de cette Sainte Russie. Or c’est sur ce bâtiment à l’histoire exceptionnelle que Vladimir Poutine cherche à mettre la main – c’est un des derniers qui lui échappe. Il pensait pourtant avoir gagné la partie en 2019, quand, selon les médias israéliens, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait promis de lui donner la propriété de l’hospice en échange de la libération d’une Israélienne, Naama Issachar, arrêtée à l’aéroport de Moscou avec 9,5 g de cannabis, et condamnée à plus de 7 ans de prison. La jeune femme est finalement libérée. Mais voilà que la SOP s’en mêle : elle conteste le réenregistrement de la propriété. Résultat : la Cour de Jérusalem annule la décision en mars 2022, demandant une décision expresse du gouvernement israélien.

Une fois passés les salons de réception, on descend en prenant un escalier à droite, vers la partie archéologique. C’est alors que l’on découvre dans un espace immense, l’autel de la Porte du jugement et le seuil d’une ancienne porte des remparts de la ville, que, selon la tradition orthodoxe, Jésus aurait traversé puisque le Golgotha se trouvait juste derrière.

Une bataille russo-russe en quelque sorte, dernier avatar de la Révolution de 1917. En effet, pendant la Première Guerre mondiale, l’armée ottomane, ennemie de Saint-Pétersbourg, occupe les bâtiments de l’Enceinte russe, idéalement placés. Elle en est chassée par les Britanniques en 1917. La même année, la Révolution russe change le monde. “L’URSS n’a pas de relations avec les Britanniques. Et les bolchéviques diabolisent la religion, répriment l’orthodoxie sur son territoire, interdisent le pèlerinage”, explique Jonathan Dekel-Chen, historien spécialiste de la Russie à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Les Russes blancs, fidèles à l’empire, sont défaits par l’Armée rouge et s’exilent en Europe et aux États-Unis. Les prêtres en exil fondent l’Église orthodoxe hors-frontières en 1920, alors qu’un patriarcat fantoche est créé à Moscou. Même chose pour la Société orthodoxe de Palestine, dont une jumelle est créée à Moscou – la Société russe de Palestine. Il y a ainsi une Église “blanche” et une Église “rouge”, ainsi qu’une Société “blanche” et son équivalent “rouge”.
Le dépeçage commence. Des nonnes “blanches” occupent l’église Sainte-Marie-Madeleine, à Jérusalem, sur le mont des Oliviers, dans les années 1930 – propriété de la SOP. En 1948, l’URSS est la première puissance à reconnaître l’État d’Israël, qui restitue toutes les propriétés russes sur son territoire au patriarcat “rouge” de Moscou, dont une bonne partie de l’Enceinte russe. La mission ecclésiastique “blanche”, de l’Église hors-frontières, s’exile au monastère de l’Ascension du mont des Oliviers, autre possession de la SOP. Un conflit sourd s’engage entre les deux entités : “La Société n’a jamais cherché à convoiter la propriété ou les droits de la Mission. Mais la Mission a toujours rêvé, et même tenté à deux reprises de s’emparer par la force, des biens de la Société”, affirme Irina Kogalovski, secrétaire de la SOP.
En 1964, Israël rachète la quasi-totalité des bâtiments de l’Enceinte russe pour la somme de 3,5 millions de dollars, dont une partie est payée, faute de liquidités, en… oranges. Seules l’église de la Sainte-Trinité et la Mission ecclésiastique “rouge” restent sous contrôle russe, ainsi que la mission Saint-Serge, bien qu’occupée par le ministère israélien de l’Agriculture.
Quant aux propriétés de l’autre côté de la ligne verte, sous le contrôle du Royaume de Jordanie, elles appartiennent soit à l’Église hors-frontières, soit à la Société “blanche”. En 1967, Israël chasse la Jordanie, mais ne change rien au statut de ces propriétés.
Mais en 1985, rupture. Comme une famille aristocratique en exil, il semble que les communautés orthodoxes “blanches”, pour survivre, ont dû vendre leurs bijoux de famille – c’est-à-dire les trésors révélés par les fouilles russes. Le synode des évêques accuse alors Antoine Grabbe, le chef de la mission ecclésiastique “blanche” de Jérusalem, de détournements de fonds. L’archimandrite fait sécession et se déclare à la tête de la Société orthodoxe de Palestine. L’Hospice d’Alexandre rompt les liens canoniques avec l’Église orthodoxe russe hors-frontières, et n’est reconnu ni par elle, ni par l’Église orthodoxe russe.

Restaurer la grandeur impériale

1991 : l’URSS s’effondre. Un an plus tard, la Société russe de Palestine, anciennement “rouge”, retrouve son nom de Société impériale orthodoxe de Palestine. En 1997, l’Autorité palestinienne redonne églises et hospices de l’Église hors-frontières au patriarcat de Moscou, sur ordre de Yasser Arafat, qui envoie ses nervis chasser moines et nonnes, notamment dans un monastère d’Hébron. Puis vient le temps de Vladimir Poutine. Celui-ci encourage la réunion des patriarcats rouge et blanc. La chose sera faite en 2007. Pour autant, les conflits ne sont pas apaisés, avec une SOP toujours déterminée à faire valoir ses droits sur un Hospice d’Alexandre, qui, de fait, résiste encore et toujours à l’autocrate. “Pourquoi Poutine veut-il récupérer ce lieu ? C’est clair depuis l’invasion de l’Ukraine. Il se veut le restaurateur de la grandeur impériale russe”, ajoute Jonathan Dekel-Chen. Ainsi survit ce petit bout d’empire russe, quelque part dans la Vieille ville de Jérusalem, creuset de si nombreux secrets et curiosités de l’Histoire. ♦


Poutine insatiable

Le 25 décembre, Sergueï Stepachine, chargé de récupérer les actifs russes en Israël, a annoncé qu’il soumettra une réclamation aux tribunaux israéliens concernant l’église de Marie-Madeleine, qui est le dernier lieu de repos des princesses Elizabeth Feodorovna de Russie et Alice de Battenberg, grand-mère paternelle du roi Charles III d’Angleterre et Juste parmi les nations, le monastère russe de l’Ascension et l’église Viri Galilaei, du patriarcat grec-orthodoxe.

 

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