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Russie et russophones en Terre sainte : deux réalités, deux histoires

Karine Eysse
12 janvier 2023
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Russie et russophones en Terre sainte : deux réalités, deux histoires
Famille russe israélienne du kibboutz Yitav dans la vallée du Jourdain, où vivent des Soubbotniks, descendants de paysans russes qui se sont convertis au judaïsme il y a près de deux siècles ©Miriam Alster/Flash90

Les racines de la présence russe en Terre Sainte ne sont pas situées à la même époque suivant que l’on parle des institutions ou des individus.


Qui dit présence russe en Terre Sainte dit, d’une part, présence de l’Etat russe et d’autre part, présence de la population russe. Et même, puisqu’il s’agit d’être précis, de la population russophone (et de langues slaves), car l’histoire du vingtième siècle s’est chargée de regrouper sous une même bannière – l’URSS – des populations qui sont désormais à nouveau différenciées mais issues d’une même sphère géographique et culturelle. Russes, mais aussi Ukrainiens, Bélarusses, Moldaves, etc.

Ces deux réalités, présence de l’Etat russe / présence de la population russophone, impactent aujourd’hui à des degrés divers la vie – sociale, économique, politique, … –  de la région. Or ces deux phénomènes trouvent leurs racines respectives dans des moments historiques bien distincts.

Le XIXème siècle, matrice de la présence de l’Etat russe en Terre Sainte

Au mitan du XIX siècle, les grandes puissances s’installent en Palestine. France, Grande-Bretagne, Autriche… et bien entendu la Russie du Tsar Nicolas 1er : toutes entendent marquer leur présence sur ce territoire alors sous domination ottomane (en dehors d’une brève période, de 1832 à 1841, sous domination égyptienne). L’historien Henry Laurens parle de cette époque comme de « l’invention » de la Terre Sainte : il faut entendre par là son invention géographique, en tant qu’espace territorial, et plus seulement en tant qu’espace spirituel. Institutions religieuses et représentations diplomatiques se créent alors les unes après les autres.

L’hospice russe Alexandre Nevsky dans la vieille ville de Jérusalem ©Olivier Fitoussi/Flash90

Pour la Russie, le premier jalon sera l’installation en 1847 de sa Mission Ecclésiastique à Jérusalem. Ses objectifs ne détonnent pas dans le milieu des institutions similaires: il s’agit pour l’Eglise Orthodoxe Russe d’assurer une représentation auprès du Patriarcat Latin de Jérusalem et de fournir un point d’appui aux pèlerins en provenance de Russie.

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Mais comme le souligne dans ses travaux l’historienne Elena Astafieva, contrairement à la France ou encore à l’Angleterre, la présence russe va marquer sa singularité. En effet, alors que se développent des idéologies comme le libéralisme ou le socialisme, la Russie reste très imprégnée de religiosité.

Le Tsar Nicolas 1er est lui-même particulièrement attaché aux lieux saints, à commencer par le Saint-Sépulcre. C’est pourquoi, là où d’autres se contenteront d’ouvrir des représentations et des missions, la Russie, elle, va se lancer dans une politique d’achats de terrains. Politique qui trouve des échos très actuels, puisque Moscou revendique aujourd’hui certaines de ces possessions.

Par ailleurs, alors que quelques centaines de pèlerins français sillonnent chaque année la Palestine, la Russie encourage au XIX siècle une présence bien plus massive de ses propres pèlerins – jusqu’à 7000 personnes par an. Cela ne doit rien au hasard : l’Eglise Orthodoxe russe est très active en la matière ; façon de conforter sa position dans la lutte d’influence qu’elle mène au sein des orthodoxies présentes dans la région (grecques, arabe, russe). Or, ce volet-là, aussi, est loin d’être un chapitre définitivement clos.

Le XXe siècle : place aux individus

Vient ensuite le XX siècle, post-1917 (date de l’avènement du régime communiste en Russie) et sa longue période de glaciation pour les juifs soviétiques : c’est l’époque des Refuznik, ces citoyens soviétiques à qui une série de droits est refusée, et notamment, pour les juifs, le droit d’émigrer. Pour autant, imaginer qu’il ne se passe rien sur le plan des migrations entre l’URSS et Israël jusqu’aux années 1990, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’URSS, serait faux.

Des immigrants russes assistent au 25e anniversaire de la grande Aliya russe, 2015 ©Hadas Parush/Flash90

En effet, comme le détaille Yigal Palmor, de l’Agence Juive – agence chargée de la migration des populations juives en Israël en vertu de la Loi du Retour – pendant toute la décennie 1970, on observe une vague très nette de migration en Israël en provenance de l’URSS.

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Ainsi, alors qu’en 1970, 992 personnes à peine sont enregistrées comme ayant migré d’URSS, elles sont 12 840 en 1971, 31 650 en 1972, 33 000 en 1973… Au total, plus de 200 000 personnes sur une décennie, à mettre en regard de la population de l’époque : en 1970, Israël comptait un peu plus de 2,8 millions d’habitants. C’est donc une vague massive, due à des décisions internes à l’URSS, car en 1971, l’interdiction de migrer pour les Juifs Soviétiques a été levée.

Puis, 1991 voit s’effondrer l’Union Soviétique. Mais dès 1989, en réalité, une deuxième vague massive d’immigration avait débuté. Plus d’un million de personnes arriveront ainsi en Israël au fil des années, modifiant en profondeur un pays qui, certes, avait déjà vu sa population augmenter depuis les années 1970, mais qui ne comptait en 1990, « que » 4,5 millions d’habitants.

Or, contrairement aux années 1970, où les migrants étaient souvent sionistes et/ou religieux, la migration des années 1990 concernera essentiellement des personnes peu – voire pas– religieuses. Le profil type est alors celui d’un migrant plus diplômé que la moyenne, laïque. Politiquement, cette population tend à favoriser les partis nationalistes, classés plutôt à droite – peu de chance alors, s’amuse Yigal Palmor, de les voir soutenir les clubs de football HaPoël (littéralement, « l’ouvrier »), qui arborent la faucille et le marteau sur leurs écussons…

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Ces caractéristiques, qui ont largement contribué à l’essor économique du pays, sont aussi venues se heurter à des pans plus religieux de la population. La question de la reconnaissance de la judéité, établie sur des critères plus souples par l’Etat d’Israël que par la loi religieuse juive, revient ainsi régulièrement dans le débat, et vise particulièrement ces migrants russophones.

Or, cette question se pose à nouveau, avec acuité, depuis le 24 février 2022,date du déclenchement de la guerre en Ukraine. Car encore une fois, Israëlfait face à une augmentation spectaculaire du nombre de migrants. De janvier au 31 octobre 2022 (les chiffres pour les deux derniers mois n’étant pas encore arrêtés), 14 200 Ukrainiens sont ainsi arrivés en Israël. Cela, Israël s’y attendait… Mais pas aux 31 000 Russes arrivés dans le même temps… Or le phénomène semble bien parti pour durer – au moins autant que durera la guerre en Ukraine.


Cet article ouvre le dossier du numéro 683 de Terre Sainte Magazine (Janvier-Février 2023), dédié à la communauté russophone de Terre Sainte

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