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Au Rossing Center, l’idéal de société partagée à l’épreuve de la guerre

Marie-Armelle Beaulieu
9 mai 2024
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Au Rossing Center, l’idéal de société partagée à l’épreuve de la guerre
Hanna Bendcowsky et John Munayer au Rossing Center à Jérusalem ©MAB/CTS

La vocation du Rossing center c'est depuis trois décennies l'éducation et le dialogue afin de tisser des liens entre juifs et arabes, et juifs, chrétiens et musulmans dans la société israélienne. Comment son équipe a-t-elle vécu le tsunami du 7 octobre et ses conséquences?


Habituellement, on les croise sur le terrain, quand ils font visiter la Vieille ville, quand ils animent des ateliers dans une école ou des conférences. L’équipe du Rossing Center a néanmoins des bureaux à Jérusalem. C’est là que Terre Sainte Magazine est allé à la rencontre de Hana Bendcowsky et John Munayer. Hana est israélienne et juive. John aussi est israélien encore que lui préfère se présenter comme « Palestinien d’Israël ». Et il est chrétien.

Ensemble, ils travaillent à temps plein au Rossing Center, une organisation interreligieuse dont la mission est d’œuvrer à construire une société partagée. « Nous travaillons à renforcer le désir et la capacité des Israéliens, des Palestiniens, des juifs, des musulmans et des chrétiens, à vivre dans une société partagée et égalitaire ». Voilà, dit comme ça c’est beau et encourageant, mais le 7 octobre est passé par là. Ce tsunami de violences a tout chamboulé. Comment l’équipe du Rossing, une vingtaine de personnes à parité juifs et arabes, a-t-elle vécu ces heures et ces jours ?

Hana en convient: « Il nous a fallu un certain temps pour réussir à en parler. Nous avons eu des réunions, juifs d’un côté et palestiniens de l’autre. Sara, notre directrice, a voulu donner à chacun un espace sûr de parole et d’expression, d’entente et d’écoute. Après quelques semaines, nous avons réussi à reprendre notre activité tous en-semble. Pas seulement travailler et fonctionner les uns à côté des autres, mais vraiment être ensemble, avoir des conversations, assumant que nous avons des désaccords mais résolus à travailler en étant attentifs à prendre soin les uns des autres. »

Acteur de paix dans la haine

John surenchérit: « Il faut souligner le rôle de Sara. Elle a réussi à maintenir une cohésion en permettant que nous exprimions, séparément puis en-semble, nos pensées les plus profondes et les plus douloureuses. Parmi nous, certains ont perdu des membres de leur famille ou des amis. Et finalement nous nous sommes tous sentis soutenus personnellement. »

On peut être acteur de paix et prendre cette déferlante de haine de plein fouet au point de défaillir. C’est le cas de nombreux activistes. Pourtant, malgré l’ampleur du choc, malgré la douleur, malgré les questionnements, toute l’équipe du Rossing Center est restée dans la barque.

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D’après Hana, il y a des sentiments qu’elle ne peut exprimer que dans ce groupe. Car toute l’équipe a re-signé pour le même objectif : tisser des liens. « La mission est la même, mais il s’agit de réfléchir à la façon dont nous allons maintenant la conduire dans le contexte de la guerre toujours en cours. » John revient sur les évolutions nécessaires parce que « beaucoup de choses ont changé. L’environnement a changé, les gens ont changé, nous avons changé. Et en réalité en ce moment, tout est en constante évolution. »

Dans les premières semaines du conflit, une partie de la vie s’est arrêtée. Écoles et université ont fermé, 200 000 Israéliens ont été déplacés par mesure de sécurité, 300 000 réservistes ont été mobilisés entrainant un fort ralentissement de l’économie. Une des premières interventions du Centre s’est déroulée à l’université hébraïque de Jérusalem. Lieu de brassage entre juifs et arabes, la question se posait des « retrouvailles ».

Dialogue prématuré

« Nous avons participé à une session durant laquelle nous avons réuni le personnel, les professeurs et les étudiants pour voir comment ils appréhendaient le semestre. Comment faire en sorte que tous les étudiants se sentent à l’aise sur le campus. Ce fut et c’est toujours un défi pour l’université. »

Avant la guerre, le Centre proposait des activités dans des écoles juives mais force est de constater, d’après Hana, « que ce n’est plus leur priorité. Il y a beaucoup de juifs dans la société israélienne qui ne peuvent pas, plus, penser une société partagée ou entrer en dialogue avec les Palestiniens de 48. Ils ne veulent même rien entendre à ce sujet. C’est moins un rejet total que quelque chose de complètement prématuré. »

Hana reste optimiste: « Il y aura d’autres occasions. Finalement, après ce qui est arrivé, beaucoup de gens se rendent compte que nous ne pouvons pas ignorer le problème palestinien et qu’ils sont là pour rester. Si nous continuons à l’ignorer, nous aurons un autre 7 octobre ». Hana s’empresse d’ajouter que cela ne veut pas dire que les Israéliens envisagent une solution politique sur la base de deux États ou même sur une solution qui rende justice à tous. Mais il s’agit de patienter en voyant ce qui va émerger quand le traumatisme sera de moins grande intensité.

Savoir se taire

Pour l’heure, les activités proposées par le Centre se font séparément. « Il faut réfléchir à la situation sans que l’autre soit présent. C’est un des ajustements que nous avons faits pour cette année. Cela ne veut pas dire que l’année prochaine, nous ne pourrons pas revenir à des rencontres communes. » L’adaptation, le Centre Rossing connaît. La vie en Israël ne s’écoule jamais comme un long fleuve tranquille. Il faut composer avec des crises successives, avec les évolutions internes à la société israélienne qui, d’après Hana, « est devenue plus agressive au cours des deux dernières années. L’expression de cette agressivité est maintenant sans filtre parce que le traumatisme est toujours à son paroxysme. »

Alors il vaut mieux se taire et patienter plutôt que de déclencher des réactions négatives. À un moment, il faudra bien redevenir pragmatique. À l’intérieur de l’État d’Israël, il y a aujourd’hui 22% de Palestiniens et ce pourcentage ne cesse d’augmenter. Et je ne parle pas d’une annexion de la Cisjordanie où nous serions à parité entre juifs et Palestiniens. » Hana attend la fin de la guerre.

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L’atmosphère devrait se détendre pour des raisons mécaniques. Les 300 000 réservistes rentreront chez eux, les 135 000 déplacés israéliens éloignés des lignes de front réintégreront leurs logis. Il y aura un retour à une forme de normalité. « Dans les premiers jours de la guerre, nombre d’arabes ont été licenciés ou priés de rester chez eux.
On constate dans certains secteurs qu’ils ne sont pas remplacés et qu’ils manquent, alors ils ont été rappelés. D’abord en dehors des horaires, puis petit à petit aux mêmes horaires. »

John revient sur la défiance qui s’est installée. « Nous n’avons pas de baguette magique pour résoudre les problématiques engendrées par le fait que des étudiants juifs et palestiniens se retrouvent sur les mêmes bancs d’école. Mais il y a moyen d’aider chacun à reprendre son souffle ». Cinq mois après le 7 octobre, l’effet de sidération demeure. Il s’agit bien de reprendre son souffle.

Doute quotidien

Pourtant certains juifs pensent au-delà du seul cadre israélo-juif. Parmi eux, ceux qui ont découvert le christianisme avec Hana lors d’une des nombreuses visites qu’elle organise en Vieille ville de Jérusalem. « Certains m’ont contactée pour savoir quelle était la position des chrétiens depuis le 7 octobre. Ou pour avoir des nouvelles des chrétiens de Gaza. À chaque fois que les chefs d’Eglise prennent la parole, je reçois des messages. Souvent on me demande ce que j’en pense. »

John sourit à l’évocation des chrétiens palestiniens qui ont affirmé que leur communauté n’aurait pas été capable de la barbarie du 7 octobre. « C’est ce qu’ont prétendu toutes les communautés, y compris les musulmans. C’est une position très dangereuse de penser que nous sommes meilleurs que les autres ou plus moraux. Les chrétiens ont une riche histoire d’atrocités. « Souvent, poursuit John, quand vous déshumanisez l’autre, vous le peignez capable du pire et en même temps, vous vous situez vous-même au-dessus de la norme humaine, comme si vous étiez une créature angélique qui ne fait que le bien. Je pense que ce sont les deux obstacles majeurs: nous ne reconnaissons pas que nous-mêmes, en tant que groupe, nous pouvons faire le mal et nous déshumanisons l’autre. »

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Triste réalité d’une terre qui n’a plus l’air si sainte… Alors Hana, John et toute l’équipe du Rossing Center ne sont-ils pas en proie au doute? « Ah mais pas seulement pendant la guerre! Tous les jours dans ce genre de travail. » s’exclame Hana. « Si vous rencontrez quelqu’un qui œuvre dans le domaine interre-ligieux ou celui de la consolidation de la paix qui n’a pas de doutes, demandez-vous ce qu’il fait au juste », poursuit John pour qui « le doute est nécessaire dans notre travail. Nous sommes très critiques à l’égard de ce que nous faisons. Est-ce que cela fait vraiment avancer quelque chose? Ne sollicitons-nous pas des dons qui seraient mieux employés ailleurs ? Ce sont des questions éthiques que toute organisation devrait se poser, et nous nous les posons tout le temps. »

Ce qui inquiète le plus l’équipe, d’après Hana, c’est qu’Israel ne déclare jamais la fin de la guerre. « Une guerre sans objectif mesurable et sans « après » est sans fin. » Alors il faudra être d’autant plus patient avant d’affirmer ouvertement que non seulement il est possible de vivre ensemble, mais ça peut aussi être une bonne chose.

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