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Chrétiens dans la guerre: à Jaffa, le défi de la coexistence

Cécile Lemoine
15 avril 2024
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Chrétiens dans la guerre: à Jaffa, le défi de la coexistence
Fondé en 1882, le Collège des Frères de Jaffa a fait la coexistence son projet prédagogique. Sa directrice, Maha Abed, a pris sa retraite cette année ©Capucine Delaby

Voisine arabe de Tel-Aviv, Jaffa est une ville mixte et ouverte sur le monde. Au Collège des Frères et à la paroisse latine des franciscains, cette mixité est mise à rude épreuve depuis le 7 octobre. Face au repli identitaire qui exige que chacun choisisse un camp, les chrétiens arabes de Jaffa se retrouvent tiraillés.


On s’interpelle en hébreu, on rigole en arabe, et on se fait disputer en français. C’est l’heure de la récré, et la cour du Collège des Frères de La Salle est le reflet de la mixité unique qu’offre cette école chrétienne située au cœur de Jaffa. Dans les couloirs centenaires et décrépits où résonnent la voix des enfants, la philosophie de l’institution s’écrit avec de grandes lettres : “coexistence”.

Fondé en 1882 par les Lasalliens, le Collège des Frères a toujours été ouvert à tous : sur les 800 élèves de l’école, 60% sont musulmans, 27% sont chrétiens (dont une majorité de russes) et 17% sont juifs, tout comme la moitié du corps enseignant, qui fait cours en français de la maternelle à la terminale.

Dans la cour de l’école du Collège des Frères de Jaffa ©Capucine Delaby

Fierté de l’établissement, cette multiculturalité, pas toujours évidente au quotidien, est encore plus difficile depuis les massacres du 7 octobre. “Chacun s’est replié sur son camp, son identité”, note Caroline Sorek, professeure de philosophie. L’école a dû fermer ses portes un mois et demi, le temps que la cave soit mise aux normes des abris anti-roquettes. Celles-ci ont plû régulièrement depuis Gaza sur Jaffa et sa voisine Tel-Aviv.

“Au retour des élèves, j’ai organisé une activité de dessin libre, pour qu’ils puissent exprimer leurs émotions différemment, relate Camilla, professeure d’art plastique née à Jaffa. Certains ont dessiné des drapeaux, israéliens, palestiniens… Il y a eu une dispute. Depuis, on a interdit les drapeaux.” Certains élèves palestiniens nés à Jaffa ont de la famille à Gaza. “À l’école, on ne parle pas du conflit, explique Céline Cateland, responsable des primaires. On ne crée pas cet espace, mais c’est peut-être nécessaire, pour ne pas faire éclater la coexistence.”

« Le français est un moyen d’unir »

Dans le règlement de l’école, il est explicitement interdit d’aborder des sujets religieux ou politiques. “On ne veut pas parler de la guerre à l’école, explique frère Paxto, un des deux Lasalliens qui supervise encore l’institution. C’est un sujet complexe. En discuter, c’est inutile, voire contradictoire car ça n’apporte rien de positif : chacun cherche à s’imposer par les arguments, et personne n’en ressort meilleur.” 

“À l’école, on fait passer des valeurs, poursuit encore le frère Paxto, originaire du Pays basque et envoyé à Jaffa il y a 19 ans. La coexistence, c’est une démarche de tous les jours. C’est jouer ensemble, faire des maths ensemble, célébrer les fêtes des trois religions. C’est un oasis ici.” Les élèves en ont conscience, et évitent d’eux-mêmes les sujets qui fâchent. “Tout le monde s’entend bien. On se respecte les uns les autres”, sourit Mahmoud, 15 ans bien bâtis, dans un français parfait. “Le français et les valeurs lasalliennes ont quelque chose d’universel, souligne frère Paxto. Le français est un moyen d’unir. Cette langue véhicule des valeurs qui rendent service à la relation.”

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Cité portuaire ancestrale, poumon intellectuel de la Palestine ottomane, et bien connue pour ses oranges, Jaffa a été partiellement détruite en 1948 et sa population arabe en grande partie déplacée. 

“Jaffa est restée une ville ouverte sur le monde, il y a de la mixité partout”, lance Maha Abed, directrice du Collège des Frères fraîchement retraitée. La famille de cette élégante chrétienne au carré de jaie, est restée à Jaffa, d’abord parquée dans le ghetto Al-Ajami, sous loi martiale, avant d’obtenir la citoyenneté israélienne. Maha a donc grandi dans un carrefour d’identités : chrétienne, palestinienne, arabe, et israélienne. La guerre a tout bousculé : “Je me sens tiraillée des deux côtés”, glisse-t-elle, en racontant sa peur des représailles juives au lendemain du 7 octobre : “On fait attention à ce qu’on dit, à ce qu’on écrit sur les réseaux sociaux…”

Être “à-côté”

Michael Khoury, robuste sous-directeur du Collège des Frères, a contribué à mettre sur pied, dès le 8 octobre, une “garde de sécurité” à Jaffa. “On a monté ça avec des amis juifs et musulmans, et avec l’autorisation de la police. On voulait apaiser les gens en cas de conflits dans les rues. On a eu peur que des violences intercommunautaires éclatent comme en mai 2021”, raconte ce chrétien orthodoxe qui habite à Bat Yam, ville juive au nord de Jaffa.

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Comme beaucoup, il a été poussé en dehors de la cité par l’augmentation du prix des logements, tirés vers le haut par l’arrivée de nombreux juifs fortunés venus chercher un peu d’authenticité dans ce qui n’est désormais plus qu’un quartier de la cosmopolite Tel-Aviv. “Dans mon immeuble, personne ne sait que je suis arabe. Je ne parle que hébreu”, confie Michael en pointant la peur mutuelle qui a, au début de la guerre, miné les relations entre juifs et arabes. 

Sous-directeur du Collège des Frères de Jaffa, Michael Khoury a créé une garde mixte pour éviter les actes de vengeances après le 7 octobre ©Capucine Delaby

Michael, comme Maha Abed, dénoncent unanimement les massacres commis par le Hamas le 7 octobre. “Jamais je ne pourrais vivre avec eux : ils ont tué les gens de la paix », lance le sous-directeur en faisant référence aux habitants des kibboutzims de l’enveloppe de Gaza dont le mode de vie communautaire attirait des gens issus de la gauche israélienne.

“Tout le monde était choqué, abonde Maha Abed. On ne veut pas du Hamas. Ils jouent avec la population, les otages… Ce n’est pas ça la libération de la Palestine. Le peuple palestinien a besoin de sa vie, de sa dignité.” Estime-t-elle que les chrétiens ont un rôle à jouer dans ce conflit ? “Les gens voient les chrétiens comme des ponts, mais nous préférons être ‘à-côté’, expose l’ancienne directrice. Être chrétien à Jaffa, ce n’est pas la même chose que d’être chrétien à Jérusalem ou à Bethléem”.

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“C’est différent”. C’est aussi comme ça que le frère Agustin Pelajo résume la situation de la paroisse Saint-Antoine de Jaffa. Située à quelques mètres du Collège des Frères, sur l’artère principale de la ville, l’église de la Custodie de Terre sainte est à l’image de la mixité de la ville : le dimanche, la dignité de la messe de la communauté arabe (il y a 2 000 chrétiens latins à Jaffa, sur 4000 en tout) laisse place à la joie contagieuse de l’office de la communauté philippine, accompagné à la guitare. 

On ne parle pas de guerre, que de paix

Et même à l’église, la coexistence est un enjeu en ces temps de guerre. À Jaffa, on ne parle pas de guerre. Que de paix”, explique frère Agustin. Originaire du Mexique et prêtre de la paroisse depuis 5 ans, il donne la messe aussi bien en arabe qu’en anglais. “Ici, on a des philippins illégaux dont les enfants ont rejoint l’armée israélienne. On a aussi des arabes dont les familles sont à Gaza. On prie pour tout le monde. Si je dis quelque chose 5 centimètres trop à droite où trop à gauche, je tombe. Je ne parle pas d’Israël, ni de Palestine : je parle de Terre Sainte.”

Illustration par l’exemple de ce partage des lieux : la période de l’Avent. Le curé a pensé à installer deux sapins. “Un pour Israël, un pour la Palestine, détaille frère Agustin. Les gens pouvaient venir  accrocher une colombe sur l’arbre qu’ils voulaient.”

À l’opposé des paroisses de Cisjordanie ou de Jérusalem, où les arguments politiques ont inondé la période de Noël. “À Bethléem et Jérusalem, les chrétiens n’ont rien d’autre que leurs lieux saints, tandis qu’à Jaffa, les gens ont de meilleures vies. Les familles chrétiennes sont riches, bien éduquées”, décrypte le franciscain qui a servi un temps la Custodie à Bethléem. “À Noël, j’ai récupéré 45 000 shekels (12 000 euros) pour les pauvres de Palestine. Les chrétiens de Jaffa sont moins politiques, mais leur moyen d’action, c’est d’apporter une aide financière.”


Focus – Les chrétiens philippins dans la guerre

Divine et Roni sont installés depuis 24 ans en Israël. Arrivés des Philippines dans l’espoir de gagner un peu plus d’argent, le couple s’occupent de personnes âgées à Tel-Aviv, comme la plupart de leurs 30 000 concitoyens. Les Philippins sont la plus grosse communauté parmi les 300 000 travailleurs étrangers en Israël.

Divine en prière après la messe dominicale à la paroisse Saint Antoine de Jaffa ©Capucine Delaby

Catholiques pratiquants, Divine et Roni sont très impliqués dans la vie de la paroisse Saint-Antoine de Jaffa et du centre pastoral Notre-Dame des Valeurs de Tel-Aviv. Ils ont trois filles. La cadette, Vénus, effectue actuellement son service militaire à la frontière avec Gaza et se rend dans l’enclave pour quelques missions.

Un moyen de s’intégrer dans un État qui ne leur offre pour l’instant qu’un permis de résidence temporaire. “Je n’ai pas peur pour elle, expose Divine. Je sais que ma fille est dans les mains de Dieu. Elle m’a dit : ‘Si je dois mourir, ça sera ainsi’. Elle est prête à ça.”

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