Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

La Palestine au quotidien

Falk van Gaver Écrivain
20 juillet 2010
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En août 2009 Falk van Gaver arrivait accompagné de sa famille à Taybeh, dernier village entièrement chrétien de Cisjor-danie. Après deux ans et avant de nouvelles aventures en Asie du Sud-Est, il nous livre le témoignage de son expérience de terrain sur la réalité palestinienne – au quotidien.


Il est difficile de ne pas partir d’où on est. Je vais donc commencer ce témoignage par une précision : je fais partie de cette frange active du catholicisme qui, redécouvrant avec bonheur les racines juives du christianisme et la richesse du judaïsme, en est venu comme naturellement, outre des amitiés juives, à une forte sympathie pour Israël – souvent doublée d’un a priori favorable au sionisme. C’est donc dans cette disposition d’esprit que je suis venu à partir d’août 2009 vivre en famille à Taybeh, l’Éphraïm biblique (cf. Jean 11, 54), en Territoires palestiniens occupés – pressentant cependant que mes certitudes seraient mises à l’épreuve. Après près de deux ans à partager la vie des Palestiniens du dernier village entièrement chrétien de Terre Sainte, proche de Jérusalem et de Ramallah, quelques clichés se sont bien sûr écroulés.

Une autre mémoire

Comme celui qui veut que les Palestiniens ne soient pas vraiment un peuple, mais plutôt des Arabes nomades, sans racines, qui auraient été attirés dans la région notamment dans la première moitié du XXe siècle par la mise en valeur économique du pays par les colons juifs. Quand Abdallah me dit : « Nous, les Muaddi, ne sommes pas vraiment Taybaouis à l’origine : cela ne fait que cinq siècles que notre famille est installée dans le village », voilà qui relativise cette assertion. Comme les ruines de l’église byzantine Al-Khader qui contiennent un baptistère du Ve siècle où les ancêtres des villageois étaient baptisés. Que Taybeh soit un village chrétien n’y change rien. Le village voisin, musulman, s’appelle Deir Jareer (le « couvent de Gérard » selon l’étymologie locale – « deir » signifiant monastère et signalant une origine chrétienne de la toponymie, comme Deir Dibwan – le « couvent du bois » me dit-on ici, un autre village proche, ou encore Singil – le transparent Saint-Gilles). On y a retrouvé, comme à Kufr Malik et d’autres villages des environs, des restes d’églises antiques avec baptistères monolithes. Plusieurs familles musulmanes de Deir Jareer portent, avec fierté, des patronymes chrétiens, que certains rattachent même, avec leurs yeux et leurs cheveux clairs, à des origines franques…

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » : comme l’ont reconnu certains leaders juifs tels que Asher Ginzberg, dit « Ahad Ha’am », dès son premier voyage en Palestine en 1891, le slogan sioniste s’est vite heurté à une réalité imprévue, puis souvent niée : « Nous avons l’habitude de croire, écrit-il alors avec une grande franchise dans « Vérité de la terre d’Israël », hors d’Israël, que la terre d’Israël est aujourd’hui presque entièrement désertique, aride et inculte, et que quiconque veut y acheter des terres peut le faire sans entrave. Mais la vérité est tout autre. Dans tout le pays, il est dur de trouver des champs cultivables qui ne soient pas cultivés… Nous avons l’habitude de croire, hors d’Israël, que les Arabes sont tous des sauvages du désert, un peuple qui ressemble aux ânes, qu’ils ne voient ni ne comprennent ce qui se fait autour d’eux. Mais c’est là une grande erreur. L’Arabe, comme tous les fils de Sem, a une intelligence aigue et rusée… S’il advient un jour que la vie de notre peuple dans le pays d’Israël se développe, au point de repousser, ne fût-ce qu’un tout petit peu, le peuple du pays, ce dernier n’abandonnera pas sa place facilement. »

Contrastes

La moindre promenade dans la campagne témoigne ainsi d’une occupation millénaire et minutieuse du territoire : les mountars, ces petites tours de pierres sèches qu’évoquent les Écritures et qui sont les équivalents de nos bories provençales, mais aussi les murets, les terrasses et restanques, les abris sous roches, les grottes aménagées, les cuves, citernes et silos parfois immenses et creusés dans le rocher, les tombes troglodytes – avec les oliviers centenaires et les collines et lieux-dits qui portent tous le nom d’une famille, d’un clan ou d’un ancêtre du village – comme le bois d’Abou-Souf ou le djébel Massis -, montrent une humanisation du paysage qui signe un enracinement très ancien et quasi organique. A côté, les colonies juives d’Ophra (qui reprend une variante du nom biblique de Taybeh : Éphraïm, Ophra, Afram…) et de Rimmonim (qui reprend le nom biblique du village arabe voisin de Ramoun), implantées sur des terres prises illégalement aux Taybaouis, malgré leur volonté symbolique de s’ancrer dans l’héritage et la légitimité bibliques, semblent plutôt – physiquement – des bases lunaires. Lotissements et préfabriqués qui jurent dans le paysage, hérissés d’antennes et de tours de contrôle, ceinturés de réseaux de clôtures électrifiées, de grillages, de barbelés, de caméras, de blocs de béton, de chiens de garde, flanqués de bases et casernes de l’armée en béton armé, transforment la vieille marche entre Judée et Samarie en décor de science-fiction. Ces colons armés et toujours sur la défensive, qui vivent sous la surveillance permanente de leurs services de sécurité privés, ne donnent pas ainsi l’impression d’habiter le pays mais plutôt de l’occuper au sens militaire et violent du mot. S’approcher trop près de ces implantations provoque une réaction immédiate : ainsi, me promener sur les terres de Taybeh, mais à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau de l’extrême limite d’Ophra me vaudra la visite de deux véhicules – une jeep conduite par un agent de sécurité, juif d’origine birmane, armé d’un fusil d’assaut, et un blindé tout-terrain de la garnison d’Ophra avec ses soldats en armes de diverses origines – russes notamment. Cette culture du bulldozer et du blindé, du barbelé et du béton armé au pays des oliviers, cette volonté d’enracinement forcé, « à la force du poignet », et de déracinement des autres – des autochtones -montre dans la réalité leur absence de racines ici-même. Où se trouve la terre de miel et de lait dans ce chaos organisé ? Cela donne à réfléchir.

Taybeh a beaucoup souffert sous les deux Intifadas. Si l’actualité est moins chaude qu’au début des années deux mille, les violences sporadiques ponctuent l’existence : un jeune du village voisin est abattu par un colon de l’Etoile du Matin ; un jeune père de famille taybaoui est caillassé au volant de sa voiture par des colons – crâne fracturé ; une voiture de colons est mitraillée par des activistes des « brigades Ezzedine Al-Qassam » proches du Hamas ; l’armée investit le village… Pour la plupart des Taybaouis, comme pour la plupart des Palestiniens, la situation au quotidien, malgré un réel dynamisme de la société palestinienne, s’est largement dégradée depuis les accords d’Oslo de 1993.

Vivre en paix. Respirer

De nombreux Taybaouis ne peuvent se rendre que quelques fois dans l’année à Jérusalem ou d’autres Lieux Saints comme Nazareth, situés en territoire israélien : pour cela, ils doivent obtenir auprès du gouverneur militaire israélien de Bétel (la grande colonie adjacente à Ramallah) des permis spéciaux lors des fêtes religieuses. Deux fois minoritaires – comme Palestiniens et comme chrétiens, isolés dans une société palestinienne massivement musulmane-, confinés sur un territoire restreint et morcelé en confettis, enserré de colonies, de bases militaires, de postes de contrôle et de murs de séparation, la plupart d’entre eux éprouvent une grande lassitude vis-à-vis de cette situation de ghettoïsation forcée et ne veulent que la paix. La paix, c’est-à-dire une vie normale, la liberté de circuler, de vivre, d’exister, la dignité retrouvée. Ils veulent la fin de l’enfermement, de l’enclavement, de l’entravement, de l’étouffement. La fin du régime d’occupation militaire sous lequel ils vivent depuis 1967. Vivre en paix. Respirer. Peu importe la solution appliquée. En attendant, de guerre lasse, ils ne sont plus que mille trois cents à habiter ici, tandis que des milliers de Taybaouis ont choisi l’exil. Certains, comme les frères David et Nadim Canaan Khoury qui ont fondé la brasserie Taybeh Beer, ou « Abouna » Raed Abusahlia, le curé latin de Taybeh, qui a mené plusieurs projets majeurs de développement – un pressoir à huile d’olive, une maison d’accueil de personnes âgées, un atelier de céramique, une radio chrétienne, etc. -, se battent pour donner au village un dynamisme économique et culturel qui permette à ses habitants d’y rester.

Les chrétiens de Palestine ne sauraient être sacrifiés sur l’autel de la violence et de la volonté de puissance. Dans cette Église-mère, cette Église de Jérusalem qui est le Corps du Christ, dans cette terre qui a reçu son corps charnel, c’est notre Seigneur qui est continuellement crucifié. Taybeh, comme tous les villages de Palestine, a le droit d’exister, de subsister, de persévérer dans la paix et la dignité. Chaque chrétien a le devoir de prier pour ses frères souffrants : « Que le Seigneur bénisse son peuple en lui donnant la paix ! » n

Article publié dans La Nef (avec autorisation de l’auteur)

 

Dernière mise à jour: 20/11/2023 16:39

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