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Crémisan: le pari gagnant des Salésiens sur Fadi Batarseh

Marie-Armelle Beaulieu
27 octobre 2023
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Fadi Bartaseh, le vigneron du domaine Crémisan ©MAB/CTS

Fadi Batarseh n’avait jamais bu une goutte de vin quand les Salésiens ont parié sur lui pour en faire leur futur maître de chai. Le jeune palestinien, dans le respect de l’esprit des religieux, a renouvelé les vins et spiritueux de Crémisan à Beit Jala et ouvert le domaine au public. Rencontre.


C’est bien connu, le Crémisan, c’est le vin des Salésiens. Pourtant, si vous les appelez pour en savoir plus sur leur production, ils vous invitent à contacter Fadi Batarseh.

Fadi pourrait être fait « salésien d’honneur », comme on a des « citoyens d’honneur ».  La vie de ce jeune père de famille est liée aux Salésiens depuis le lycée. « J’étais en Terminale. Un jour les Salésiens sont venus nous interroger en classe : « Qui serait intéressé à faire des études qualifiantes en viticulture et œnologie ? »  Je n’avais pas envie de suivre les traditionnels parcours qui s’offrent ici, hôtellerie ou comptabilité et pour les autres métiers, je ne bénéficierais pas du réseau nécessaire… J’aimais bien l’idée de travailler en lien avec la nature. Aussi, je me suis porté candidat. »

Fadi n’était pas le seul à répondre positivement. Une trentaine de jeunes gens a postulé. Des examens et entretiens permirent de sélectionner trois jeunes hommes. Un de Bethléem, l’autre de Beit Sahour et Fadi le jérusalémite. « Mon bac obtenu – j’avais 17 ans – je suis partie pour l’Italie, suivre un cours de langue durant un mois et travailler dans une cave pour vérifier que ça pouvait me plaire. »

Ce furent ensuite quatre années d’études à l’Université de Trente, au département du C3A, pour Centre Agriculture Alimentation Environnement et son master en viticulture et œnologie. « À chaque vacance, je venais à Beit Jala et travaillais au chai de Crémisan. »

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Combinaison gagnante

Fadi en rit encore. “J’ai commencé l’œnologie sans avoir jamais bu avant une seule goutte de vin. Personne dans ma famille n’en consommait.” À 32 ans, Fadi a déjà 15 ans d’activité dans les caves de Crémisan et préside, à la demande des salésiens, à leur développement comme directeur général.
“Ce n’est pas une cave tout à fait comme les autres. Il y a un esprit. Tous les profits dégagés par les produits que nous vendons vont aux œuvres des salésiens. L’activité viticole était née pour cela en 1885, pour financer un orphelinat. 138 ans plus tard, elle existe toujours avec le même but : être un support aux activités que déploient les frères au service des jeunes. Et ça me va. J’ai grandi à Beit Hanina, bercé par toutes les activités du club de la paroisse où nous passions plus de temps qu’à la maison. Aujourd’hui je participe pour que d’autres bénéficient des activités que l’Église nous permet d’avoir. Non seulement je fais ce que j’aime, quelque chose qui me permet de continuer à progresser, mais en plus ce que je fais aide les pauvres… C’est une combinaison gagnante qui me ravit.”

Alors oui, la cave n’est pas rutilante comme d’autres dans le pays, fait remarquer Fadi mais il assume cette simplicité. Et surtout ce n’est pas ce sur quoi il se concentre. Son but, c’est de faire du vin palestinien. “Quand j’étais à la fac, j’ai fait mon master sur nos cépages locaux. Avec l’aide de l’université d’Hébron, j’ai fait étudier les 64 types de raisins que nous trouvons en Palestine. J’en ai fait faire l’analyse génétique. Elle a permis de découvrir qu’en réalité, il n’y a que 21 variétés.”
“Avec Riccardo Cotarella, nous avons identifié que dans ces variétés, il n’y en a que 4 qui soient vraiment autochtones et propres à la vinification.” Fadi ne mentionne pas le nom de Riccardo Cotarella sans déférence et reconnaissance. Durant ses études il a connu celui qui est peut-être le meilleur œnologue italien et de renommée internationale. Bénéficiant de ses conseils, Fadi continue de développer les vins issus de ces cépages indigènes. Trois des grappes sont blanches : Dabouki, Hamdani et Jandali et une est rouge le Baladi. Aujourd’hui, les vins qui en sont issus représentent 95 % des exportations de la cave. Fadi les fait connaître dans le monde entier, se présentant dans des concours et voyant le fruit de son travail récompensé par ses pairs.
Ce qui manque aujourd’hui à Fadi ce sont des vignes. “Nous avons quelques vignes dans la propriété ici, autour du couvent, et d’autres sur la route. Nous avons 20 dunums en Baladi (2 ha NDLR). La construction du mur par les Israéliens a ruiné 25 dunums, nous essayons de les remettre en état. Il faut tout refaire du début.”
“Nous achetons une bonne partie du raisin à des viticulteurs qui avaient déjà les cépages locaux, dont le Dabouki à partir duquel nous faisons l’arak. Certains en ont planté pour nous. Cette exploitation de leurs terres leur permet de les protéger de l’appétit des Israéliens prêts à les confisquer.”
Sur les près de 70 ha que possèdent les salésiens, on trouve quelque 1600 oliviers qui occupent le plus grand espace, suivis de forêts. Fadi poursuit : “Si les salésiens voulaient faire des affaires avec leur vin, il y aurait du potentiel. On pourrait investir dans le développement. Mais ce n’est pas le cas. Le défi, c’est de faire ce que l’on peut avec ce que l’on a et de le faire au mieux.”

 

Un métier, un sacerdoce

À la question de savoir si le vin produit est italien ou palestinien, Fadi répond que, certes le consultant qui accompagne la vinification est italien, comme à peu près tout le matériel, et qu’il a appris à vinifier en Italie. Mais lui s’applique à faire un vin palestinien, dans la philosophie qui prévaut aujourd’hui de faire “un vin léger, frais, minéral, doux, sans trop de tannin. Nous ne faisons pas de vin de garde.”
Celui qui ne voulait pas travailler dans le tourisme est néanmoins reconnaissant aux pèlerins d’être les premiers consommateurs de sa production. “Les touristes veulent tester le vin local. Et les Églises continuent de nous commander leurs vins de messe. Blanc pour les catholiques. Rouge pour les orthodoxes puisque même là, s’amuse-t-il, ils ne sont pas d’accord.”
Si 60 % de la production est consommée en Terre Sainte, les 40 autres pour cent partent à l’exportation : États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, voire en Chine ou récemment vers Dubaï aux Émirats-Arabes-Unis !
En plus des vins et de l’huile d’olive, sont vendus aussi d’autres alcools : brandy, limoncello, liqueur de café turc, liqueur de cerise et l’incontournable arak palestinien. Tous disponibles dans le magasin du domaine. Un lieu de plus en plus fréquenté par les chrétiens locaux, depuis que Fadi l’a aménagé et ouvert de façon à recevoir des événements familiaux, culturels ou autres festivals du vin d’été ou d’hiver. “On a même des groupes de pèlerins qui viennent déjeuner, déguster et acheter”, annonce-t-il tout heureux.
C’est ce déploiement d’activité qui lui vaut la petite mine et les yeux rougis du jour de notre rencontre ; la veille, une fête de famille s’est terminée au-delà de minuit. 10 personnes ont beau travailler avec lui en permanence, quand il faut vérifier que tout se passe bien et fermer les portes, c’est sa responsabilité.
De quoi Fadi est-il le plus fier ? Il réfléchit : “De tout je crois ! Mais surtout de mettre en pratique l’éducation chrétienne que j’ai reçue. Travailler et servir la communauté. En plus, on peut boire au boulot, dit-il dans un sourire. Et je vous propose maintenant de venir déguster !”♦

Dernière mise à jour: 22/05/2024 13:51

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