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Sari Khoury, le vigneron philosophe

Cécile Lemoine
30 septembre 2023
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Sari Khoury dans la cave où il fait vieillir son vin, produit uniquement à partir de cépages palestiniens anciens, dans des amphores ©MAB/CTS

Architecte palestinien devenu vigneron à Bethléem, Sari Khoury fabrique du vin artisanal à partir de cépages locaux oubliés. Son projet, baptisé Philokalia, est une quête de sens, de beau et de bon, autant qu’un voyage historique, humain, et personnel.


« Les Saints têtus ». Les vignerons rivalisent toujours d’imagination quand il s’agit de baptiser un vin. Rouge léger et « facile à vivre » qui se déguste frais autour d’un barbecue estival, le « Saints têtus » ne pourrait pas mieux résumer l’état d’esprit de son artisan, Sari Khoury : « J’étais en train de faire des essais pour créer un vin rouge agréable et facile à boire en été. Il répondait à une certaine demande, puisque des propriétaires d’hôtels de Bethléem nous demandaient de produire un vin rouge plus simple et accessible pour le secteur du tourisme de masse. Une bonne idée… Mais ils nous ont dit : « S’il vous plaît, pas de noms compliqués ». Une référence à nos autres vins, Grapes of Wrath (Les raisins de la colère), Anima Syriana… « Mettez plutôt en valeur Bethléem, la Nativité, la sainte Famille… »

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À ce souvenir, Sari Khoury lève au ciel des yeux amusés: « Je leur ai répliqué que je ne deviendrai jamais un marchand de religion. Bethléem est otage de ce qui lui est arrivé il y a 2 000 ans. Il n’y a rien eu avant, rien eu après… Je me suis entêté quelques semaines avant de finalement rire de moi-même et de la situation : « Qu’est-ce qu’il y a de si spécial à être têtu, quand tout ce foutu pays l’est. » Et c’est ainsi qu’est née la cuvée des « Saints têtus. »

 

Esprit libre, critique et passionné, Sari Khoury dénote dans le paysage des vignerons palestiniens. Ancien architecte formé aux États-Unis et à Paris, il est revenu s’installer à Bethléem où il produit depuis 2015 des vins à partir de cépages indigènes, alors que la majorité utilise du cabernet.

Ancien architecte formé aux États-Unis et à Paris, il est revenu s’installer à Bethléem où il produit depuis 2015 des vins à partir de cépages indigènes, alors que la majorité utilise du cabernet. Ces vignes anciennes sont cultivées selon la méthode Baal (d’après le nom du dieu cananéen de la fertilité), et sans irrigation ni traitement chimique, par de vieux fermiers palestiniens. Les vins sont naturels et non filtrés. Autant dire que Sari Khoury n’a pas choisi la facilité. Ce qui anime ce quarantenaire dont les yeux clairs illuminent un visage croqué par une barbe poivre et sel de quelques jours ? L’amour du beau, du bon. Ou philokalia, en grec. C’est le nom qu’il a donné à son projet, dont il aime dire qu’il est “moins lié au vin qu’à l’exploration de certaines idées” et dont il ne peut parler sans mentionner celui qui en est à l’origine, Nasser Soumi.
Bouc touffu et voix rocailleuse, Nasser est un artiste palestinien installé à Paris depuis les années 1980. Né en 1948 dans la région de Jénine, il fait son premier vin à l’âge de 14 ans, et n’a qu’un rêve : récupérer la terre familiale située sur les hauteurs du Golan, pour la transformer en un vignoble palestinien, avec des chiens et des chevaux. Si la guerre des Six-Jours et l’annexion de ce territoire par l’armée israélienne mettent un terme à cette ambition, il garde secrètement l’espoir que quelqu’un parvienne un jour à faire du vin avec des cépages autochtones dans la région de Bethléem. Véritable passionné, il s’apprête à publier un livre sur l’histoire du vin en Palestine, fruit de 40 années de recherches.
Sa rencontre avec Sari va faire de son rêve une réalité. Nous sommes en 2005, et le jeune architecte s’apprête à collaborer avec l’artiste dans le cadre d’un projet de rénovation d’un bâtiment de la Banque arabe. “Sari ne buvait que de la bière et du whisky quand je l’ai rencontré, un vrai américain, sourit affectueusement l’artiste. Lors de nos dîners, je lui faisais boire du vin, et lui racontais son histoire.”

“Ingénieur des sources”

“Nasser me parlait de la domestication des vignes, des oliviers et du blé par les natoufiens en 7000 av. J-.C, des vins cananéens, des amphores à vin originaires de Palestine retrouvées dans les pyramides égyptiennes, ou comment les cours françaises étaient irriguées par le vin de Gaza jusqu’au VIIe siècle… Ça m’a questionné, pourquoi notre histoire, si colorée, est-elle devenue si grise ?” “Alors il a fait des recherches, poursuit Nasser. Sari, quand il aime, il cherche. Et puis il a démissionné de son poste à Paris, et c’était parti.”
Pour l’architecte, c’est un saut dans l’inconnu. Le vin, il n’y connaît rien. Il entame un tour des vignobles français et italiens pour se former. Pascal Frissant, un vigneron du Languedoc ami de Nasser Soumi, le plonge dans l’essence de l’expérience viticole. “C’est une sorte de paysan-philosophe”, s’amuse Sari. “Il m’a déconseillé de faire une école d’œnologie en me disant : “Tu as de la rigueur, de la mémoire, de la minutie… Pour le reste, l’aspect technique, on sera heureux de t’aider”.
Puis c’est le retour à Bethléem, ville cisjordanienne qui a vu grandir ce chrétien, fils de bonne famille. Sari sait où il va. Il pense Philokalia comme un projet de “Recherche et Développement”, et non comme un business. Car s’il fait du vin, c’est avant tout pour lui donner du sens, le connecter à cette histoire qui prend ses racines ici, en Palestine historique. Mais il faut quasiment partir de zéro : “Travailler avec des raisins indigènes, c’est être confronté à une quasi-absence de connaissances à leur sujet”, souligne le vigneron-architecte, que la perspective enthousiasme. “Sari est un ingénieur des sources, un chercheur des origines”, plaisante Nasser Soumi, qui le considère comme son fils. À cette époque, au début des années 2010, Sari est sûr d’une chose : tout fermier palestinien qui se respecte possède des pieds de vignes, et la probabilité que les cépages soient locaux augmente avec l’âge du fermier : il lui fallait donc partir à leur rencontre.
Commence alors un long travail d’enquête, de collecte et de documentation, sur les routes du pays. La méthode de Sari est rodée : “J’habite près d’un checkpoint à Bethléem. J’y suis allé pendant des mois en voiture, et j’approchais les hommes les plus âgés : “Vous venez d’où ? Vous avez des vignes ? – Oui. – Des cépages anciens ? – Oui, bien sûr. – Est-ce que je peux vous ramener ? Et je les conduisais chez eux en écoutant leurs histoires sans fin. Ça a été un grand pas hors de mes terrains habituels, mais j’ai tout appris auprès d’eux.”

Raisins de la colère

C’est au cours d’une de ces expéditions qu’il a trouvé un vignoble unique, au pied d’un mirador de l’armée israélienne. “Un vieux fermier m’a montré une parcelle dont les pieds avaient 90 ans. Elle avait été détruite avec de gros blocs de pierres quand une route a été construite pour desservir la colonie voisine. Mais les vignes ont repoussé entre les rochers.” L’histoire est belle. Sari obtient l’autorisation de vendanger cette parcelle. C’est ainsi que naît le vin “Grapes of Wrath”, Raisins de la colère. L’essentiel des vins Philokalia sont produits à partir de raisins récoltés sur des parcelles qui appartiennent à des fermiers, rémunérés en avance. Cela laisse à l’autodidacte le temps d’apprendre, d’expérimenter et de sélectionner les variétés qui lui paraissent les meilleures, avant de les planter sur sa propre parcelle, vendangée pour la première fois en 2022. Selon une étude, il existe 23 cépages indigènes de Terre Sainte. Pour l’instant, Sari refuse de communiquer sur ceux qu’il utilise : “On a aujourd’hui assez de matière pour révolutionner l’industrie du vin israélo-palestinienne. Mais nous sommes trop petits pour protéger nos recherches. Un jour, on rendra tout accessible.”
Autre particularité des vins Philokalia : ils ne sont pas vieillis en fûts de bois, mais dans des amphores en argile noire. Un autre emprunt à l’Histoire. “Ce n’est pas de la nostalgie, expose Sari, mais un véritable outil technologique. Neutres en goût, les jarres permettent au vin de s’harmoniser avec la cuisine épicée de la région, tout en conservant la pureté de l’expression du terroir.” Imaginées et fabriquées par l’architecte, elles n’ont, selon lui, pas entièrement révélé leur potentiel.
Philokalia produit à ce jour 10 000 bouteilles de vin par an, ainsi qu’une gamme d’arak. Une production confidentielle gérée par Sari, et son associée Vicky Sahagian, une ancienne enseignante sans expérience en viticulture, qui a tout quitté pour rejoindre l’aventure en 2016. Nasser Soumi, lui, dessine les étiquettes des bouteilles. Il est dithyrambique : “Philokalia, c’est l’avant-garde. Sari a réussi un pari fou. Au bout de sept ans, son vin parle palestinien.” Toujours humble, le vigneron voit plutôt dans Philokalia un cheminement personnel : “J’ai appris que derrière les grands vins, il y a presque toujours des gens exceptionnels, et ce qui a commencé comme un apprentissage des subtilités de la vinification a finalement nourri mon âme… J’essaye de faire du vin, mais c’est plutôt le vin qui me fait.”♦

Dernière mise à jour: 22/05/2024 13:44

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