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Ora et Ihab Balha, le triomphe de l’amour sur la peur

Aline Jaccottet
30 juillet 2018
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Il est musulman. Elle est juive. Tout les séparait mais ils se sont aimés. Depuis, ils consacrent leur vie à éduquer la foi des autres pour restaurer l’espoir d’un avenir commun. Rencontre avec un couple hors norme.


Franchir le seuil de leur maison, c’est tourner le dos au désespoir qu’inspire parfois ce coin de terre. A Tel Aviv-Jaffa, le foyer d’Ora l’Israélienne et Ihab le Palestinien plonge le visiteur dans une joie paisible. Ici, l’accueil est une puissante réalité, vécue dans une simplicité déconcertante. Toute la famille passe de l’arabe à l’hébreu sans même y penser et les trois garçons du couple vous ouvrent la porte comme si vous aviez toujours fait partie de la famille ; vous vous surprenez à regretter de poser des questions et brandir votre carnet de notes. Vous le sortez pourtant, car l’histoire d’Ora et Ihab Balha mêle l’intime et le collectif en un rare et profond message.

Dieu pour témoin

Fondateurs en 2011 de l’association “The Orchard of Abraham’s children” (Le verger des enfants d’Abraham), ils animent des rencontres entre juifs, musulmans et chrétiens partout en Israël et dans les territoires palestiniens. Une école, des festivals, des retraites dans le désert, des enseignements leurs nombreuses activités leur ont valu une certaine notoriété, renforcée par leurs apparitions lors de danses derviches, un art qu’ils enseignent. Danseuse professionnelle, Ora Balha complète par une approche corporelle la diffusion des idées de son mari Ihab, cheikh soufi. Leur travail pour la paix a notamment été remarqué par le chanteur de Coldplay Chris Martin, qui les soutient activement.
C’est dans le désert du Sinaï que commence leur aventure à deux, il y a 13 ans. Elle est juive, il est musulman, mais le coup de foudre réduit à néant toute question, toute hésitation : “Nous étions destinés l’un à l’autre”, dit Ora avec un sourire, sur la terrasse de leur maison d’où l’on aperçoit la mer. Le lendemain, ils se marient. Sur la plage de Jaffa, “avec Dieu comme témoin et la Bible et le Coran pour prêter serment”. Seuls. “Qui aurait voulu nous servir de témoin ?”, interroge-t-elle.

Des univers qui s’ignorent

Il faut dire qu’Ora et Ihab ont réuni deux mondes en pleine confrontation. Ora, Israélienne de Galilée issue d’un milieu juif très traditionnel, n’avait jamais eu de contact avec “les arabes” avant cette rencontre bouleversante dans le désert. Il faudra deux ans à son père pour accepter de rencontrer son mari et plusieurs mois pour que sa belle-famille palestinienne l’accepte. “Nous sommes aujourd’hui une famille très unie, mais cela a pris du temps”, commente-t-elle.
Quant à la famille d’Ihab, elle a longtemps détesté les juifs. Son père, qui avait 12 ans en 1948, a vécu dans sa chair l’exil et les violences qui ont entouré la création de l’État d’Israël. Les possessions de son clan lui sont arrachées, sa famille est dispersée : il lui faudra attendre plus de 50 ans et un pèlerinage à La Mecque pour revoir ses sœurs, réfugiées en Arabie saoudite.

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Des vertus de la dispute

Ihab n’a ainsi aucun contact avec des juifs jusqu’à ce qu’il ait affaire aux clients du restaurant de son oncle où il travaille comme serveur. Un soir éclate une altercation avec un Israélien qui accuse les arabes de tous les maux du pays. Pendant plusieurs mois, Ihab et lui s’écharpent entre deux plats. “Un soir, il lui a dit : viens, engueulons-nous chez moi, ce sera plus sympa”, raconte Ora. Déconcerté, le jeune homme accepte pourtant. Une fois arrivé, il n’est plus question de conflit mais de peine de cœur : l’homme s’est fait quitter, il avait besoin d’une oreille attentive. Ihab se sent alors libéré d’un grand poids : celui de ne pas connaître l’autre qu’on lui avait décrit comme un ennemi.
Les années passent, avec leur lot d’accords échoués, de colères inapaisées et d’espoirs douchés. Ihab fait son bonhomme de chemin, ouvre un restaurant. L’histoire aurait pu en rester là, mais survient la seconde Intifada, qui le pousse à agir pour construire un avenir menacé par les haines.

L’union avec autrui comme objectif spirituel

La première rencontre qu’il organise avec ses amis réunit 150 Israéliens et Palestiniens venus partager, avec le soutien de prêtres, de rabbins et d’imams, leur chagrin face à la mort de leurs proches tués dans le conflit. Au fil des mois, ces rassemblements ont toujours plus de succès et lorsque son restaurant est dévasté par un incendie, Ihab décide de se lancer pleinement dans l’aventure de la réconciliation.
“À travers le dialogue, Allah m’a aidé à comprendre ma place dans ce monde”, raconte ce bel homme aux traits fins et à la chevelure fournie qui, vêtu de blanc, a rejoint la conversation après un repas bienvenu en cette période de ramadan. Aux yeux d’Ihab, la réunion des âmes représente l’étape spirituelle la plus élevée. “Le sentiment de n’être plus séparé en rien de ce qui compose le monde représente le niveau le plus haut de la religion. Mais cela demande d’abord de traverser huit étapes : la rencontre, le dialogue, l’écoute, l’approbation, le ressenti, le respect, l’apprentissage et l’unité”, dit-il. Au nom de sa foi, Ihab converse avec tout le monde, quelle que soit l’orientation religieuse ou politique de ses interlocuteurs. “Le Coran nous enseigne que nous faisons tous partie de la même humanité”, rappelle-t-il.

De la rage au partage

Ihab a dû traverser 5 ans de coupure avec sa famille qui ne comprenait pas son cheminement. Durant ce temps, à l’âge de 30 ans, cet homme issu d’un milieu musulman sunnite traditionnel commence à pratiquer intensément l’islam en explorant les racines mystiques à travers le soufisme qu’il embrasse en devenant cheikh. Il renoue alors le dialogue avec ses parents et aide son père à surmonter sa colère envers les Israéliens en invitant des amis juifs afin qu’il vide son sac. Peu à peu, le père passe de la rage au partage en réalisant que son récit passionne les gens.

Deux voies

Au vu de son histoire familiale et du contexte politique, on pourrait s’attendre à ce qu’Ihab mentionne le conflit comme obstacle majeur au dialogue, mais il n’en est rien. “Ce qui empêche de s’entendre, de se comprendre, c’est l’ego, la superficialité, la peur”. Et de tacler “les médias qui portent les peurs dans un pays expert de l’anxiété, et qui enlèvent aux gens le temps nécessaire à l’entretien de leur vie spirituelle. Si on y ajoute ce capitalisme fou qui force à courir derrière l’argent, on comprend pourquoi tout le monde se sent si mal”, dit-il entre deux gorgées de café apporté par son fils. Le remède d’Ora et Ihab ? Le désert, là où on peut “se nettoyer l’âme du superflu, transformer l’énergie négative en force d’ouverture et en beauté”. Et Ihab Balha de conclure, avant de partir prier à la mosquée : “Il n’y a pas trois manières de mener sa vie, il n’y en a que deux : celle de l’amour et celle de la peur. A nous de décider quel chemin nous empruntons”.♦


Le soufisme, un point de fuite au conflit israélo-palestinien

Au cours des 30 dernières années, l’intérêt des Israéliens pour la spiritualité s’est tourné aussi vers la philosophie et les pratiques soufies, note l’anthropologue israélien Chen Bram, chercheur à l’Institut Truman de l’Université hébraïque de Jérusalem. Face à la déception provoquée par l’échec des accords d’Oslo, il s’agissait de recréer une forme de dialogue entre juifs et soufis, en idéalisant la période médiévale, afin de trouver un remède aux dilemmes politiques et spirituels que traversait, et traverse encore, la société israélienne.
L’anthropologue relève que si les cercles soufis se sont constitués comme dans le reste du monde sous l’effet de la globalisation, la particularité d’Israël est qu’ils se sont développés dans une société majoritairement juive, avec une très forte minorité arabe et dans un contexte politique où la religion est toujours plus importante. Ainsi de nombreux pratiquants du soufisme en Israël ont le sentiment que ce courant de l’islam est l’alternative modérée à une religiosité classique menaçante. Avec un risque, celui d’enfermer le soufisme dans les clichés et d’utiliser les cheikhs qui le pratiquent comme alibis lors des rencontres, affirme Chen Bram. “Les connexions spirituelles ne peuvent pas remplacer le fait de questionner les aspects fondamentaux du conflit”, estime l’anthropologue qui salue cependant les nouvelles possibilités de dialogue offertes par le succès du soufisme. La question essentielle, selon Chen Bram, reste l’influence réelle de ces rencontres sur la promotion de la paix, une question encore en suspens alors que les aspects concrets du conflit sont souvent mis de côté. Et d’évoquer le couple formé par Ora et Ihab Balha qui, sur la scène comme en privé, incarnent à eux seuls les horizons alternatifs, et souhaitables, qu’offre le soufisme aux relations entre juifs et musulmans en Israël.

Source : Spirituality under the shadow of the conflict. Sufi Circles in Israel, Israel Studies Review, 2014

 

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