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Charles Enderlin et Danièle Kriegel :“Israël n’est plus dans l’universel”

Propos recueillis par Cécile Lemoine
23 janvier 2025
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©Marie-Armelle Beaulieu/TSM

Lui est l’ancien chef du bureau de France 2 à Jérusalem.
Elle était la correspondante du Point.
Observateurs privilégiés de la vie de l’État israélien, ce couple de journalistes franco-israéliens, en a documenté les remous à travers une multitude d’articles, livres et reportages. Ils se sont prêtés au jeu de l’interview croisée et livrent une analyse intime des 50 années passées.


Charles, Danièle, vous êtes nés en France. Qu’est-ce qui vous a amenés et séduit en Israël ?

Charles : Je suis arrivé en Israël après mai 1968. J’avais 23 ans et je venais de me faire virer de la fac de médecine. L’idée c’était de changer de pays, de vie. Venir en Israël, c’était faire un acte de sionisme. À l’époque, quand on parle de sionisme, on parle de Ben Gourion, d’une idée citoyenne… J’ai rejoint un kibboutz à la frontière libanaise, où on apprenait l’hébreu tout en travaillant entre un atelier de fabrication de sandales et les champs de patates… J’ai trouvé un boulot à la radio israélienne un peu par hasard, et plus tard, j’ai dirigé le bureau de France 2 à Jérusalem.

Danièle : J’ai suivi mon premier mari. J’avais 28 ans, et notre fille avait 2 ans. Je suis venue parce que j’avais le sentiment que, pour la première fois, la création d’Israël nous permettait de rentrer dans l’Histoire avec un grand H. Qu’il y avait une aventure historique à vivre. Mais très vite, je me suis aperçue que ça ne restait qu’une belle idée. L’aventure, ça a été de s’intégrer dans ce pays. L’aventure, ça a été la découverte d’autres mondes, d’autres cultures. Ça m’a nourrie et c’est ce qui m’a fait tenir. À Jérusalem, j’ai eu un choc culturel. Moi qui venais de Paris, je découvrais la vie dans une cité provinciale mais en “local call” (appel au prix local) avec le Tout-Puissant.

Charles : C’était une petite ville. Danielle avait trouvé une belle formule…

Danièle : Oui, Angoulême-sur-Dieu (rires.)

Charles : À l’ouest, il n’y avait qu’un ou deux restaurants ouverts durant le shabbat…

Danièle : Dans mon esprit, la religion était du ressort du privé. Je suis venue pour être une citoyenne israélienne, mais ici, je me suis retrouvée avec un étiquetage juif qui n’avait rien à voir avec ce à quoi j’aspirais.

1995, mort de Rabin, un tournant
29 octobre 2020, jour du 25e anniversaire de l’assassinat d’Yitzak Rabin alors qu’il était Premier ministre, 25 000 bougies sont allumées par des centaines d’Israéliens, place Rabin à Tel Aviv. ©Tomer Neuberg/Flash90

Quand vous êtes arrivés, l’État israélien avait 20 ans, pour Charles, un peu plus de 30 ans pour Danièle. Il en a 77 aujourd’hui. En tant que correspondants pour des médias français, vous avez été des observateurs attentifs de ses changements. Comment a-t-il vieilli ?

Danièle : La date fondamentale du début de la descente aux enfers, c’est l’assassinat de Yitzhak Rabin par l’étudiant ultranationaliste religieux, Yigal Amir, en 1995. On l’a vécu sur place, en direct. Dans la foulée, Benjamin Netanyahou revient au pouvoir. Les choses se mettent en place : à droite, le Likoud se transforme, l’extrême-droite se normalise et accède au gouvernement avec les élections de 2022. Le soir des résultats, je comprends ce qui va se passer. Je le dis d’ailleurs à Charles : “Alors, cette fois, on s’en va. Moi je n’en peux plus.” Et puis il y a un moment d’espoir, avec les grandes manifestations contre le changement de régime voulu par Netanyahou. Depuis le 7-Octobre, le glissement est encore plus fort. Aujourd’hui Israël est hors de l’universel, dans une spécificité juive de plus en plus étroite, un messianisme.

Aujourd’hui, une partie de la société revient au judaïsme du rocher, au Temple, qu’il est même question de reconstruire. C’est cela la catastrophe de cette forme de judaïsme : le fondamentalisme.

Charles : On a affaire à un pays qui ne comprend pas que son avenir passe obligatoirement par une solution politique avec les Palestiniens. Sans ça, Israël ira de catastrophe en catastrophe. J’essaye de démontrer – et prouver – que Benjamin Netanyahou est, et a toujours été, un idéologue annexionniste. Le masque est tombé après son retour en 2009 : d’abord les lois anti ONG, puis la loi Israël État-nation qui discrimine les communautés non-juives… C’est une vision qui date de l’antiquité du sionisme des années 1920, de cette tendance fasciste qui était minoritaire au sein du mouvement révisionniste de Wladimir Jabotinsky qui lui-même envisageait un état démocratique où les communautés seraient à égalité de droits.

Danièle : Les Israéliens juifs sont dirigés par des hommes qui les ont ramenés à leur colère, à leur impossibilité de penser une paix dans la région.

Charles : Quel est l’avenir du judaïsme ? En l’an 70 de l’ère moderne, la destruction du temple a changé le judaïsme : ce fut le début d’un judaïsme du livre, de l’écriture, de la pensée… Et aujourd’hui, une partie de la société revient au judaïsme du rocher, au Temple, qu’il est même question de reconstruire. C’est cela la catastrophe de cette forme de judaïsme : le fondamentalisme.

Compte tenu de votre histoire et de vos différentes expériences professionnelles, comment avez-vous vécu le 7-Octobre ?

Danièle : L’année qui vient de s’écouler a été épouvantable. Éprouvante. À la fois parce qu’on connaît des gens qui ont été tués le 7-Octobre, ou dans la guerre à Gaza… Il y a le drame des otages détenus à Gaza. Les morts israéliens, civils et militaires. Et la tragédie de Gaza, ses 40 000 morts… Nous voyons sur les chaînes étrangères ce que les médias israéliens ne montrent pas : l’immensité des destructions, l’aplatissement de Gaza… Ce gouvernement n’assume pas ses responsabilités, et refuse toute enquête indépendante sur ce qui a conduit au 7-Octobre. Finalement le 7-Octobre m’a réinterrogé sur mon identité israélienne.

Charles : J’ai compris que le pire venait d’arriver. En fait je m’attendais à une explosion chez les Palestiniens, depuis la mise en place du gouvernement Netanyahou début 2023, le plus annexionniste, le plus à droite et le plus religieux de l’histoire du pays. Je pensais que cela arriverait en Cisjordanie et l’offensive lancée depuis Gaza par le Hamas m’a totalement surpris. Je connaissais la dangerosité du Djihad islamique et du Hamas. J’ai assisté à leur montée en puissance lors de mes reportages dans l’enclave. Je n’arrêtais pas de dire aux militaires et aux politiques israéliens : “Vous êtes malades d’aider ces gens. Vous êtes fous.” Quand c’est arrivé, on m’a dit : “Tu avais raison”. Pour moi, le Hamas, c’est l’équivalent de Daesh. Je l’ai décrit dans mes livres. Cela dit, pour moi qui ai porté l’uniforme de Tsahal, la surprise stratégique du 7-Octobre est incompréhensible. L’armée savait dans la nuit qu’il y avait un risque d’infiltration. À mon époque, à la moindre suspicion, dans les bases militaires, tout le monde était debout en arme à 6 heures du matin pour “l’alerte à l’aube”. Le 7-Octobre dans les bases autour de Gaza, des soldats ont été tués en pyjama. L’hubris des chefs militaires – et des politiques- est à l’origine de la catastrophe.

Avez-vous déjà pensé à quitter le navire ?

Charles : Je vis sur ce navire. J’y ai accompli tous mes devoirs de citoyen, y compris militaires. Déménager maintenant ? Pour s’installer dans une ville française ? Non merci. Je me sens finalement plus israélien que français. Le drame de ce pays, c’est le mien ! J’y ai passé les deux tiers de ma vie, je la terminerai probablement ici. Pour continuer à analyser, participer au combat contre les propagandes en tout genre. Décrire et participer à la bataille essentielle pour la démocratie, remise en cause par la droite nationaliste, les sionistes messianiques et les ultra-orthodoxes qui, tous, veulent faire de ce pays une théocratie.

Danièle : Ce qui est très compliqué, que ce soit ici ou à l’étranger, c’est l’idée de responsabilité. En Israël, je me sens responsable de la politique menée par ce pays, avec laquelle je suis en profond désaccord. À l’étranger, à partir du moment où je dis que je suis israélienne, je suis responsable et coupable. Ce n’est pas évident à gérer, mais on fait avec. Je suis plus inquiète pour la génération de mes enfants et de mes petits-enfants. Dans quel Israël vont-ils vivre ?

Charles : Le problème concerne la nouvelle génération. Pourquoi un jeune Israélien laïc resterait-il dans ce pays ? La vie y est dure, chère, et si vous faites l’armée, il n’est absolument pas certain que l’État fera le nécessaire pour vous ramener si vous êtes prisonnier ou otage. Cela sachant que des dizaines de milliers d’étudiants d’écoles talmudiques sont dispensés de service militaire. L’éthique israélienne est remise en question. Mais surtout, c’est bel et bien l’avenir d’Israël qui est en question. Qui a envie de vivre dans une théocratie ?


Charles Enderlin vient de publier une version augmentée de son ouvrage Le grand aveuglement, Israël face à l’islam radical (Albin Michel, 2024). Prolifique, il est, entre autres, l’auteur de De notre correspondant à Jérusalem, le journalisme comme identité (Seuil, 2021) et de Au nom du Temple (Points, édition augmentée en 2023), sur l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques.


En décembre 2024, France télévision a diffusé son documentaire : Israël/Palestine l’impossible coexistence

Danièle Kriegel est l’auteure de Ils sont fous ces Hébreux (Éditions du Moment, 2010), chroniques insolites et insolentes d’un Israël méconnu et d’un récit autobiographique : La moustache de Staline, (Seuil, 2015).

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