Nostra Ætate a 60 ans cette année. Qu’est-ce que ce texte a changé dans le dialogue entre chrétiens et juifs ?
Quand j’enseigne l’histoire du christianisme à mes étudiants israéliens, l’évocation de Nostra Ætate est un moment majeur pour montrer qu’il est possible de mener un processus d’introspection à l’échelle d’une religion. Dans mes cours, c’est un outil qui contribue à créer un espace plus positif dans le cœur des gens envers le christianisme, car la réaction instinctive de la plupart des juifs est de penser aux atrocités des pogroms et à la Shoah.
La lecture de Nostra Ætate est-elle pertinente en Israël où les juifs sont majoritaires ?
Les juifs sont majoritaires en Israël, mais à l’échelle mondiale, ils sont minoritaires. Cette double identité est un élément psychologique déterminant. Il l’est davantage encore à certains moments comme cette guerre où les juifs se sentent attaqués par le monde entier. L’ombre des persécutions commises par des chrétiens plane toujours. On ne se débarrasse pas de ces sensations facilement. De son côté Israël doit comprendre quelles exigences sont liées au fait majoritaire. C’est une grande responsabilité. Surtout ici, sur cette terre chère à deux milliards de chrétiens. C’est Jésus le juif qui a fait naître le christianisme. Au lieu de le mépriser, il faut se demander quoi faire de ce fait historique, et de ce casse-tête religieux. Le dialogue doit commencer ici. Mais aujourd’hui, à cause de la guerre, je crains qu’un cercle vicieux ne s’installe : le climat politique international se retourne contre Israël, de nombreux juifs israéliens se sentent attaqués non seulement pour des raisons politiques, mais aussi parce qu’ils associent cela à de l’antisémitisme, ce qui nuira au dialogue judéo-chrétien.
Vous appelez donc le judaïsme à faire son introspection ?
Oui, même si aucune symétrie n’est possible avec le christianisme. Il faut faire l’exercice spirituel de se demander : “Comment puis-je voir, dans le christianisme, les valeurs que j’apprécie ?” Les juifs israéliens ne reçoivent aucune éducation sur le christianisme et, s’ils ne vivent pas dans un quartier mixte, ils ignorent l’existence des chrétiens locaux. Ils ne savent donc que se sentir menacés par les chrétiens. Cela engendre peur et mépris.
C’est une position peu commune en Israël
Oui. On se sent seul. Mes concitoyens me demandent souvent : “Pourquoi vous souciez-vous d’une religion qui, tout au long de l’Histoire, a tenté de nous convertir et, par conséquent, d’anéantir notre judaïsme ? Êtes-vous vraiment fille du peuple d’Israël ?” Je leur réponds que c’est Dieu qui a créé la diversité. Il est naturel de penser que sa propre religion, culture ou identité est la meilleure. Mais comment pouvons-nous laisser notre sentiment se transformer en condescendance ? Ou en désir de rabaisser les autres religions, cultures ou identités de cette région ? Je me retrouve dans une dispute acharnée contre une partie croissante de mon propre peuple.
Quels chemins de paix peuvent être ouverts ?
Il faut poursuivre sa mission. Certains la trouvent dans leur désir de faire le bien pour les autres. Je constate chaque jour le travail remarquable accompli par tant de juifs israéliens autour de moi qui se dévouent sans relâche pour aider les autres, les habitants non-juifs de cette terre.
Une de vos missions, c’est d’ailleurs de documenter les actes anti-chrétiens, une tâche aussi vaste que fastidieuse. Pourquoi est-ce important ?
Pendant 40 ans j’ai contribué à éduquer ma société à connaître et à accepter l’autre. Ces dernières années, mon travail s’est orienté vers un travail de fond, consistant à documenter les agressions contre les chrétiens. Ces données sont publiées chaque mois depuis deux ans. C’est la première fois qu’on a des chiffres clairs. Des tendances. Ça a secoué les autorités israéliennes. La prochaine étape, c’est la mise en place de modèles d’actions pratiques. Pourquoi ne pas installer un panneau à la Porte de Jaffa pour rappeler que Jérusalem est chrétienne, musulmane, et pas seulement juive ?
Yisca Harani
Née à Jérusalem en 1961, Yisca Harani est la fille du professeur Raphael Yehuda Zvi Verblovsky, pionnier de l’étude des Sciences religieuses en Israël. Auteure d’une thèse sur la liturgie orthodoxe pendant les fêtes de Pâques à Jérusalem, cette guide et conférencière est l’une des grandes expertes israéliennes du christianisme. Engagée pour le dialogue interreligieux, elle est à l’initiative du Religious Freedom Data Center, qui recense depuis 2023 les actes anti-chrétiens à Jérusalem.


