Faut-il appeler les juifs nos « Frères ainés » ?
A la suite du pape Jean Paul II, nombreux sont ceux qui appellent les juifs les « frères aînés ». Mais cette expression ne fait pas consensus dans la communauté juive dont certains membres la tiennent pour ambigüe. La polémique ne date pas d’hier mais elle a été exposée de nouveau par le Grand Rabbin de Rome après la visite de Benoît XVI à la synagogue. Visite dont il a jugé lui-même qu’elle avait été positive. Où serait l’ambiguité et qu’a dit Jean Paul II ?
Dans un entrefilet des pages gros plan du numéro de janvier février nous reprenions les termes d’une dépêche de l’Agence de presse Apic : « Interviewé par le mensuel italien Il Consulente Re, Riccardo Di Segni, grand Rabbin de Rome, estime que l’expression utilisée par Jean Paul II lors de sa visite à la synagogue de Rome, en 1986, pour décrire les juifs comme des « frères aînés », était « très ambiguë du point de vue théologique parce que les frères aînés dans la Bible sont les méchants ». Aux yeux du grand rabbin, parler des « frères aînés » signifie : « Vous y étiez, maintenant vous ne comptez plus du tout ! ».
Allons bon ! Quelques appels téléphoniques et échanges de courriels plus tard, nous apprenions que de fait, et depuis qu’elle avait été prononcée, l’expression était loin de faire consensus dans la communauté juive d’aucuns juifs allant même jusqu’à dire « Vous savez, ils savent ce qu’ils disent, et quand ils disent cela ils pensent à Esaü… ».
Sacrés frères aînés !
Les plus familiers des Ecritures d’entre les lecteurs, à la seule évocation du mauvais rôle des frères aînés dans la bible auront vite fait le tour : Caïn qui tua son frère cadet Abel, Esaü qui nourrit le même projet envers son frère jumeau et néanmoins cadet Jacob, jusqu’au fils prodigue de l’évangile dont le frère aîné conteste à son père de faire tuer le veau gras après qu’il a dilapidé son argent avec des filles…
Moins connu peut-être Ruben qui perdit son droit d’aînesse pour avoir couché avec une des femmes de son père (Gn 35, 22)
Alors on se dit : « Mon Dieu mais c’est bien sûr ! Oh la boulette ! »
Ce peut-il que les chrétiens soient à ce point sournois ou que Jean Paul II soit si piètre théologien et bibliste à moins qu’il n’ait dit et voulu dire autre chose ?
Ce qu’a dit Jean Paul II
Il convient de replacer cette expression dans son contexte, celui de la visite par Jean Paul II à la synagogue de Rome le 13 avril 1986. Voilà ce qu’a dit le pape dans son discours : « Nous sommes tous conscients que, parmi les multiples richesses de ce numéro 4 de Nostra ætate, trois points sont spécialement significatifs. Je voudrais les souligner ici, devant vous, en cette circonstance vraiment unique.
Le premier est que l’Église du Christ découvre son « lien » avec le judaïsme « en scrutant son propre mystère » (cf. Nostra ætate, ibid.). La religion juive ne nous est pas « extrinsèque » mais, d’une certaine manière, elle est « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion.
Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés.
Le second point relevé par le Concile est que, aux juifs en tant que Peuple, on ne peut imputer aucune faute ancestrale ou collective pour « ce qui a été accompli durant la Passion de Jésus » (cf. Nostra ætate, ibid.). Ni indistinctement aux juifs de ce temps-là, ni à ceux qui sont venus ensuite, ni à ceux de maintenant. Est donc dépourvue de tout fondement toute prétendue justification théologique de mesures discriminatoires, ou pire encore, de persécution. Le Seigneur jugera chacun « selon ses œuvres », les juifs comme les chrétiens (cf. Rm 2, 6).
Le troisième point que je voudrais souligner dans la Déclaration conciliaire est la conséquence du second : il n’est pas permis de dire, malgré la conscience que l’Église a de son identité propre, que les juifs sont « réprouvés ou maudits », comme si cela était enseigné ou pouvait être déduit des Écritures saintes (cf. Nostra ætate, ibid.) de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Et au contraire, dans ce même passage de Nostra ætate mais aussi dans la Constitution dogmatique Lumen gentium (n. 6), le Concile avait déjà dit, en citant saint Paul dans la Lettre aux Romains (11, 28) que les juifs « demeurent très chers à Dieu » qui les a appelés d’une « vocation irrévocable ». C’est sur ces convictions que s’appuient nos rapports actuels. A l’occasion de cette visite en votre Synagogue, je veux les réaffirmer et proclamer leur valeur permanente. »
Pour les chrétiens aujourd’hui l’affaire est entendue : nous sommes de la même famille et étant donné ce que nous devons au judaïsme nous pouvons le tenir pour un grand frère.
Mais les juifs peuvent-ils nous tenir pour des petits frères ? Pour ceux qui connaissent assez le christianisme pour y déceler l’influence du judaïsme, cela ne pose pas de problème tant qu’on ne leur impose pas la reconnaissance de Jésus comme Messie d’Israël.
Pour les autres, quand bien même il y aurait un air de famille, la personne de Jésus est véritablement la pierre d’achoppement. Si en lui et par lui nous sommes devenus des frères signifie pour eux déjà une forme de reconnaissance de sa personne et c’est trop leur demander.
Ce n’est pas la première fois que dans une famille il y aurait des soucis de filiation. Mais il n’y a pas en la matière de test de paternité si ce n’est à la fin des temps. En attendant, à titre personnel et devant la polémique, je préfère revenir à l’expression paulinienne « d’olivier franc » sur lequel nous sommes greffés alors que les juifs en constituent les branches naturelles (Ro 11, 24).
Dernière mise à jour: 19/11/2023 19:08