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“Nous devons prendre les juifs comme ils sont”

Par Claire Riobé
1 janvier 2020
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“Nous devons prendre  les juifs comme ils sont”
L’holocauste ou l’antisémitisme porté à son paroxysme. Une blessure indélébile dans la pensée juive depuis 1945. Sur la photo, un enfant pose la main sur le bras tatoué de son grand-père survivant des camps d'extermination nazis.

Le rapport de l’Église au judaïsme a été à l’origine de siècles de souffrance pour le peuple juif. Plus de 50 ans après la déclaration conciliaire de Nostra Ætate, le père Louis-Marie Coudray dresse un état des relations de l’Église catholique
au monde juif. Il attire notre attention sur la permanence
de certaines croyances, toujours bien ancrées dans les esprits.


Qu’évoquent en vous les termes “antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme” ?

Ces trois termes nous permettent de toucher à la réalité du mystère d’Israël, et au mystère de la Révélation et du Salut. Je placerais l’antijudaïsme sur un plan historique : nous avons renié l’histoire de cette religion. Pour un chrétien, s’opposer à une autre religion pose question, cela dénote un manque d’ouverture d’esprit et d’accueil de l’autre. Mais s’opposer au mystère d’Israël, c’est automatiquement scier la branche sur laquelle nous sommes assis, et réellement renier nos origines, avec toute la problématique qui se développera ensuite.

L’antisémitisme a une dimension plus actuelle, il consiste à s’opposer à l’existence du peuple juif en tant que tel, et n’a pas forcément de consonance religieuse. Quant au terme d’antisionisme, pris au sens étymologique, il est plus délicat dans la mesure où il pose la question du rapport du peuple choisi par Dieu à la terre. Dans la Bible, l’alliance [de Dieu avec le peuple d’Israël] repose sur une triple assise, le peuple, la Torah et la terre. Ce lien avec la terre est fondamental pour les juifs, et a perduré à travers l’Histoire.

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Comment expliquez-vous l’antijudaïsme dont a fait preuve l’Église pendant des siècles ?

Affirmons d’emblée que l’antijudaïsme n’a pas de dimension raciale, mais se situe vraiment à un niveau théologique. On peut voir deux périodes d’antijudaïsme se succéder : d’abord celle de différenciation, les cinq premiers siècles après la mort du Christ, qui est parfaitement logique. Pour forger leur identité, les chrétiens se définissent de façon négative, en opposition aux juifs. […]. Puis il y a un durcissement de cette opposition, qui se perpétue au fil des siècles, notamment chez saint Augustin, dans la théologie latine. Les chrétiens se construisent selon cette hiérarchie : “Nous sommes l’accomplissement et les juifs étaient la préparation. L’Église supplante la synagogue.” Ils font cela dans un oubli complet des Écritures, comme c’est souvent le cas.

Progressivement un certain nombre de thèmes, toujours sans aucun fondement théologique, deviennent majeurs chez les chrétiens. Après l’antijudaïsme de différenciation se développe l’antijudaïsme d’installation, institutionnalisé, notamment avec la législation impériale. Il y a un point de rupture lors des croisades, pendant lesquelles ont lieu les premiers massacres de masse des populations juives. C’est sur ce terreau que pourra se mettre en œuvre la Shoah, fruit d’une idéologie païenne.

Comment cet antijudaïsme chrétien a permis que l’antisémitisme racial et idéologique grandisse sur une terre dite chrétienne ? Si nous en sommes arrivés-là, c’est en grande partie en raison des siècles d’antijudaïsme institutionnalisé qui ont précédé. Il y a là une responsabilité du monde chrétien.

Fiche Technique : Nostra Ætate en bref

Signée en octobre 1965, Nostra Ætate est la déclaration du Concile Vatican II sur les relations de l’Église catholique avec les religions non-chrétiennes, dont le judaïsme au § 4. Pour la première fois l’Église reconnaissait un lien théologique entre judaïsme et christianisme et une permanence de l’élection de Dieu “dont les dons et l’appel sont sans repentance.”

 

La déclaration conciliaire Nostra Ætate sur la relation de l’Église au judaïsme a-t-elle changé quelque chose ?

Oui, dans la mesure où Nostra Ætate a modifié la perspective théologique de l’Église. Le texte rappelle d’abord qu’au début de son existence, Jésus était juif : ainsi, “quiconque rencontre Jésus-Christ rencontre le judaïsme”(1).

Il mentionne également que Jésus se présentait comme le Messie d’Israël, donc nous sommes bien dans la continuité de la Révélation. Le texte dit enfin que le peuple juif n’a pas été rejeté par Dieu et n’est pas responsable de la mort de Jésus. Cela met un terme à la théologie de la substitution d’un côté, et récuse l’accusation de déicide (ce qui avait déjà été précisé par le Concile de Trente 1545-1563), de l’autre.

Cependant, Nostra Ætate énonce que l’Église, “animée par une charité chrétienne”, “déplore” l’antisémitisme, sans le condamner clairement. Le monde juif a fortement réagi à cette formulation et nous a également reproché que la déclaration ne fasse aucune mention de l’existence de la Shoah et de l’État d’Israël. Mais ce texte pose les fondements d’un nouveau regard de l’Église sur le peuple juif.

(1). Selon les mots de saint Jean-Paul II

Jésus était juif : ainsi, “quiconque rencontre Jésus-Christ rencontre le judaïsme”

Les Églises orientales ont-elles eu une réaction particulière à l’occasion de cette déclaration ?

L’élaboration de Nostra Ætate a posé problème dans les pays arabes. À l’époque, certaines prises de position, comme celle du patriarche melkite, ont été particulièrement fortes. Une pression importante et tout un jeu diplomatique se sont installés contre l’élaboration de ce texte. Se sont ajoutés à cela les vieux a priori des chrétiens vis-à-vis du monde juif et la question politique de l’État d’Israël.

Pour ces raisons, le Concile a choisi d’étendre la déclaration Nostra Ætate au dialogue interreligieux en général. Après la publication de la déclaration, la communauté de Terre Sainte a intégré ce texte, comme tous les catholiques. Mais nos frères orthodoxes n’ont pas encore fait un tel chemin.


Après un attentat meurtrier dans une synagogue de Jérusalem en novembre 2014, les chefs de toutes les religions et confessions ont soutenu la communauté juive.

Avez-vous observé au sein de l’Église catholique une permanence de l’antijudaïsme ? Et de l’antisémitisme ?

Non, pas de l’antijudaïsme. Je dirais même qu’au contraire, il y a aujourd’hui un réel intérêt dans l’Église pour les études bibliques et l’étude du judaïsme. Il faut cependant faire attention à ce que cet intérêt ne soit pas juste “archéologique”, c’est-à-dire la compréhension du contexte des origines du christianisme.

En revanche, de l’antisémitisme tel qu’on peut le définir aujourd’hui, oui malheureusement. J’appelle cela de l’antisémitisme culturel : il est quasiment inconscient, non agressif, mais bien présent. Il faut essayer de faire prendre conscience de ces clichés infondés, qui sont enracinés dans les esprits. Il y a un travail de purification des mémoires à accomplir.

Comment expliquer la persistance de cet antisémitisme culturel ?

Nous sommes face à un double phénomène. Après le Concile Vatican II, la question des relations entre juifs et chrétiens était une grande découverte et a suscité un enthousiasme très fort. Nous arrivons aujourd’hui à un certain “niveau-plancher”, où ces relations souffrent quelque peu d’une perte d’intérêt. Mais une confiance a été établie, dont témoignent les récentes déclarations des communautés juives.

Par ailleurs, nous sommes confrontés au problème politique israélo-palestinien, qui vient totalement interférer dans le positionnement de certains chrétiens vis-à-vis du monde juif. C’est là qu’intervient l’antisionisme. Lorsque je parle devant des groupes chrétiens des relations avec le judaïsme, systématiquement quelqu’un lève la main et me réplique : “Et les Palestiniens ?”

Il faut expliquer aux gens que ce sont deux choses différentes. Le peuple d’Israël et son retour sur la terre d’Israël sont liés à l’Histoire, à l’alliance biblique et au désir d’avoir leur pays où ils vivraient en sécurité. On ne peut pas nier le lien qui existe entre ce peuple et cette terre.

Être un chrétien “conciliaire” aujourd’hui implique-t-il donc d’être nécessairement sioniste ?

Je dirais… oui, si par “sioniste”, on entend le fait que le peuple juif puisse vivre en pleine souveraineté sur la terre de ses pères. Cela n’implique donc pas d’adhérer systématiquement à la politique des gouvernements israéliens. Dans la Bible on nous dit bien que la terre appartient à Dieu et est confiée au peuple. Ce dernier a un code pour vivre sur cette terre, qui est la Torah, et il a un idéal de vie, celui de la justice. La question est que le projet sioniste est de nature politique alors que le lien du peuple juif avec la terre est de nature théologique. Comment pouvons-nous articuler ces deux éléments ?

Il ne faut certes pas mélanger le politique et le théologique, mais comme l’a rappelé Jean-Paul II, “L’alliance n’a jamais été révoquée.” Et la Terre est bien un élément de cette alliance ! Dans notre rapport au judaïsme, nous devons considérer les juifs “comme ils se définissent et non pas comme nous voudrions qu’ils soient.” C’est essentiel dans toute rencontre. Or le juif se définit dans son rapport à la terre, et nous devons prendre cela en compte. Mais il est certain qu’aujourd’hui se pose un problème de justice et que le lien avec cette terre peut être vécu de manières différentes.(2)

(2). Cf déclaration de l’épiscopat français de 1973

Quel regard les juifs israéliens portent-ils sur ces questions aujourd’hui ?

C’est assez simple. Pour le monde juif, et pour les Israéliens encore plus, le christianisme se résume à trois choses : la croisade, l’inquisition et la Shoah. En Terre sainte, le monde chrétien leur est largement étranger. Ils vont donc raisonner avec les clichés traditionnels qui leur ont été transmis.

Il faut être honnête, les juifs reviennent de 2000 ans de traumatisme et vivent toujours dans la peur d’être détruits. Il faut que les chrétiens arrivent à intégrer cela, même si ça peut nous paraître illogique ou irrationnel. Il faut donc d’abord comprendre la façon dont les juifs nous perçoivent.

 

Fiche d’identité : Louis-Marie Coudray

Frère Louis-Marie Coudray, moine bénédictin olivétain, a rejoint Abou Gosh en 1980.

Après 35 ans passés en Terre sainte, il a été appelé par la conférence épiscopale de France à la direction du Service national pour les relations avec le judaïsme. Responsabilité qu’il a exercée trois ans.

En 2019, suite au décès du père abbé Charles d’Abou Gosh, il rentre en Israël pour venir renforcer la communauté.

Le 1er juillet 2019, il est nommé par le Saint-Siège consulteur pour la Commission pour les relations avec le judaïsme, une structure rattachée au Conseil pontifical pour la Promotion de l’Unité des chrétiens.

Dernière mise à jour: 01/03/2024 13:38

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