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InterFaith Tour : “S’il n’y a pas de justice, l’inter-religieux ne suffit pas à la paix”

Propos recueillis par Cécile Lemoine
20 mai 2022
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InterFaith Tour : “S’il n’y a pas de justice, l’inter-religieux ne suffit pas à la paix”
De gauche à droite, Radia, Maud, Floriane et Marie, les quatre membres de l'InterFaith Tour n°5 ©DR

Elles sont quatre, chrétienne, juive, musulmane et agnostique, et elles sillonnent le monde 10 mois durant pour étudier, documenter et promouvoir des initiatives interreligieuses. De passage à Jérusalem au mois d’avril, la cinquième équipe de l’InterFaith Tour s'est livrée sur ce qu’elle a appris, vécu et observé au cours de ses 6 premiers mois de voyage.


InterFaith Tour est un programme de tour du monde des initiatives interreligieuses et interconvictionnelles créé en 2012. Organisé et mené tous les deux ans par 4 jeunes de convictions différentes, il permet de faire connaître et de connecter des projets innovants qui utilisent l’interreligieux comme un outil pour créer du lien et construire la paix partout dans le monde. Rencontre avec Maud et Floriane, deux des quatre membres de la 5e édition du programme, lors de leur passage à Jérusalem.


Qu’est ce qui vous amène à Jérusalem ?

Maud – Notre objectif, avec ce tour du monde, c’est de documenter les initiatives qui utilisent l’interreligieux comme un outil pour la paix. Nous sommes la cinquième équipe à partir dans le cadre de l’InterFaith Tour et si nous essayons de varier les pays d’une édition à une autre, le passage à Jérusalem fait partie de tous les voyages. 

Floriane – Nous sommes arrivées en Israël/Palestine avec trois questions, liées aux thématiques d’étude qui structurent ce voyage : quel rôle ont les femmes dans les initiatives interreligieuses, comment la mémoire et l’histoire sont enseignées, et comment la mixité se concrétise dans des espaces ségrégués. On essaye de rencontrer des associations et des organisations qui nous aident à répondre à ces interrogations

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Au regard de ce que vous avez vu dans les pays précédents, comment décririez-vous le paysage associatif interreligieux en Israël/Palestine ?

Maud – C’est un des pays les plus riches en matière d’initiatives de paix, mais le terrain est complexe. L’histoire du conflit est beaucoup plus longue que dans les autres pays qu’on a pu étudier. On se rend compte que si l’interreligieux est un outil pratique et positif dans plein de situations, ici, il peut parfois être mal utilisé. Justement parce que c’est un outil et que tu peux en faire ce que tu veux. Chacune des organisations qu’on a rencontrées a sa propre vision de la solution au conflit. 

Floriane – À partir du moment où il n’y a pas de justice, l’interreligieux ne suffit pas. On peut se parler entre plusieurs religions, mais si à la base on n’a pas les mêmes droits, le processus a ses limites. C’est encore plus vrai en Israël/Palestine, où les couches de religieux et de politiques se superposent et s’entremêlent, rendant très compliqué le discernement d’un semblant de solution. Ce qui nous a en revanche frappé, c’est l’espérance de nos interlocuteurs. Le mot “espoir” est beaucoup revenu lors de nos entretiens.

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Vous écrivez un guide de 100 bonnes pratiques. En avez-vous repéré ici ?

Maud – À Lod par exemple, on a rencontré une femme qui se bat pour construire une projet immobilier dans l’un des quartiers les plus défavorisés de cette ville israélienne dite “mixte” qui a connu des tensions en mai 2021. Son idée, c’est un quartier accessible aux populations juives et arabes locales, qui ne se gentrifie pas. Sa vision de la réconciliation passe par les politiques publiques et l’urbanisme. Mais on peut aussi œuvrer à plus petite échelle. Toujours dans la même ville, l’Abraham Initiative est allée en amont du conflit en faisant du lobby auprès de la mairie pour qu’elle interdise les marches des drapeaux israéliennes dans les quartiers arabes. Écrire au maire, ça fait partie de ces bonnes pratiques. On peut aussi créer des espaces neutres ou aux frontières pour faciliter les rencontres. Comme le Feel Beit à Jérusalem, un endroit qui veut favoriser la rencontre entre Israéliens et Palestinien à travers la culture et la musique.

Qu’est ce qui, selon vous, fait que le dialogue interreligieux fonctionne ou pas ?

Floriane – Les initiatives qui fonctionnent le mieux sont celles qui partent du local, du besoin des habitants. Celles aussi qui font du plaidoyer, qui militent auprès des gouvernements pour faire changer les lois. Il faut du tangible, du concret. Pas plaquer de grandes théories sur certaines réalités.

Maud – Et en même temps, il y a des associations qui s’inspirent d’idéologie et de théorie pour structurer leurs actions, sans que ça prenne le dessus. C’est intéressant de constater la variété des approches : certaines associations vont avoir un ancrage politique très fort (Standing Together, Zochrot) et être plus petites, d’autres vont essayer de recruter plus large en étant moins politiques. Quand on crée une association, il faut bien voir, au départ, ce qu’on a envie de faire avec. 

Rivka Cohen, de l’association Lissan, répond aux questions de l’InterFaith Tour. Son organisation tente de réduire le fossé entre Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest en soutenant les femmes de Jérusalem-Est à travers l’apprentissage de l’hébreu ©DR

Qu’est ce qui ne marche pas ?

Maud – Il y a des associations qui veulent faire de la réconciliation entre Palestiniens et Israéliens en une journée, ou le temps d’une sortie au désert. Mais ça se passe sur le temps long. A Bethléem, on a rencontré deux organisations qui nous disaient que l’amitié entre Israéliens et Palestiniens, c’était bien sur le papier, mais que ça ne résoudrait pas le conflit. Parfois le dialogue interreligieux n’est pas suffisant. Ici, on en vient même à se demander si ça a un intérêt systémique, si ça peut vraiment changer les choses. 

Floriane – C’est un outil qui facilite avant tout la rencontre et le dialogue. Mais pour régler les problèmes…

Maud – Ce qui est le plus fort, ce sont ces plateformes qui font de la lutte sociale avec des gens de différentes religions. Une des initiatives qui m’a coupé le souffle, c’était à Los Angeles. Une association qui depuis 10 ans, organise des rencontres hebdomadaires où une thématique liée à la défense des droits de l’homme et à la lutte contre le complexe militaro-industriel est discutée pendant un mois. Au bout d’un mois d’étude, de rencontres avec des experts, de discussions collectives sur la place de la religion, ils organisent une action de plaidoyer : désobéissance civile, lobby auprès d’hommes politiques… Ils se battent ensemble pour le bien commun. 

Floriane – Il y a pile le bon l’équilibre entre l’aspect théorique, intellectuel, et l’action.

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La femme a-t-elle sa place dans le processus de paix Israélo-Palestinien ?

Floriane – Oui. Nous sommes très heureuses de constater le nombre d’organisations créées par et pour des femmes. Lors de nos entretiens, il y a une réflexion qui est cependant beaucoup revenue et qui nous interroge. Beaucoup de gens nous disent que les femmes ont toute leur place parce qu’elles savent écouter, qu’elles sont plus empathiques… Mais est-ce que ce n’est pas essentialisant ?

Maud – Ce discours réduit la femme à sa seule capacité d’écoute. La femme fait la paix autrement parce qu’elle a été éduquée autrement. 

La Terre Sainte est complexe. Vous êtes de confessions et de milieux différents, vous êtes-vous préparées avant d’arriver ?

Floriane – Oui, et différemment par rapport aux autres pays où l’une de nous prépare habituellement un topo pour qu’on parle avec les mêmes bases. Là, on a organisé des rencontres vidéos avec deux personnes ayant un attachement fort à la région et des points de vue différents, pour bien saisir tous les enjeux. On a aussi eu un temps de facilitation en équipe avec un spécialiste pour faire un point sur nos peurs, nos biais…

Maud – Les autres équipes nous avaient alertées sur le fait que le passage à Jérusalem pouvait être source de conflits, notamment à cause de la tension de l’endroit et du fait que chacun est renvoyé à son identité.

C’est ce que vous ressentez ici, ce rapprochement à votre identité ou votre confession ?

Floriane – Le fait d’être agnostique c’est souvent un sujet partout dans le monde. Ici on me challenge peut-être un peu plus.

Maud – Je suis juive et bien que j’ai un attachement à Israël, je ne suis pas Israélienne. Beaucoup de gens confondent les deux. Et en même temps j’ai découvert un lien que je ne peux pas nier. Ça me questionne aussi sur mon rôle de juive vivant en dehors d’Israël, sur mon identité. C’est aussi frappant de constater la sérénité de certaines personnes par rapport à leur judaïsme. 

Qu’est ce qui vous a motivé à partir ?

Floriane – C’est la continuité de mon engagement avec Coexister, auprès de personnes qui sont convaincues qu’on peut faire une expérience positive de la diversité. Documenter l’interreligieux c’est passionnant, mais c’est encore plus fort quand on l’expérimente 24h/24 dans notre petit groupe de quatre.

Maud – Je me suis engagée dans l’association Coexister à l’âge de 16 ans, par curiosité. La force de ce mouvement de jeunesse c’est qu’il ancre dans l’exemple une réalité du fait religieux qui est souvent déformée par les médias et les politiques. L’InterFaith Tour c’est un apprentissage en accéléré : pouvoir rencontrer et discuter avec autant de gens est une vraie chance… Je ne vais plus jamais faire du tourisme de la même manière !


Quatre jeunes, un tour du monde
  • Floriane : 28 ans, coiffeuse/perruquière pour le cinéma et le spectacle, agnostique
  • Marie : 35 ans, opticienne avant de travailler six ans pour l’association Coexister, catholique
  • Radia : 30 ans, formée à Sciences Po et présidente de Coexister pendant 6 ans, musulmane
  • Maud : 23 ans, étudiante à l’ENS Lyon en sociologie, juive

En tout, les 4 jeunes femmes se rendront dans 13 pays : Allemagne, Brésil, Mexique, Etats-Unis, Afrique du Sud, Maurice, Ouganda, Rwanda, Israël/Palestine, Turquie, Algérie, Australie, Nouvelle-Calédonie. Des choix guidés par 2 thématiques qui viendront structurer un rapport d’étude à l’issue du voyage : le rôle des femmes, et celui des spiritualités autochtones dans les processus de paix et de dialogue interreligieux.

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