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Mustafa Barghouti: ni Fatah, ni Hamas, mais le rêve d’une Palestine résistante et pacifique

Mélinée Le Priol
26 mai 2015
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Médecin palestinien épris de démocratie, Mustafa Barghouti rêve d’incarner une alternative non-violente au Fatah et au Hamas. Portrait.


Trônant dans son vaste bureau encombré de livres et de dossiers, ce grand homme à la silhouette fine pourrait être pris pour le maire de Jérusalem. Une immense photo de la “trois fois sainte”, baignant dans une lumière crépusculaire et reconnaissable entre mille à son dôme d’or, est accrochée au mur, juste derrière son fauteuil. Paysage incongru surgi d’une fenêtre imaginaire.

Nous ne sommes pas à Jérusalem mais à Ramallah, en Cisjordanie, à 18 km au nord, et – faut-il encore le rappeler ? – de l’autre côté d’un sinistre mur de béton. Le sexagénaire palestinien n’a pas pour autant oublié la ville qui l’a vu naître en 1954, d’un père ingénieur et d’une mère au foyer, dans une grande famille de militants – son cousin Marouane, activiste emprisonné depuis douze ans, est la coqueluche de nombreux Palestiniens.

“C’est aussi à Jérusalem que j’ai pratiqué la médecine pendant quinze ans, se rappelle l’homme politique, posant sur l’image un regard tendre. Je continue de m’y rendre parfois, même s’ils m’ont formellement interdit d’y retourner.” “Ils”, ce sont les autorités israéliennes. Un pronom énigmatique pour désigner le combat d’une vie.

“Le monde entier sur mes épaules”

Ce combat prend racine dans le traumatique souvenir de la guerre des Six jours. “En 1967, j’avais 13 ans, raconte l’homme aux cheveux aujourd’hui presque blancs et au regard doux. Malgré mon jeune âge, j’ai voulu faire du bénévolat avec les scouts : on avait reçu une éducation aux premiers secours pour aller auprès des blessés. Et là, j’ai vu la guerre.” Conscient de l’impuissance des armées arabes face à la supériorité militaire de Tsahal, le jeune Mustafa a alors l’impression que “le monde entier repose sur (ses) épaules”. Ce sens aigu de la responsabilité, il aura passé sa vie adulte à l’exercer, revêtant tour à tour l’habit du médecin et celui de l’homme politique.

Plus d’une fois, les deux passions de sa vie se sont entremêlées. Lors de ses études de médecine en Union soviétique, au milieu des années 1970, le jeune Mustafa découvre, émerveillé, un idéal de gauche qui se moque des frontières. “On était tous socialistes, peu importait notre origine, s’emballe l’ancien syndicaliste étudiant, qui a longtemps adhéré au Parti du peuple palestinien (équivalent du parti communiste). Ce qu’on voulait, c’était combattre l’oppression.”

Que celle-ci se manifeste dans la dictature chilienne, la ségrégation raciale aux États-Unis, ou l’occupation israélienne en Terre Sainte. D’ailleurs, Mustafa Barghouti en est convaincu : même s’il n’avait pas été Palestinien, il se serait investi dans la défense de cette cause. “Ce n’est pas une question de nationalité, c’est une question d’injustice”, renchérit-il avec une certaine emphase.

La plus grosse ONG de Palestine

En 1979, de retour en Palestine, lui et d’autres jeunes médecins fondent la Palestinian medical relief society. Il est urgent, estiment-ils, d’apporter des soins de base à une population qui en manque cruellement. Mustafa Barghouti avait d’abord choisi la neurochirurgie pour finalement s’orienter vers la médecine interne, qui lui semble offrir un spectre plus large. Il la pratique à l’hôpital al-Mukassed de Jérusalem, ainsi qu’au sein de sa Palestinian medical relief society, dont il est aujourd’hui le président, bien que toujours bénévole. “Je n’ai jamais touché un penny pour mon travail dans cette ONG”, insiste-t-il.

Avec ses 400 salariés et ses 1,5 million de patients annuels, c’est aujourd’hui l’une des plus importantes de Palestine. Elle n’a pourtant été reconnue par Israël que plus de vingt ans après sa création. Dans l’intervalle, Mustafa Barghouti et ses collègues continuaient, dans l’illégalité, de prodiguer des soins à des patients toujours plus nombreux. L’idée d’une “résistance civile” germe alors dans l’esprit du jeune médecin, inspiré par Mahatma Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela. Sous la blouse blanche mûrit un projet politique, qui n’attend qu’un événement historique pour se concrétiser.

Cet événement, c’est Oslo. Signés par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et l’État d’Israël en 1993, ces accords de paix sont applaudis par les observateurs du monde entier. De son côté, et de concert avec la plupart des autres membres de la conférence de Madrid de 1991, qui devait mettre fin à la première Intifada, Mustafa Barghouti égrène les qualificatifs d’un ton maussade : “un piège, une erreur”, et même “notre désastre”. Quelle bêtise, selon lui, de signer un texte n’exigeant pas le gel de la colonisation israélienne… En vingt ans, le nombre de colons dans les territoires occupés a en effet été multiplié par quatre.

Surtout, Oslo a donné naissance, en 1996, à un enfant désiré mais chétif et perpétuellement malade : l’Autorité palestinienne. “La création de l’Autorité a donné aux Palestiniens l’impression que, puisque l’on avait de nouvelles institutions, la lutte était finie, déplore Mustafa Barghouti. Au lieu de les mobiliser, elle les a démobilisés.” Les structures gouvernementales mises en place manquent selon lui de substance démocratique et sont, dès lors, insuffisantes à bâtir une nation. L’homme a beau être membre du Conseil législatif palestinien, le Parlement de l’Autorité, depuis les premières élections en 1996, il en déplore l’impuissance. “Barghouti a choisi de jouer le jeu des institutions palestiniennes, même s’il les juge obsolètes et inadaptées”, observe François Ceccaldi, doctorant français spécialiste de l’OLP.

Troisième voie?

Les années passent, et la politique palestinienne continue de consterner le médecin arabe. La “majorité silencieuse” des Palestiniens ne se reconnaît selon lui ni dans le Fatah, ni dans le Hamas, qu’il estime gangrenés par les mêmes travers – le népotisme et le clientélisme. Le 17 juin 2002, son projet de “résistance pacifique de masse” prend enfin corps en Al-Mubadara, l’Initiative nationale palestinienne, dont il espère faire une troisième voie incontournable. Co-fondée avec entre autres Haidar Abdel-Shafi, médecin de Gaza, Ibrahim Dakkak, architecte de Jérusalem, et Edward Saïd, intellectuel mondialement reconnu mais décédé en 2003, cette organisation prône une lutte déterminée mais pacifique contre l’occupation israélienne. Sa revendication phare, c’est l’extension du boycott des produits israéliens. “Un boycott total permettrait de faire pression sur Israël tout en encourageant l’économie locale palestinienne”, débite Mustafa Barghouti sur le ton d’un politicien en campagne.

Mais les Palestiniens croient-ils encore aux vertus de la non-violence et de la négociation ? Non, tranchent la plupart des spécialistes. Cela expliquerait pourquoi, depuis son bon score à l’élection présidentielle de 2005 – il était arrivé deuxième, derrière l’actuel président Mahmoud Abbas –, Mustafa Barghouti peine à soulever les foules. “Il n’est pas crédible, car il vient de l’élite, note un analyste palestinien qui le connaît bien. Il a beau être honnête et pas corrompu, les gens lui reprochent de se montrer dans les cortèges de manifestants uniquement pour y être surpris par les caméras.” Si des élections avaient lieu aujourd’hui en Cisjordanie, le Hamas aurait, rappelons-le, de grandes chances de les emporter.

Compter sur soi-même

A l’échelle internationale, toutefois, Mustafa Barghouti est très apprécié. Loué par les Occidentaux comme un interlocuteur fiable et pragmatique, il plaît également aux mouvements pacifistes israéliens, pour ses appels répétés à la non-violence. En 2010 il a reçu la Légion d’honneur des mains de Bernard Kouchner. Beaucoup d’observateurs aimeraient le voir succéder à Mahmoud Abbas, octogénaire, à la tête de l’Autorité palestinienne.

Ces derniers mois, l’activiste palestinien a été de désillusions en désillusions. Le gouvernement d’union nationale formé en juin 2014 n’a pas tenu ses promesses de réconciliation entre Fatah et Hamas. L’été dernier, enfin, il y a eu la guerre à Gaza, où l’homme s’est rendu en tant que médecin et homme politique. “A ce jour, c’est l’expérience la plus douloureuse de ma vie, même devant les Six jours, commente gravement Mustafa Barghouti. J’ai pris conscience que les Palestiniens ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et doivent cesser d’attendre de l’aide venue de l’extérieur.” Mais sont-ils seulement capables de mettre en place ce système d’autosuffisance ? “J’y travaille, en tout cas”, répond le médecin sans hésiter.

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